Le Chant des Montées

(Deuxième Partie)


Schéma d’organisation des Psaumes des Montées
(rappel)

120  121 ]
122 ]
123 ]
124 ]
 ( 125 )
 ( 126 )
 127   128 ) 
129 ) 
130 ]
131 ]
132 ]
133 ]
 134



Le cycle Secondaire (Ps 130-133)

Le second cycle s’ouvre dans la même forme de dialogue que le premier, avec les deux premiers Psaumes 130 et 131, : au « je » du pèlerin qui prie répond le « tu » de la communauté qui poursuit son enseignement. Cependant, le psaume d’entrée, qui comporte dans les deux cas huit versets (autre repère pour apparier 130 à 121), voit les proportions s’inverser : la prière domine devant la brève leçon des deux derniers versets du Ps 130, alors que la leçon l’emportait sur la prière des deux premiers versets du Ps 121. Les leçons s’abrègent, le pèlerin progresse. Dans la prière. Conscient de ses insuffisances, de son éloignement du ciel, il invoque le pardon de Yhwh, il appelle, il espère être entendu, mais sans chercher à s’annexer les secours de Yhwh comme en 121, 2. Davantage : conscient du risque d’idolâtrie du Nom, par trois fois il prie Adonaï et non pas « Yhwh ». Minuscule détail mais d’une grande importance, car le mot adonaï, « mon seigneur », signifie que je choisis librement celui à qui je m’adresse pour lui dire : “ Je t’écoute. Sois mon juge, guide-moi. Dis-moi ce que je dois faire ”. Cette adresse signifie que j’ai renoncé à révérer un Dieu menaçant dont on peut craindre les sanctions, que je ne cherche plus à honorer ou à flatter un pouvoir inconnu pour m’en attirer les faveurs. La recherche contrainte et intéressée cède la place au mouvement gratuit du cœur qui répond à un appel.

Brève réponse à cette longue prière dans les deux derniers versets du Ps 130 : « Mets ton attente en Yhwh… ». Pourquoi cette réponse ? Parce que la prière, après avoir évité l’écueil de la recherche d’un « Yhwh-objet » qui vous tire d’affaire, glisse insensiblement vers la recherche des biens que Dieu procure. Le psalmiste déclare attendre une parole de Yhwh : son désir est tendu vers une manifestation divine (130, 5). Déjà, au premier cycle, cette recherche des biens était sensible : l’homme envisageait avec joie sa présence future en la maison de Yhwh (Ps 122 ,1) et partait pour atteindre cet objectif (verset 9). C’est Dieu qu’il faut chercher, le maître de maison. Pas son whisky ou ses petits fours… Mais Seigneur, qui donc es-tu ? où te chercher ? Réponse brève mais forte. « Mets ton attente en Yhwh », non pas pour quelque chose mais parce que en Yhwh est la bonté (130, 7), quand bien même tu ne sais pas encore en quoi consiste cette bonté pour toi. L’important est le mouvement du cœur, et pour bannir l’intérêt, il n’est rien d’autre que l’écoute obéissante. Le conseil Parce que Yhwh est bonté renvoie le pèlerin à la Torah (Exode 34, 6), et cette façon de l’appeler “ Israël ” le recentre à nouveau sur l’héritage spirituel de David déjà si fortement visé au premier cycle (Ps 122). Voyez alors comment le maître éclaire son disciple en l’invitant à entrer dans l’identité d’Israël : la libération (que tu cherches) viendra par Yhwh, qui la fait croître, et lui libérera Israël, c’est-à-dire toi, oui, mais toi par et dans la communauté.

Au Ps 131, nous voyons le psalmiste protester de sa bonne foi : il ne cherche rien d’extraordinaire, aucune merveille ! Ce n’est pas lui qui envie ceux dont “ les pieds se sont tenus dans les murs de Jérusalem ” (122, 2), ou qui guette une manifestation surnaturelle. Non, il n’a pas d’ambition, il n’est pas orgueilleux : il suit parfaitement la règle de vie d’Israël. Aussi, devant cette absence de résultat, pour manifester son étonnement de n’être pas encore en contemplation de la face divine, il proteste de son humilité (verset 2a). Il se dit frustré par le silence de Dieu ! Comprenez notre pèlerin : il est dans la situation ambiguë du sevrage. Pourquoi, dit-il, les plus hautes nourritures spirituelles me sont-elles encore refusées, alors que j’ai renoncé à tout ce qui me faisait vivre jusqu’ici ? La réponse est encore celle du psaume pécédent : Mets ton attente en Yhwh, et non dans les biens qui viennent de lui. Tu exiges un résultat, tu cherches une efficacité, tu revendiques comme le léopard qui rugit ! Tu dois plutôt te comporter « Comme le Lion », qui se réjouit, comblé par ce qu’il a déjà reçu. Cette réponse est un nouveau recentrage sur la spiritualité d’Israël que Juda, puis David, Lion de Juda, ont reçue en héritage. L’héritage d’Israël est ton guide dès maintenant et jusqu’au temps secret, comme il a été dit au cycle Primaire : si tu abandonnes cette voie, comment Yhwh pourrait-il « garder ta vie, ta sortie et ton entrée jusqu’au temps secret » ? (Ps 121, 7-8).

Où est-il, mon Dieu ?

Les deux premiers psaumes du cycle Secondaire ont invité le pèlerin à constamment approfondir sa méditation sur la question : « Qui est mon Dieu ? » ; les deux derniers vont l’amener à cette autre question : « Où est mon Dieu ? ». Et dans ce second cycle, comme dans le premier, la seconde partie revêt une forme plus concrète, plus pratique. Nous avions vécu avec lui les premiers pas du pèlerin dans sa communauté ; nous allons maintenant vivre les premiers pas de la communauté ayant intégré le pèlerin en son sein.

Au Ps 132, le dialogue semble se poursuivre comme au cycle Primaire. Mais ce dialogue, désormais, n’est plus entre maître et disciple : il est dialogue d’hommes libérés au sein de leur unité. Un débat s’instaure, interne à la communauté, et qui porte sur le lieu de résidence de Yhwh. Ce lieu est d’abord compris comme le temple que David avait fait vœu de construire pour Yhwh (versets 1 à 5), temple construit plus tard par Salomon ; puis il se déplace en Éphrata, qui est Bethléem (versets 6 et 7), et qui est aussi le lieu des origines de David et de son onction par Yhwh ; il aboutit enfin en Sion (versets 13 à 18), cité de David, résidence de l’arche d’alliance de Yhwh jusqu’au jour de son transfert par Salomon, dans le temple qu’il a fait construire selon le vœu de son père David. La référence, on le voit, est toujours David, roi de l’unité d’Israël. Et c’est bien l’unité d’Israël qui est en jeu dans ce débat, au moment de l’intégration du pèlerin venu d’ailleurs, et qui demande où réside Yhwh. C’est encore à l’esprit de David que la communauté se réfère pour débattre de sa réponse. À David, chef spirituel de tout Israël, dont la communauté est une cellule, un membre vivant ; elle s’adressse à son messie, oint de Yhwh, son adonaï, son « seigneur », pour la guider vers la connaissance et la vérité : « Où réside Yhwh ? ».

La troisième évocation du lieu de Yhwh en Sion semble fixer le choix de cette recherche géographique : ni le temple, résidence visible, peut-être trop visible, ni le lieu de la naissance physique et spirituelle du messie, mais une montagne, symbole éternel invoqué trois fois dans ces psaumes (121, 1 - 125, 1 et 2), celle de Sion, dont le nom vient à sept reprises dans ces quinze chants — mais une fois seulement en tant que mont de Sion (125, 1). Pourtant, cette conclusion, si c’en est une, n’est pas venue sans la prière de la communauté, qui s’exprime aux versets 8, 9 et 10. Après avoir hésité entre le Temple et le berceau de David, la communauté demande à Yhwh lui-même de se prononcer. Sa prière implore son Seigneur : « à cause de David, tu ne repousseras pas la face de ton messie ». Qui donc est ce messie ? Non plus David, aujourd’hui, mais Israël dont il est le chef spirituel pour l’éternité, c’est-à-dire, en cet instant, la communauté qui prie. La réponse à sa prière lui est en effet donnée par cette même communauté d’Israël — une autre voix, au sein de la même unité — qui cite la Torah, la Parole divine que le peuple d’Israël a pour mission de transmettre.

En première lecture, cette réponse à sa prière a de quoi surprendre Israël. La communauté demande où réside Yhwh, et Yhwh répond que les fils de David hériteront de son trône ! (verset 11). La prière a-t-elle été bien entendue ? Oui, lisons toute la réponse : il s’agit des héritiers spirituels de David, puisque la promesse ne vaut que pour des « fils qui gardent mon alliance et mon témoignage » (verset 12). C’est donc, en cet instant, la communauté en prière qui devient elle-même cet héritier spirituel, c’est elle qui siège sur le trône de David, c’est de sa bouche que sort la parole divine qui nourrit le peuple d’Israël et qui désigne le mont Sion comme résidence de Yhwh.

Sion, cité spirituelle de David

Un mot, pourtant, le tout premier dans la parole de Yhwh, suscite notre étonnement : le « fruit de tes entrailles ». Simple périphrase sans doute, pour désigner les fils de David. Mais rien n’est jamais gratuit dans l’Écriture : pourquoi cette expression est-elle employée ici ? Dans la promesse évoquée, Yhwh n’emploie pas ces mots pour parler à David (1 Sam 7, 12), pas plus que l’Écriture, en aucun autre des passages où cette promesse est rappelée. D’autre part, cette expression est plutôt rare dans la Bible, sept occurrences en tout, et l’on est d’autant plus surpris d’en trouver une ici que les six autres sont toutes au Deutéronome. Elle viennent de la bouche de Moïse parlant au peuple d’Israël : « Si vous observez ces commandements , si vous les mettez en pratique, alors Yhwh ton Dieu te bénira, te multipliera, te rendra prospère ; il te comblera de biens, […] il bénira le « fruit de tes entrailles » et le fruit de ta terre, ton blé, ton moût, ton huile, tes troupeaux, […] dans le pays qu’il a promis à tes pères de te donner ». “ Si tu gardes mon alliance et mon témoignage que je t’enseigne… ” dit le Psaume. Mais oui ! c’est bien cette promesse de Yhwh à son peuple qui est rappelée ici, aux versets 11 et 12 du Ps 132 : fécondité et richesse pour tout homme qui vit au sein de la communauté à l’écoute de la voix de son Dieu.

Faut-il encore chercher où réside Yhwh ? N’est-ce pas là, au milieu de son peuple, plutôt que dans un temple ? Et n’est-ce pas ce que déjà Yhwh promettait à son peuple quand il sortait d’Égypte sous sa conduite ? Quand ils auront fait pour moi un sanctuaire, j’habiterai au milieu d’eux (Ex 25, 8). Le sanctuaire, c’est la communauté unie. Qui prie, et qui cherche dans le témoignage de ses pères « Qui ? » est son Dieu.

Et Sion ? demandera-ton. Patience, voici confirmation dans le Psaume de clôture du cycle. Le Psaume 133 chante d’abord le bonheur, la joie pour des frères, d’être unis et d’habiter ensemble. Cette communauté, est-il besoin d’insister, n’est pas n’importe quelle famille de frères et sœurs vivant avec leurs parents sous un même toit. Ces frères vivent en fraternité spirituelle : ils ont un même père, Yhwh, qui les guide, une même mère, la Torah, qui les nourrit de son lait. Ils vivent de la même onction reçue pour la première fois par le grand prêtre Aaron, frère de Moïse, onction qui descend sur eux, comme une rosée de l’Hermon, sur les monts de Sion (Ps 131, 3). Ce sont eux, membres de la communauté, qui sont « monts de Sion » ! Sion n’est pas le nom d’une colline proche de Jérusalem, car cette colline a pour nom l’Hermon, comme il est rappelé ici, en mémoire du temps qui vit naître ce nom, là-même où Moïse présenta la Torah aux fils d’Israël, […] après leur sortie d’Égypte ; de l’autre côté du Jourdain, […] sur leur territoire, […] jusqu’à la montagne de Sion qui est l’Hermon (Ex 4, 44…48) ; mais aussi en mémoire du temps où David prit possession de la place forte de Sion : c’est la cité de David (2 Sam 5, 7). Sion n’est pas la résidence de Yhwh parce que l’arche de l’alliance y séjourna avant d’entrer au temple, mais parce que Sion est le nom qui symbolise la communauté d’Israël vivant de la Torah donnée par Yhwh. Israël est fille de Sion qui la nourrit de son lait : la Torah.

Au cœur des Montées

Nous pouvons maintenant revenir vers les cinq Chants qui constituent le noyau des quinze psaumes, noyau dont le cœur est le Ps 127.

Le mot Sion, dont nous venons de souligner toute l’importance symbolique, y figure, une fois et une seule, dans chacun des quatre Psaumes 125, 126, 128 et 129. Ces quatre occurrences symétriques dans ces quatre psaumes aux titres identiques, soulignent à nouveau l’importance du symbole, présent ensuite, nous l’avons vu, en 132 et 133, et enfin, septième de ces sept occurrences, au dernier verset du dernier Chant, Ps 133. De Sion vient la bénédiction de Yhwh. Impossible d’échapper à ce signe puissant qui traverse tout : la maison de David, située en Jérusalem par le Ps 122 du premier cycle, n’est que le signe visible qui pointe sur la maison de Yhwh, sur Sion, sur la communauté d’Israël. Communauté dont les ressorts de l’unité nous apparaissent dès l’entrée dans le noyau, au Ps 125. Ceux qui mettent leur confiance en Yhwh, comme le mont Sion, ne chancelle pas. Ce verbe au singulier, dont le sujet est un pluriel, reflète l’unité de la communauté, en Sion, comme en ce passage fondateur de la Torah évoqué précédemment, qui a fait dire à Moïse : “ Si vous observez ces commandements, Yhwh ton Dieu te bénira ”. Même transformation : cette action de chacun, qui suit la voix divine, fait de ces hommes au pluriel une assemblée au singulier. Yhwh saura trier les bons des mauvais (versets 4 et 5). Yhwh conduit ainsi Israël à la Paix !

On est frappé de trouver cette même incise — Paix sur Israël ! — en même conclusion du Psaume 128, reproduisant symétriquement celle du Psaume 125. C’est une marque forte, d’abord parce que cette incise ne figure nulle part ailleurs dans la Bible ; ensuite, parce que la singularité de ces deux chants est confirmée par la présence unique du mot « Jérusalem » en chacun d’eux, mot absent partout ailleurs en dehors de sa triple présence au Ps 122. Et Jérusalem est précisément le lieu de la paix (les deux mots sont issus de la même racine). Ce rapprochement signifie donc, pour le pèlerin, Israël, l’approche imminente du lieu de son repos.

Mais pourquoi ces deux psaumes, si semblables par leur forme et par les mots clés qui les jalonnent, si appariés dans la symétrie qui les renvoie l’un à l’autre, pourquoi ces deux Chants nous entraînent-ils vers des lieux apparemment si différents ? Le premier (125) chante la maison de Yhwh en Sion, la communauté d’Israël unie dans une même vie spirituelle, tandis que le second (128) célèbre la communauté familiale, sa richesse et sa fécondité. De plus, au psaume suivant, une distinction semble se faire jour entre « ceux qui vont au-delà » (129, 8) et les autres, qui semblent ne pas y aller. Les autres ? Quels autres ? La montée vers Dieu serait-elle « à deux vitesses » ? Y aurait-il d’une part les « traversants » qui vont au-delà, et d’autre part ceux que leur insuffisance condamne au travail de leurs mains pour vivre ici-bas, qui doivent se contenter de peupler la terre, louant la fécondité féminine que Yhwh leur accorde en les bénissant, mais sans jamais espérer aller au-delà ? Ne faut-il pas que ceux-ci travaillent pour nourrir ceux-là et pour les reproduire ?

Une telle lecture, hélas, est aujourd’hui largement partagée. Elle est accréditée par le fait qu’une grande majorité de mystiques, quelle que soit leur religion, sont issus de communautés religieuses composées de célibataires. Une telle lecture est pourtant une profonde aberration. Non seulement parce que la voie mystique est loin d’être réservée au célibat (les prêtres et les Lévites qui ont écrit ces psaumes vivaient en famille, comme le décrit le Psaume 128), mais surtout parce que la recherche du sens, jusqu’au cœur du Psaume 127, va nous montrer que bien au contraire, c’est au sein même de la communauté physique où Dieu fait naître l’homme, que cette communauté, du fait même de la qualité de sa vie spirituelle, engendre des fils qui vont au-delà, reçoit en récompense le fruit de ses entrailles.

( à suivre : Troisième et dernière Partie )


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