Le Chant des Montées

(Première Partie)


Les quinze Psaumes 120 à 134, connus sous le nom de Psaumes des Montées, constituent un ensemble homogène où se révèle une forte unité, tant par la perfection des formes littéraires que par la profondeur du chemin spirituel dans lequel ce cycle nous invite à pénétrer. Cependant, longtemps considérés comme des chants que “ les pèlerins chantaient en montant vers le temple de Jérusalem ”, ces psaumes, lus au seul éclairage de cette maigre indication liturgique, ne livrent rien de leur unité. Il faut une observation exigeante des textes pour découvrir les formes différenciées qui les structurent, et dont la logique fournira une clé pour en ouvrir le sens. Muni de cette clé, le lecteur émerveillé se trouve alors devant un joyau d’une grande beauté, chef d’œuvre d’initiation à la vie mystique.

*

Des symétries à découvrir

Seuls dans tout le Psautier, ces quinze psaumes commencent tous, en titre, par deux mots, toujours les mêmes : Chant suivi de Montées, ce qui justifie de les rassembler en un recueil unique. Pourtant, de légères différences dans la liaison entre ces deux mots, ou dans la référence qui parfois complète ce titre (quatre fois David, une fois Salomon), font apparaître une organisation symétrique, en deux parties de sept psaumes disposés de part et d’autre d’un centre, le Ps 127, seul de la série signalé comme venant « De Salomon ». La référence à David ou à Salomon ne désigne pas de manière formelle l’auteur d’un psaume ; mais elle signifie, en général, qu’on a choisi et mis en forme ce texte pour la liturgie pratiquée sous le règne du roi nommé. Ici, la position unique de Salomon au centre de la série, entourée de deux doubles références à David, confère à l’ensemble sa signature, celle de l’école spirituelle de Salomon, dans la pratique de communautés religieuses qui, semble-t-il, s’appuyaient explicitement sur l’héritage de David.

La disposition symétrique autour d’un centre — une forme d’inclusion constamment employée dans la Bible hébraïque — est un guide pour l’intelligence : les éléments appariés dans la symétrie se répondent l’un à l’autre ; leur comparaison enrichit mutuellement leur sens, éclaire celui du noyau central, permettant de mieux goûter l’ensemble. Cette forme d’enseignement, faite d’enveloppes successives dont chacune voile la suivante, est très éloignée des discours linéaires qui nous sont familiers. Elle exige du lecteur qu’il s’investisse dans une recherche à laquelle répugnent nos esprits occidentaux : la suggestion nous déconcerte, son incertitude nous inquiète ; nous préférons la démonstration qui impose, l’affirmation qui rassure. Cependant, découvrir une enveloppe, en résoudre l’énigme, c’est entrer plus profondément dans le mystère, muni de l’éclairage nécessaire ; c’est progresser toujours plus avant vers l’essentiel. Au terme de son effort, en abordant librement le cœur de cet enseignement si peu magistral, le chercheur, enfin, peut accueillir la clé spirituelle de tout l’édifice, livrée par son témoin qui — alors seulement — livre en même temps son nom de Salomon, révélant sa vocation de pacifiant qui nous conduit à la paix.

Il faut donc fouiller avec soin ces structures de forme avant de tenter la moindre lecture. Pour cela, partir du cœur, du noyau, Ps 127, maître des symétries ; apercevoir que ce centre est entouré de deux fois deux psaumes dont les titres, tous quatre rigoureusement semblables, « Chant. Les montées. », forment un noyau plus consistant, une « coquille » en deux parties 125-126 et 128-129 autour de « l’amande » 127. Au-delà, en s’éloignant du centre, la symétrie semble disparaître : 124 est différent de 130, etc. ; mais en parvenant aux extrêmes, nous la retrouvons ! avec les psaumes d’entrée (120) et de sortie (134), qui tous les deux portent ce même titre « Chant. Les montées. ». Ils sont comme l’enveloppe externe du fruit, coque de même nature que le noyau, portant eux aussi le titre « standard » que portent huit de ces Chants sur l’ensemble des quinze.

Restent les deux groupes de quatre psaumes écartés dans ce survol : le premier va de l’entrée jusqu’au noyau, le second du noyau jusqu’à la sortie. Les éléments repères de ces huit pièces sont assurément les quatre textes marqués « De David ». Par rapport au noyau, ils sont symétriques en quantité (deux avant, deux après), mais ils ne sont pas symétriques en situation. Les deux groupes qui les contiennent forment donc deux séries semblables de quatre pièces, parallèles et non pas opposées. Dans chaque série, successivement : la première porte un titre unique parmi les quinze titres ; la troisième porte le titre « standard » déjà rencontré ; la seconde et la quatrième sont les Chants issus « De David ». Ces huit pièces sont donc destinées à être lues et comparées comme deux séquences de quatre ininterrompues, une séquence précédant, l’autre suivant le noyau du centre.

Une construction équilibrée

Nous pouvons alors représenter symboliquement la structure de l’ensemble de la série au moyen du numéro d’ordre du psaume auquel nous affectons l’une des quatre couleurs suivantes, en correspondance avec son titre :

— en noir : titre « standard » (Chant. Les montées.) - 8 fois
— en rouge : titre du psaume central (Chant des montées. De Salomon.) - 1 fois (Ps 127)
— en bleu : titre des psaumes « De David » (Chant des montées. De David.) - 4 fois
— en bistre : premier titre de série de quatre (Chant. Des montées) - 1 fois (Ps 121)
— en bistre : second titre de série de quatre (Chant des montées) - 1 fois (Ps 130)
ce qui donne la suite :

120 • [ 121 - 122-123-124 ] • ( 125-126 - 127 - 128-129 ) • [ 130 - 131-132-133 ] • 134

dont l’organisation et les symétries apparaissent plus clairement sous la forme suivante :

120  121 ]
122 ]
123 ]
124 ]
 ( 125 )
 ( 126 )
 127   128 ) 
129 ) 
130 ]
131 ]
132 ]
133 ]
 134

On peut décrire l’ensemble comme constitué d’un noyau central de 5 pièces, lui-même composé d’un cœur (127) inclus entre deux suites de 2 chants chacune (125.126 et 128.129) ; noyau entouré par deux cycles : cycle Primaire de 4 chants (121 à 124), cycle Secondaire de 4 chants (130 à 133) ; le tout étant précédé d’une ouverture (120) et suivi d’une conclusion (134). La construction qui découle ainsi de l’analyse des titres de ces quinze pièces, se verra confirmée par la présence, dans les textes, de certains mots ou expressions, de certains thèmes, qui en soulignent les symétries ou consolident les liens entre pièces successives d’une même série.

Nous aurons sans cesse à nous reporter à ce schéma pour lire les psaumes. C’est la clé formelle indispensable pour comprendre ce que la sagesse de Salomon, s’entourant pour cela des leçons spirituelles héritées de son père le roi David, nous livre en quinze chants : le secret de ses montées vers Dieu, le secret de son chemin mystique.

*

À grands pas, nous venons de faire le tour de la maison pour en apercevoir les formes, les grandes lignes, le dessein de son architecture. Entrons maintenant à l’intérieur, afin de découvrir chaque pièce, afin de comprendre sa fonction dans l’édifice.

L’entrée en pèlerinage

Le Psaume 120 est un point de départ, mais c’est aussi un lieu d’arrivée. C’est le vestibule d’entrée dans la maison. On y dépose sa vêture en arrivant. On y laisse l’image que l’on veut donner de soi devant autrui, on y abandonne sa langue de bois. Parce que rien de cela ne nous est utile tant que nous demeurons en cette maison qui nous accueille.

Nous ignorons tout de l’homme qui nous parle. Il témoigne devant nous, il nous fait ses confidences en priant son Dieu, qu’il appelle Yhwh. Pour des raisons que nous ignorons, mais que nous pouvons sans doute regarder comme un appel divin, quelle qu’en soit la forme, il est décidé à quitter la vie qu’il menait jusque là pour entreprendre de « parler vrai ». Il va quitter ses anciens compagnons, pour aller… vers qui ? nous ne savons pas encore. Mais le cri qu’il lance vers le ciel nous donne à penser qu’il a l’intention de revenir vers son Dieu, Yhwh, qui autrefois répondait à son cri mais reste aujourd’hui silencieux.

L’homme est arrivé au point de départ d’une aventure spirituelle. Comme Abraham, il va quitter sa maison, sa parenté, tout ce qui faisait sa vie, et faire confiance à la voix (muette ?) qui lui dit : « Va ! ». Pour tout cela, nous désignerons cet homme inconnu par le trait de sa démarche : il sera pour nous le pèlerin.

Le cycle Primaire  (Ps 121 à Ps 124)

Le premier sous-ensemble de quatre psaumes, qui constitue le corps de la première partie des Montées avant le noyau central, s’ouvre sur un simple dialogue entre le pèlerin qui engage sa démarche et la communauté qui l’accueille. En quatre psaumes, ce dialogue va le conduire du « je » qui évalue le « tu », au « nous » appelé à se reconnaître au sein de la communauté.

Ce premier parcours est celui d’un novice. Et c’est bien un novice qui nous parle, dans cette façon de réciter d’emblée la première leçon qui lui est enseignée — le soutien de l’homme est en Yhwh faisant cieux et terre —, mais de le dire à la première personne du singulier (“ mon soutien est en Yhwh ”). Il redira cette même règle d’or au dernier verset du Ps 124, à la fin du cycle Primaire, mais là, ce n’est plus « je » qui parle, c’est le « nous » de la communauté au sein de laquelle il s’enracine. Plus tard encore, à la fin de tout cet itinéraire, au dernier verset du psaume de conclusion, la communauté dans laquelle il s’est épanoui, parlant peut-être par sa bouche, invoquera encore Yhwh faisant cieux et terre, mais pour s’adresser alors à un autre homme, hors communauté, peut-être à un partant, peut-être à un nouvel arrivant ; elle lui dira « tu », intercédant en sa faveur pour obtenir la bénédiction divine dont elle est dépositaire. Devenu membre à part entière de sa communauté, le pèlerin est alors arrivé au terme de son voyage.

Cette communauté qui accueille un novice vit de la spiritualité d’Israël. C’est pourquoi elle appelle “ Israël ” celui qu’elle accueille, pour l’inviter à entrer dans la communauté, à vivre comme elle, de la même nourriture : ton gardien, le gardien d’Israël, Yhwh ton gardien (inclusion de 121, 4 entre 3 et 5). Or la spiritualité d’Israël est celle de David : nous irons à la maison de Yhwh (122, 1 et 9) par la maison de David (122, 5). Nouvelle inclusion : la position de l’expression maison de David au centre du Psaume 122, à mi-point entre le premier et le dernier verset du psaume, en fait le fil conducteur nécessaire vers la maison de Yhwh. Et la triple présence du nom de Jérusalem accompagne la triple présence du mot maison pour nous dire que la Jérusalem terrestre de David est le symbole visible de la Jérusalem céleste de Yhwh, vers laquelle la communauté est en marche, en laquelle elle s’est déjà tenue (verset 2). Ainsi le chemin du ciel passe-t-il par la communauté qui confesse Yhwh (122, 4), qui s’en remet à l’action de Yhwh faisant cieux et terre (121, 2 et 124, 8) : Yhwh son seul appui, Yhwh sa seule protection. Il ne s’agit pas ici d’une référence à Élohim, Dieu créateur des origines, mais à ce même Dieu quand il se révèle, Yhwh, acteur ici et maintenant.

Les deux premiers psaumes du cycle Primaire exposent les bases de départ : les dispositions du pèlerin, sa prière (appel à la religion, à Yhwh : 121, 1 et 2), sa joie du départ et sa ferme résolution (122, 1 et 9) ; les conseils de la communauté : Yhwh seulement, et Yhwh par David. Les deux derniers psaumes du cycle nous feront vivre avec lui les premiers pas du pèlerin. Le Ps 123 est une prière d’imploration, le Ps 124 une prière d’action de grâce. Certes, les formes en sont encore assez primaires, la prière étant celle d’un novice qui voit en Dieu un recours utilitaire pour se sortir d’un mauvais pas, et qui se réjouit de ce premier succès. Mais au-delà de ces élans touchants, un examen attentif révèle de réels progrès spirituels. C’est d’abord l’entrée dans la communauté : alors que le “ nous ” était absent des deux premiers psaumes, le “ je ” ne figure plus qu’au tout premier verset, pour les deux derniers. Plus profonde, une autre évolution se dessine entre le verset d’entrée 121, 2, et le verset conclusif 124, 8 : ce n’est plus Yhwh qui est mon soutien, c’est le nom de Yhwh qui est notre soutien. En pénétrant la communauté, l’homme commence à découvrir qu’il ne s’adresse pas à un « objet Yhwh » mais qu’il invoque, avec elle et bientôt en elle, un « nom » révélé à sa communauté. Il ne découvrira que plus tard comment ce pouvoir donné à l’homme d’invoquer Dieu est venu entre ses mains, et quelles conséquences s’ensuivent, mais déjà, le voici disposé à quitter superstition et idolâtrie pour entrer dans la prière du juste.

Entrons avec lui dans cette prière. Prière qui se développe au second cycle, parallèlement au premier, et que nous lirons avec la même clé, réservant pour plus tard de sonder le noyau, pour l’instant impénétrable à nos regards : la lecture du cycle secondaire nous fournira un précieux éclairage.

( à suivre : Deuxième Partie )


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