Le Psaume 63 nous fait pénétrer en profondeur dans la prière du juste. Bien que son titre ne soit pas très explicite, lexpression « en désert de Juda » permet de retrouver dans la Bible les circonstances qui ont inspiré cette prière à David. Les faits sont décrits au premier livre de Samuel, chapitres 20 à 26. Yhwh avait décidé de mettre un terme au règne de Saül, qui agissait mal à ses yeux. Le prophète Samuel, sur instruction divine, avait donné lonction dhuile au jeune David, ainsi promis à la royauté. Mais Saül, jaloux, sacharna contre le jeune homme, cherchant à le tuer. David dut senfuir. Avec quelques fidèles, il se réfugia dans les montagnes du désert de Zif, au sud-est dHébron, en pays de Juda. Saül et ses hommes, partis à sa recherche, ne le trouvèrent pas car Dieu ne le livra pas (1 Sam 23, 14-15). Au contraire, Dieu permit que Saül soit livré à la merci de David. Or David ne voulut pas porter la main sur le messie de Yhwh : il laissa la vie sauve à Saül. (1 Sam 26, 9-11).
Malgré un récit assez longuement détaillé, le livre de Samuel ne nous dit rien de lattitude intérieure de David « en désert de Juda ». De plus, le récit comporte quelques bizarreries dans la manière dont les faits nous sont rapportés : la scène dans laquelle David épargne la vie de Saül est décrite à deux reprises, avec des détails matériels différents, la première version au chapitre 24, la seconde au chapitre 26. Cette apparente faiblesse des textes nous invite à les lire comme un témoignage de vie spirituelle, et non comme une chronique historique. Les différences matérielles ont au contraire limmense mérite de mettre en lumière, par contraste avec les détails contingents, ce qui est nécessaire et donc significatif pour la lecture une de lensemble des deux versions. Cette lecture attentive, jointe à la méditation des textes et à la prière du psaume, permet de goûter la leçon spirituelle du désert de Juda.
David a reçu lonction divine. Il sait que Dieu laime, et quun jour il sera roi. Mais il sait aussi que Dieu éprouve ceux quil aime, que toute montée spirituelle commence par lépreuve de ladversité, par une traversée du désert comme en ont connue les fils dIsraël avec Moïse. Épreuve nécessaire dans laquelle lhomme apprend à ne sattacher à rien, à ne compter que sur son Seigneur, pour sa subsistance, pour sa sécurité. Épreuve de la foi. Épreuve voulue par Dieu : cest bien Saül qui poursuit David, mais le roi jaloux est animé par un esprit mauvais venu de Yhwh (1 Sam 19, 9) qui fait de lui linstrument divin. Pourtant, la foi de David nest pas ébranlée. Se sachant aimé, il est sûr dêtre protégé par le Ciel.
Or voici quau plus fort de cette épreuve, Saül est livré à David. Non par inadvertance, mais livré par Dieu lui-même. Ce sont ses compagnons qui le lui rappellent, de manière très opportune :
Cest aujourdhui le jour dont Yhwh ta dit : « Voici que je vais livrer ton ennemi en ta main ; tu feras de lui ce que tu jugeras bon à tes yeux. »
(1 S 24, 5)
Abishaï dit à David : « Dieu te livre, aujourdhui, ton ennemi en ta main. Laisse-moi labattre dun seul coup de lance et le clouer en terre ; je ne my reprendrai pas à deux fois ! »
(1 S 26, 8)
Lennemi, persécuteur de linnocent, est là, à la merci de sa victime. Lentourage de David est prêt à agir : il suffit de laisser faire. Ne sommes-nous pas en légitime défense ? Dieu na-t-il pas implicitement donné son accord en disant « agis selon ce qui te semble bon » ? On a du mal à comprendre : Pourquoi David na-t-il pas cru « bon » dacquiescer à la proposition de son entourage ? Pourquoi épargne-t-il Saül ?
Légitime défense ! Tentation de faire soi-même justice. Qui peut résister à un tel appel de la chair, à un instinct aussi puissant ? Personne. Sauf un messie, peut-être, choisi, aimé, spécialement protégé de Dieu. Personne, pensons-nous, en tous cas pas moi. Sauf à croire, avec une foi assez forte, que je puis compter sur mon Seigneur pour me protéger, mieux que sur mes propres forces. Cétait la leçon de foi dAbraham : Naie pas peur ! dit Dieu, cest moi ton protecteur ! (Gn 15, 1). Cest cette leçon quont refusée les fils dIsraël au désert du Sinaï, provoquant sans cesse Yhwh (Ps 95, 10). Cest cette leçon que David reçoit, ici, au désert de Juda. Car dans cette tentation, plus éprouvante que lépreuve, Dieu nest pas absent malgré les apparences. Où est-il ? Où est la vérité de Dieu ? Dans sa parole, proche de celui qui le cherche, proche du fils dIsraël qui rumine la Torah jour et nuit. Elle est venue en aide à David : une parole pour lui. Lange de Yhwh a gardé son pied du faux pas (Ps 91, 12b et Ps 121, 3) : « Tu ne porteras pas la main sur celui qui a reçu lonction de Yhwh » (24, 7.11 et 26, 9.11).
En épargnant Saül, David a aimé, plus que sa propre vie, celui qui sétait fait son ennemi. Il vient de remporter la victoire, victoire sur la peur dêtre abandonné de Dieu. Victoire de la foi.
Mais cette victoire de lesprit sur la chair en vérité, la victoire de Dieu nest pas venue par hasard. Elle est le fruit dune vie de prière. David nest pas protégé de manière automatique. Car Dieu ne simpose pas. Dieu ne se livre pas sans être désiré. Il faut rechercher son Dieu : De toi se languit ma chair . La chair, on sen souvient, dépasse largement notre seul corps, pour englober toute notre psychologie. Et cest bien là, au plus subtil de la chair, que David éprouve ce « manque deau », dans lattente de rencontrer son Seigneur : Je te cherche dès laurore. Mon âme a soif de toi ! . Dieu ne se donne quà celui qui le cherche, à celui qui a soif de cette eau venue du Ciel.
Et cest précisément là, au cœur de cette soif, de cette épreuve en terre de sécheresse , au désert de Juda , que dans la sainteté David a contemplé Dieu, ta puissance et ta gloire (verset 3). Aussi ses lèvres veulent-elles chanter louange, parce que, dit-il, ta bonté est meilleure que la vie . Il sait de quoi il parle, car il risque sa vie à chaque instant devant lacharnement de Saül, et voici quil reçoit non seulement cette vie sauve, du Dieu maître de la vie qui ne le livre pas , mais encore toutes grâces venues de sa bonté : comme de crème et dopulence, mon âme se rassasie (verset 6).
Encore une fois, tout cela ne vient pas automatiquement. Il faut le demander. Dire à Dieu mon âme a soif de toi est déjà prière ; tendre les mains en ton nom exprime une nouvelle quête. Alors, comment Dieu, qui trouve ses délices dans la vie du juste, pourrait-il oublier de combler celui-ci, qui maintenant chante sa joie en rendant grâce sur des lèvres dallégresse ? Joie de David ! Joie dêtre aimé, dêtre conduit, guidé, de vivre à chaque instant sous la protection dun « tout-puissant » et si proche « allié » : Je crie de joie à lombre de tes ailes !
Mais comment Dieu guide-t-il son bien-aimé? Où David puise-t-il les instructions divines ? Il nous le dit. Dans une liturgie quotidienne. Comme tous les fils dIsraël, il fait mémoire de lœuvre de Dieu dans la Torah, sa Bible, où il rumine la Parole « aux veilles de nuit » (verset 7). Oui, David en témoigne pour nous : méditer sur les textes dans lesquels Dieu se révèle, prier, demander, rendre grâce, voilà comment lhomme se prépare chaque jour à entrer dans la sainteté céleste.
On se demande alors pourquoi une telle épreuve. David, au désert de Juda, touche à la sainteté : son attitude est parfaite, il est le fils aimant qui reçoit tout de son père, comme le Lion de Juda, il est le juste agréable à Dieu. Quel besoin, donc, de lui faire subir cette épreuve ? Dieu, qui sait tout, a-t-il besoin de « vérifier » la foi de celui qui le cherche ainsi en toute justice ? Pour les fils dIsraël, esclaves du péché, on comprend la nécessité du désert, mais pour ce juste ? Ne sommes-nous pas en plein « arbitraire » divin ?
Il est vrai que la vie de David est loin davoir été toujours aussi juste, très loin même. Cest le David pécheur qui a marqué lhistoire, bien davantage que cet instant de grâce en désert de Juda. Mais la souffrance au désert nest pas une punition pour le pécheur punition qui pour comble dabsurdité apparaîtrait ici comme une justice immanente anticipée. Certes, si Israël a souffert au désert, avec Moïse, cest en raison de sa résistance à la grâce. Mais David, lui, ne résiste pas à Dieu, au contraire, il le recherche. Cest pourquoi il est sous la protection divine ; il ne souffre pas, et il nous dit même toute sa joie dêtre aimé ainsi. En désert de Juda, David est le juste, non le pécheur. Le pécheur, cest Saül. Or Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais au contraire veut le sauver de la mort et du péché. Dieu va donc appeler David à témoigner de la sainteté divine devant Saül, afin que le pécheur se convertisse. Seul un juste peut témoigner de la sainteté de Dieu.
Il ny a donc aucun arbitraire dans le dessein divin. Dieu veut sauver Saül, obtenir sa conversion devant le témoignage de David. Et voici que le pécheur, en effet, se convertit ! Devant lattitude confiante de celui quil poursuit, voici Saül, découvrant lhorreur de sa faute et pleurant son repentir : Tu es plus juste que moi (1 S 24, 18) ; jai péché ! Reviens, mon fils David ! (1 S 26, 21). Il a vu les signes de la clémence divine que lui présente David : « Regarde ! le pan de ton manteau, que jai coupé, renonçant à prendre ta vie ! » (1 S 24, 12) ; « Regarde ! ta gourde que je tiens, et ta lance que jai prise dans ton sommeil au lieu de te clouer en terre ! » (1 S 26, 16.22). Preuves de linfinie bonté de Dieu ! Au moment même où en aimant son ennemi il témoigne de la sainteté divine, David est comme Dieu : il devient son envoyé, son prophète, son messager, son témoin.
David est appelé à régner sur le peuple de Dieu. Il faut bien voir, ici, quil ne sagit pas de gouverner une nation. Sans pour autant exclure cette manifestation visible de la royauté qui sera présente, ô combien ! au règne de David cest de direction spirituelle quil sagit, de la conduite de tout un peuple vers la sainteté de Dieu. Cest cela la seigneurie du roi : ni un privilège, ni une charge de gouvernement, mais une mission de témoignage, dexemple et de parole, que lenvoyé divin assume au seul prix de sa foi car cest toujours Dieu qui agit. À sa suite, tout homme qui reconnaît en lui lélu de Dieu et sengage sur sa parole, en sera élevé dans la vérité. Voilà ce que nous dit, dans une petite phrase dune immense portée, le douzième et dernier verset du Psaume 63.
Observons dabord que, dans ce verset, David parle du roi à la troisième personne. Il dit le roi, lui, se réjouira en Dieu , alors quon sattendrait à ce quil dise « je me réjouis en Dieu » puisquil contemple le Très Saint (verset 3). En vérité, il ne parle pas de lui-même, doublement pourrait-on dire : il parle sous linspiration divine, en tant que prophète de Dieu, et sa parole, dès lors universelle, ne porte pas sur sa propre personne car il na pas encore été intronisé, et le roi est toujours Saül mais sur la fonction royale, sur la seigneurie du roi. Cest pourquoi la proposition centrale de ce verset est tellement révélatrice. Que dit-elle ?
Tout homme qui sengage « en lui », dit le texte, en lui, non pas en la personne du roi mais en sa seigneurie sengage par le fait même dans le sacrifice qui fait de lui le roi, adhère donc ainsi par la foi au sacrifice de sa propre vie. Cet homme, qui pardonne ainsi à celui qui le persécute, en sera loué, sen trouvera de lui-même glorifié, conclut le texte. Ce qui revient à dire que, à son tour, cet homme aura touché à la sainteté, et lui aussi contemplera le Ciel, se réjouira en Dieu , et lui aussi deviendra, comme David, le « chéri » de Dieu que le mal ne peut plus atteindre. Mais comment cela se fera-t-il ?
La dernière incise du verset 12 nous dit pourquoi. Parce que les diseurs de mensonge auront la bouche close. Une lecture trop rapide peut donner limpression que ce verset 12 exprime un jugement définitif après le passage au désert de Juda : pour David, la joie de la vision divine, pour Saül, la mort qui le fera taire à jamais. Il nen est rien. De même que la première incise du verset ne concerne pas la personne de David mais la seigneurie du roi, la dernière incise ne vise pas la personne de Saül mais le comportement des rois impies. En poursuivant David innocent, Saül agissait mal. Sa parole de roi nétait plus que mensonge, et son exemple forfaiture de la seigneurie. Or, cest le sacrifice de David, témoignage de lamour divin pour ce pécheur, qui renverse la situation, entraînant la conversion de Saül et fermant ainsi sa « bouche de mensonge ». Lesprit mauvais venu de Yhwh (1 Sam 19, 9) qui incitait Saül à sacharner contre David, sest trouvé dun seul coup chassé par un esprit nouveau lui aussi venu de Yhwh.
La bouche du diseur de mensonges est maintenant close : voici que la bouche de Saül redevient bouche de vérité. Sauvé par le sacrifice de David qui confirme le pardon de Dieu et le renouvellement de son onction, Saül retrouve sa fonction de prophète et de roi. Tout homme peut donc, en cet instant, sengager en lui, se confier à sa seigneurie : il en sera glorifié. Avec la même portée universelle, cette incise nous enseigne que la parole du roi messie, prophète envoyé de Dieu, ne peut pas tromper celui qui par sa foi adhère au sacrifice parfait, ne sen remettant quà Dieu pour préserver sa vie : pour lui, quelle que soit lindignité du roi (ici Saül) qui incarne cette parole, elle sera toujours parole de vérité car la bouche de mensonge est close. Nul ne détient la vérité. La vérité passe par la foi : elle réside dans la relation avec Dieu de celui qui croit.
David en est le premier bénéficiaire. Il reconnaît en Saül lenvoyé de Dieu, puisquil refuse pour cela de porter la main sur lui, et continue de lappeler « mon père » ou « mon seigneur » (1 S 24, 9.12 et 26, 17-19), non par conformisme appris à la cour, mais comme expression de son engagement. Et le voici glorifié, en effet, ce que nous apprenons en écoutant Saül lui dire : Maintenant, je le sais, tu seras roi, et la royauté dIsraël restera en ta main (1 S 24, 21). Et il ajoute : Sois béni, mon fils David ! Tout ce que tu feras, tu le réussiras ! (1 S 26, 25) . Pour David, cette parole nest pas simple reconnaissance de Saül devant son successeur : elle est parole divine, annonce prophétique, bénédiction de Dieu. Même si Saül use de conventions de cour pour appeler David « mon fils », pour David cest Dieu qui parle, et qui linvite à embrasser la filiation divine (cf Ps 2, 12), à tout recevoir de son père du Ciel. Pour David, mais aussi pour les fils de David, pour ses fils spirituels, cest-à-dire pour tout homme qui engage sa foi en Dieu, au sacrifice de sa vie. Une médiation nouvelle est née, fondatrice du salut en éternité par la royauté du messie : cest la médiation de David, roi et seigneur du peuple de Dieu.