Commentaires sur les Psaumes 1 et 2

Deuxième Partie



Questions

Sagesse du Psaume 1 et drame du Psaume 2. Sagesse du juste, qui rumine jour et nuit dans son Livre, nourri au sein de la communauté vivant du lait de la parole divine. Drame de ces détracteurs qui jugent vaine une telle pratique, car ils n’en voient pas venir le fruit. Quand la sagesse expose sa douce philosophie, le drame explose en dialogues vifs. Qui sont ces « nations » contestataires, emmenées par des chefs impatients ? Mais aussi, qui est ce « messie » ayant pouvoir de les détruire ? Qui est Yhwh ? Est-ce lui « le Seigneur » « demeurant dans les cieux » ? Si c’est lui, pourquoi de telles périphrases ?

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Les nations. Pour beaucoup de traditions ce terme (hébreu goy) désigne les pays étrangers à Israël, surtout depuis l’ère chrétienne, qui parle de Paul « apôtre des nations ». Mais dans la Bible hébraïque Israël est aussi une nation, comme annoncé à Jacob (Gn 35, 10-11) :

… ton nom, désormais, ne sera plus Jacob : « Israël » sera ton nom. Alors [Dieu] proclama son nom, Israël. Et Dieu lui dit : c’est moi, Dieu, Él Saddaï. Fructifie et multiplie-toi. Une nation, et même une assemblée de nations, sera issue de toi, et des rois sortiront de tes reins.

Pour désigner des groupes d’hommes, dans la Bible, le mot peuple (‘am) est de loin le plus fréquent ; mais il est absent de ces deux psaumes. Pourtant, Israël est d’abord un peuple, le peuple de Dieu (Exode 3, 10 : mon peuple, les enfants d’Israël). Ce n’est que beaucoup plus tard, après l’Exode, qu’Israël deviendra une nation comme les autres, avec son premier roi, Saül. La nation, c’est le peuple structuré par une élite, des chefs, un roi : c’est le peuple devenu corps organisé. La nation est un corps, comme le dit la racine du mot goy. Or Dieu avait promis à Jacob : Je te ferai devenir une grande nation (Gn 46, 3), « grande nation » nommée précédemment une assemblée de corps. David fut le premier roi qui fit d’Israël cette grande nation unifiée, composée de territoires distincts, réunis en une même « assemblée de corps » sous l’autorité civile et religieuse du même roi et messie.

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Le messie. C’est l’homme élu par Dieu pour guider son peuple sur « la voie des bonheurs ». Il est le berger, instruit par Yhwh, qui conduit ses frères, le peuple de Dieu, jusqu’aux verts pâturages (Ps 23, 2). Il dit le droit, il juge, comme autrefois les prophètes ; il est le chef spirituel de la communauté. Mais il est aussi le roi, qui gouverne, c’est-à-dire le chef temporel de la nation. C’est le roi qui organise la nation en différents corps, et qui, pour la gouverner, donne délégation de pouvoir aux notables les plus justes. Si les corps qu’il a constitués fonctionnent mal, au détriment de la vie de la communauté, le roi n’a-t-il pas le pouvoir de les briser d’un sceptre de fer, de les mettre en miettes ?

Mais il est des corps plus pernicieux, qui se constituent d’eux-mêmes en opposition à la vie de la communauté, comme un cancer développe ses cellules pour son propre compte. Corps ligués en complot, refusant les règles de vie, ignorant les structures d’où vient l’ordre d’en haut ou les captant à leur profit. Briser ces corps ne relève plus du pouvoir temporel : que peut faire un roi ? frapper de chirurgie ? éliminer les hommes responsables ? Beaucoup l’ont fait, mais aucune ablation n’éradique un cancer : il revient. Briser ces corps relève du pouvoir spirituel et non temporel, du pouvoir de guérir qui vient du ciel, et que Dieu a remis entre les mains de son élu.

Voilà pourquoi le messie nous dit avoir reçu son pouvoir de Yhwh. Mais alors, pourquoi l’élu nous a-t-il été présenté en tant que roi, et par Adonaï ? Pourquoi n’est-ce pas Yhwh qui a parlé ? Qui donc est le Seigneur, qui dit avoir sacré son roi ?

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Dieu et Adonaï

Adonaï, « Monseigneur », le Seigneur. Titre donné aux hommes dont on reconnaît l’autorité, ce titre est aussi et surtout employé pour s’adresser à Dieu ou parler de lui, en particulier chez les Juifs pour vocaliser la lecture du tétragramme Yhwh. Aussi est-on surpris de constater que ce nom, Yhwh, qui figure comme unique désignation divine dans chacun, sauf un, des six tercets qui composent les deux psaumes, a été remplacé dans l’Écriture par le mot Adonaï, au seul de ces six tercets dans lequel Dieu intervient par la parole.

Dans ce tercet singulier, l’Écriture précise que “ demeurant dans les cieux ” Adonaï va parler de sa colère à l’intention des contestataires. Or Adonaï donne la parole à son élu — qui n’évoquera la colère de Dieu qu’à la fin de son intervention — après avoir confirmé son sacre royal, sur Sion, cité de David et résidence de Yhwh avant la construction du Temple. Aucun doute n’est possible : le roi à qui Adonaï donne la parole est bien le roi David ; c’est lui le messie contesté par les puissants ; c’est lui qui a pouvoir de « briser les nations » en révolte, pouvoir qui lui vient de Yhwh, nous dit-il. Aucun doute non plus : Adonaï est bien, ici, le titre de Yhwh.

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Yhwh est le nom divin reçu par Moïse au Buisson ardent, et ce nom est explicitement destiné aux fils d’Israël. Quiconque n’est pas fils d’Israël n’est pas concerné. Par exemple Abraham, mais aussi Isaac et même Jacob, devenu Israël. Tous ont pourtant adoré le vrai Dieu, avant que le nom Yhwh soit révélé aux hommes, comme il est dit à Moïse, au Buisson ardent :

Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob en El Shaddaï ; mais sous mon nom YHWH, je ne me suis pas fait connaître d’eux .

Or Abraham s’adressait à Dieu en disant Adonaï. Avant la Torah, on parlait de Dieu ou à Dieu en disant Élohim (Dieu) ou Adonaï (le Seigneur). Avant, certes, mais tout autant après. Le titre Adonaï, Seigneur, est employé par tous les adorateurs du vrai Dieu, qu’ils connaissent Yhwh ou non.

Voilà pourquoi l’Écriture, en cet endroit précis où Dieu authentifie publiquement la désignation de son élu, voilà pourquoi l’Écriture emploie ce titre universel que connaissent tous les adorateurs du vrai Dieu : Adonaï, le Seigneur. L’Écriture s’adresse à tous les hommes, et non aux seuls Juifs.

Dans le même souci, Adonaï ne nous présente pas son élu en tant que messie, mais en tant que roi. Car le messie est celui qui a été oint avec l’huile, comme David et les rois d’Israël ; le messie tout autant que Yhwh n’est connu que des Juifs. Nous découvrons ainsi qu’un roi, même s’il n’est pas roi d’Israël, avant comme après David est l’élu de Dieu. Israël en fera d’ailleurs l’expérience avec Cyrus, roi de Perse qui les fera revenir d’Exil, un roi que Yhwh appelle « mon serviteur ». Enfin, pour achever de nous convaincre du caractère universel de cette élection et du rôle de son élu, Dieu ne dit pas qu’il a « oint » son roi, car ce verbe, mashah, est précisément à la racine du mot messie, réservé à Israël ; le mot employé ici est le verbe nasakh qui signifie « verser » un liquide, faire des libations en l’honneur de la divinité. Rien dans l’Écriture ne relève du hasard ni de l’à-peu-près.

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Vers les bonheurs de l’Homme

Nous avons entendu le Seigneur Adonaï introduire son élu en tant que roi, qu’il a lui-même consacré. Puis l’élu, s’exprimant à la suite de cette introduction, nous dit qu’il va “ rapporter le décret de Yhwh ” et non le décret d’Adonaï. Pour David, en effet, il n’y a pas d’autre Dieu que Yhwh, vrai Dieu révélé aux hommes. Mais pour lui, le caractère universel de son élection et de sa mission se traduit par la certitude qu’à terme tous les hommes, Juifs ou non, adoreront Yhwh, révélation dont la vérité l’emporte sur toutes celles qui l’ont précédée, et qui les contient toutes.

Lève les yeux et regarde
Cette exhortation apparaît trois fois dans la Bible. D’abord en Gn 13, 14, lors de la Promesse faite à Abram de devenir Abraham, « père d’une multitude » ; puis en Gn 31, 12 où elle renouvelle la Promesse pour Jacob alors qu’il va devenir Israël, « lutteur de Dieu » ; et enfin en Zac 5, 5 où, dans la vision apocalyptique du prophète, cette troisième et dernière occcurrence de l’expression invite à voir la Promessse qui s’accomplit dans la révélation finale de Dieu à tous ses fils.
Cependant, l’histoire ne s’achève pas avec David, et si l’introduction au Psautier ne cite pas son nom alors qu’il est au cœur du livre, c’est pour nous inviter à regarder au-delà. Lève les yeux et regarde.

Il y a plusieurs niveaux dans l’Écriture. Et entre eux, dépendance de vérité. La vérité de ce que dit l’élu est relative à la vérité de l’Écriture qui le cite. Et ce que l’Écriture nous révèle ici, à l’insu de David, c’est la distinction qu’elle fait entre le caractère universel de l’alliance qui relie Dieu à son élu, et le caractère culturel particulier que prend la réalisation de cette alliance dans l’histoire du peuple juif, entre Yhwh et David. Cette réalisation va par la suite servir de modèle, dans les mêmes termes quoique sous des formes culturelles différentes, particulières à d’autres temps, à d’autres lieux. C’est à l’homme qu’il appartient ensuite, à chaque époque, en chaque pays, à nous aujourd’hui, d’apprendre à découvrir l’universel de la « voie des bonheurs » caché sous les mots anciens de la Parole au temps de David.





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