Sagesse du Psaume 1 et drame du Psaume 2. Sagesse du juste, qui rumine jour et nuit dans son Livre, nourri au sein de la communauté vivant du lait de la parole divine. Drame de ces détracteurs qui jugent vaine une telle pratique, car ils nen voient pas venir le fruit. Quand la sagesse expose sa douce philosophie, le drame explose en dialogues vifs. Qui sont ces « nations » contestataires, emmenées par des chefs impatients ? Mais aussi, qui est ce « messie » ayant pouvoir de les détruire ? Qui est Yhwh ? Est-ce lui « le Seigneur » « demeurant dans les cieux » ? Si cest lui, pourquoi de telles périphrases ?
*
Les nations. Pour beaucoup de traditions ce terme (hébreu goy) désigne les pays étrangers à Israël, surtout depuis lère chrétienne, qui parle de Paul « apôtre des nations ». Mais dans la Bible hébraïque Israël est aussi une nation, comme annoncé à Jacob (Gn 35, 10-11) :
ton nom, désormais, ne sera plus Jacob : « Israël » sera ton nom. Alors [Dieu] proclama son nom, Israël. Et Dieu lui dit : cest moi, Dieu, Él Saddaï. Fructifie et multiplie-toi. Une nation, et même une assemblée de nations, sera issue de toi, et des rois sortiront de tes reins.
Pour désigner des groupes dhommes, dans la Bible, le mot peuple (am) est de loin le plus fréquent ; mais il est absent de ces deux psaumes. Pourtant, Israël est dabord un peuple, le peuple de Dieu (Exode 3, 10 : mon peuple, les enfants dIsraël). Ce nest que beaucoup plus tard, après lExode, quIsraël deviendra une nation comme les autres, avec son premier roi, Saül. La nation, cest le peuple structuré par une élite, des chefs, un roi : cest le peuple devenu corps organisé. La nation est un corps, comme le dit la racine du mot goy. Or Dieu avait promis à Jacob : Je te ferai devenir une grande nation (Gn 46, 3), « grande nation » nommée précédemment une assemblée de corps. David fut le premier roi qui fit dIsraël cette grande nation unifiée, composée de territoires distincts, réunis en une même « assemblée de corps » sous lautorité civile et religieuse du même roi et messie.
*
Le messie. Cest lhomme élu par Dieu pour guider son peuple sur « la voie des bonheurs ». Il est le berger, instruit par Yhwh, qui conduit ses frères, le peuple de Dieu, jusquaux verts pâturages (Ps 23, 2). Il dit le droit, il juge, comme autrefois les prophètes ; il est le chef spirituel de la communauté. Mais il est aussi le roi, qui gouverne, cest-à-dire le chef temporel de la nation. Cest le roi qui organise la nation en différents corps, et qui, pour la gouverner, donne délégation de pouvoir aux notables les plus justes. Si les corps quil a constitués fonctionnent mal, au détriment de la vie de la communauté, le roi na-t-il pas le pouvoir de les briser dun sceptre de fer, de les mettre en miettes ?
Mais il est des corps plus pernicieux, qui se constituent deux-mêmes en opposition à la vie de la communauté, comme un cancer développe ses cellules pour son propre compte. Corps ligués en complot, refusant les règles de vie, ignorant les structures doù vient lordre den haut ou les captant à leur profit. Briser ces corps ne relève plus du pouvoir temporel : que peut faire un roi ? frapper de chirurgie ? éliminer les hommes responsables ? Beaucoup lont fait, mais aucune ablation néradique un cancer : il revient. Briser ces corps relève du pouvoir spirituel et non temporel, du pouvoir de guérir qui vient du ciel, et que Dieu a remis entre les mains de son élu.
Voilà pourquoi le messie nous dit avoir reçu son pouvoir de Yhwh. Mais alors, pourquoi lélu nous a-t-il été présenté en tant que roi, et par Adonaï ? Pourquoi nest-ce pas Yhwh qui a parlé ? Qui donc est le Seigneur, qui dit avoir sacré son roi ?
*
Adonaï, « Monseigneur », le Seigneur. Titre donné aux hommes dont on reconnaît lautorité, ce titre est aussi et surtout employé pour sadresser à Dieu ou parler de lui, en particulier chez les Juifs pour vocaliser la lecture du tétragramme Yhwh. Aussi est-on surpris de constater que ce nom, Yhwh, qui figure comme unique désignation divine dans chacun, sauf un, des six tercets qui composent les deux psaumes, a été remplacé dans lÉcriture par le mot Adonaï, au seul de ces six tercets dans lequel Dieu intervient par la parole.
Dans ce tercet singulier, lÉcriture précise que demeurant dans les cieux Adonaï va parler de sa colère à lintention des contestataires. Or Adonaï donne la parole à son élu qui névoquera la colère de Dieu quà la fin de son intervention après avoir confirmé son sacre royal, sur Sion, cité de David et résidence de Yhwh avant la construction du Temple. Aucun doute nest possible : le roi à qui Adonaï donne la parole est bien le roi David ; cest lui le messie contesté par les puissants ; cest lui qui a pouvoir de « briser les nations » en révolte, pouvoir qui lui vient de Yhwh, nous dit-il. Aucun doute non plus : Adonaï est bien, ici, le titre de Yhwh.
*
Yhwh est le nom divin reçu par Moïse au Buisson ardent, et ce nom est explicitement destiné aux fils dIsraël. Quiconque nest pas fils dIsraël nest pas concerné. Par exemple Abraham, mais aussi Isaac et même Jacob, devenu Israël. Tous ont pourtant adoré le vrai Dieu, avant que le nom Yhwh soit révélé aux hommes, comme il est dit à Moïse, au Buisson ardent :
Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob en El Shaddaï ; mais sous mon nom YHWH, je ne me suis pas fait connaître deux .
Or Abraham sadressait à Dieu en disant Adonaï. Avant la Torah, on parlait de Dieu ou à Dieu en disant Élohim (Dieu) ou Adonaï (le Seigneur). Avant, certes, mais tout autant après. Le titre Adonaï, Seigneur, est employé par tous les adorateurs du vrai Dieu, quils connaissent Yhwh ou non.
Voilà pourquoi lÉcriture, en cet endroit précis où Dieu authentifie publiquement la désignation de son élu, voilà pourquoi lÉcriture emploie ce titre universel que connaissent tous les adorateurs du vrai Dieu : Adonaï, le Seigneur. LÉcriture sadresse à tous les hommes, et non aux seuls Juifs.
Dans le même souci, Adonaï ne nous présente pas son élu en tant que messie, mais en tant que roi. Car le messie est celui qui a été oint avec lhuile, comme David et les rois dIsraël ; le messie tout autant que Yhwh nest connu que des Juifs. Nous découvrons ainsi quun roi, même sil nest pas roi dIsraël, avant comme après David est lélu de Dieu. Israël en fera dailleurs lexpérience avec Cyrus, roi de Perse qui les fera revenir dExil, un roi que Yhwh appelle « mon serviteur ». Enfin, pour achever de nous convaincre du caractère universel de cette élection et du rôle de son élu, Dieu ne dit pas quil a « oint » son roi, car ce verbe, mashah, est précisément à la racine du mot messie, réservé à Israël ; le mot employé ici est le verbe nasakh qui signifie « verser » un liquide, faire des libations en lhonneur de la divinité. Rien dans lÉcriture ne relève du hasard ni de là-peu-près.
*
Nous avons entendu le Seigneur Adonaï introduire son élu en tant que roi, quil a lui-même consacré. Puis lélu, sexprimant à la suite de cette introduction, nous dit quil va rapporter le décret de Yhwh et non le décret dAdonaï. Pour David, en effet, il ny a pas dautre Dieu que Yhwh, vrai Dieu révélé aux hommes. Mais pour lui, le caractère universel de son élection et de sa mission se traduit par la certitude quà terme tous les hommes, Juifs ou non, adoreront Yhwh, révélation dont la vérité lemporte sur toutes celles qui lont précédée, et qui les contient toutes.
Il y a plusieurs niveaux dans lÉcriture. Et entre eux, dépendance de vérité. La vérité de ce que dit lélu est relative à la vérité de lÉcriture qui le cite. Et ce que lÉcriture nous révèle ici, à linsu de David, cest la distinction quelle fait entre le caractère universel de lalliance qui relie Dieu à son élu, et le caractère culturel particulier que prend la réalisation de cette alliance dans lhistoire du peuple juif, entre Yhwh et David. Cette réalisation va par la suite servir de modèle, dans les mêmes termes quoique sous des formes culturelles différentes, particulières à dautres temps, à dautres lieux. Cest à lhomme quil appartient ensuite, à chaque époque, en chaque pays, à nous aujourdhui, dapprendre à découvrir luniversel de la « voie des bonheurs » caché sous les mots anciens de la Parole au temps de David.