La racine du mot peuple est le verbe amam : « être en commun ».
Le verbe amam décrit lexistence, dans un espace commun, dun groupe vivant composé dun grand nombre dindividus anonymes. Au sein de ce groupe, on peut distinguer chaque individu, mais non le différencier de ses voisins. Cest ainsi que ce verbe a également le sens de « être caché, invisible », non pas tant comme une goutte deau dans la mer, mais plutôt comme un arbre dans la forêt. Pour les mêmes raisons, il prend aussi parfois le sens de « devenir obscur », ce qui traduit, pour un individu temporairement distingué de ses semblables, un retour dans la multitude à labri de lanonymat. Le nom am désigne presque toujours un peuple, mais il est parfois appliqué à une tribu, à une famille de gens apparentés, voire à un troupeau ou à un essaim.
Le mot peuple entre dans la Bible à Babel, par la mauvaise porte, pourrait-on dire, car ce peuple cherche à faire son unité sans invoquer la divinité (Faisons-nous un nom !) : ils construisent leur ville [ ] afin de ne pas être dispersés (Gn 11, 4). Alors Dieu dit :
Voilà un peuple uni et une langue unique pour tous. Mais ce quils font, cest violer pour agir ! Et maintenant, rien ne les empêchera de faire tout ce quils inventeront !Et Dieu intervient, brouille leur langage. Ils ne se comprennent plus. Ils sont dispersés sur tout le territoire, ils renoncent à leur construction.
(Gn 11, 6)
Comment ce peuple désormais dispersé était-il né ? Avant quil soit question de peuple, la Bible emploie le mot mishpaha (de shapah, être joint), groupe de vivants dune même espèce ou genre (Gn 8, 19), famille, tribu, clan ou peuplade (Gn 10, 5.18.20.31.32). Ce sont de tels groupes, partis de lOrient, qui arrivèrent en terre de Shin'ar (Gn 11, 2) et sy fixèrent. Là, ils bâtirent une ville (11, 4a), quon appellera plus tard Babel (ou Babylone). La ville apparaît comme le critère détablissement qui fait passer un groupe social du statut de peuplade plus ou moins nomade, à celui de population sédentaire : le peuple, multitude dhommes vivant sur un même territoire, parlant un même langage, en particulier obéissant à une même loi ici, la loi quils se sont donnée.
Le mot am (peuple) nest pas le seul dérivé du verbe amam. Autre exemple intéressant, la préposition im (avec) décrit lappartenance au groupe dun élément « inclus dans la même unité ». Il faut ici souligner la différence entre les prépositions im et èt que les francophones ont tendance à confondre en les traduisant toutes les deux par le même mot « avec ». Le rapprochement de im est banal et anonyme, celui de èt exceptionnel et notable (on dira par exemple : cet homme, venu avec [im] la foule, est maintenant en conférence avec [èt] le ministre).
Deux des trois premiers emplois du mot im vont nous ramener au peuple à travers un épisode de la vie dAbraham :
Abram remonte dÉgypte, lui, sa femme, tout ce qui est à lui, et Lot avec (im) lui, vers le Néguèv. Abram est très riche, en troupeaux, en argent et en or.Ce groupe humain vit alors de manière unie, lun avec (im) lautre, ce qui annonce la formation dun peuple. À tout le moins, cest ainsi que les choses se présentent du point de vue dAbraham. Mais du point de vue de Lot, voici que la fissure sinstalle :
(Gn 13, 1-2)
Lot qui voyageait avec (èt) Abram, avait aussi des troupeauxLa préposition a changé. Lot nest plus uni à Abram. Ils vont dailleurs se séparer.
(Gn 13, 5)
Yhwh dit à Abram, après que Lot se soit séparé de [avec (im)] lui : « Lève les yeux, et regarde »Abram et Lot ont cessé de vivre ensemble faute de sêtre entendus pour subsister sur le même territoire (Gn 13, 5-9). Ils ne retrouveront leur unité rompue quau retour de lexpédition quAbraham va mener contre les pillards en vue de délivrer son neveu :
(Gn 13, 14)
[Abram] ramena tous les biens ; mais aussi Lot, son frère, et ses biens, ainsi que les femmes et tout le peuple.Ce peuple (cest la seconde occurrence du mot) est celui qui sest établi avec Lot dans la plaine de Sodome et Gomorrhe, joint au peuple qui sest établi avec Abraham, après quil ait levé ses tentes et se soit fixé pour demeurer à Mamré (Gn 13, 18), cest-à-dire après quil ait cessé dêtre nomade. Le sens du mot peuple se confirme : un groupement dindividus parlant une même langue, vivant en bonne relation, fixés sur un même territoire.
(Gn 14, 16)
Cependant, aucune organisation visible ne structure ce groupement déjà nombreux mais qui fonctionne encore comme une famille ou un clan. Seuls les liens de la domesticité ou de la parenté avec le patriarche Abraham sont susceptibles dorienter une action politique qui reste entre les mains dun seul. Il ny a ni chefs ni élite : pas de gouvernement de la cité, pas de pouvoir politique. Il reste à organiser ce groupe social en un corps, à le constituer en une nation.
Le mot goy est issu de la racine gawah ou gawaw : « former un bombement, une saillie convexe, un bossage ». Ce verbe entretient des rapports étroits avec gabah et gabab, dont la connotation de hauteur, de proéminence, voire darrogance ou dorgueil, peut incliner le sens du bombement ou de la convexité vers la boursouflure, comme dans notre expression bomber le torse .
Les substantifs dérivés de la racine en suivent lidée directrice. On trouve :
(1) le dos gaw, géw ou gab, forme convexe qui peut sarrondir ( faire le gros dos ) ;
(2) le corps humain gewiyah (parfois géwah), vu comme un objet contondant (pour la vie spirituelle), voire comme un obstacle à la vie, car le mot désigne très souvent le cadavre dun homme ou la carcasse privée de vie dun animal ; et enfin
(3) goy (nom masculin), une nation, ou plutôt un corps social, et plus généralement un « milieu organisé où peut siéger la vie ».
Le mot goy fait son entrée dans la Bible en six occurrences qui décrivent les regroupements sociaux des descendants de Noé (Gn 10, 5.20.31.32), selon leur famille (mishpaha) et selon leur langue, dans leur territoire, en différentes « nations » (Gen 10, 31). La septième occurrence du mot correspond à la promesse que Dieu fait à Abraham :
Je ferai de toi une grande nation (goy) et je te bénirai .promesse renouvelée, amplifiée ( Je ferai de toi des nations, et des rois sortiront de toi , Gn 17, 6), étendue à Ismaël (17, 20) mais non sans avoir été confirmée pour la descendance dAbraham issue de la femme libre, Sarah :
(Gn 12, 2)
Je la bénirai, et elle deviendra des nations (goyim) : des rois de « peuples » sortiront delle.La présence du mot peuple (am) dans ce verset permet de le différencier de la notion de goy qui recouvre alors, semble-t-il, en première lecture, ce que sera plus tard la « nation » moderne : un peuple demeurant sur un même territoire, obéissant à une même loi et à un même gouvernement, représenté ici par son roi.
(Gn 17, 16)
Mais on observe que le regroupement social en goy a précédé la naissance du peuple, et quil y a goy même en labsence dun peuple, dès quune organisation prend forme. Cest ainsi que chaque peuplade mishpara, dans la descendance de Noé, est un goy, avec un roi à sa tête. Il semble prématuré dans ce cas de parler de nation, tant que napparaissent pas de manière claire les deux catégories dhommes qui structurent une nation sur son territoire : dune part le peuple, et dautre part, lélite, la classe dirigeante qui administre et gouverne la cité tout entière (Senatus PopulusQue Romanus). Plus tard, avec Moïse, le « peuple » est encore un ensemble de tribus, un groupe nomade que le prophète a du mal à gouverner. Il faudra du temps pour que se mette en place le schéma dune nation, tel que nous le connaissons aujourdhui ; il ne sétablira quavec le roi David, qui fera lunité entre les tribus dIsraël, prendra Jérusalem comme capitale, mettra en place administration et gouvernement. Avant David, cest certain, il y a goy (corps social structuré), mais pas encore de nation.
Le goy est un corps organisé dont on ignore la vie interne. Il peut être mort ou vivant, et ce qui vit dans ce corps, ce qui lanime ne vient pas de lui. De même, ce qui fait vivre une nation, ce ne sont ni ses structures ni son organisation, cest lâme de son peuple. Le terme goy ne décrit que le corps. La différence entre goy hébraïque et nation moderne séclaire à la lecture de lExode, par contrecoup de lévolution de sens du mot peuple. Avec Moïse, en effet, le peuple dIsraël est « peuple de YHWH » (Ex 3, 10) promis à devenir une « nation sainte (goy qadowsh) » (Ex 19, 6), cest-à-dire une « nation » à part, différente des autres nations. Pourtant, Israël est toujours une « nation », Israël reste un goy, car même un saint ne peut vivre sans corps ; mais le mot va prendre à ses yeux un sens particulier, qui ne fera que saccentuer avec lexil à Babylone, précisément parce que cet exil visait à dissoudre la nation. Appliqué par Israël aux autres nations, le terme goy donne à croire que le peuple élu nest pas « goy » comme les autres. Il nen est rien, mais cette différence marquée confirme ce que dit létymologie du mot : le goy est un corps dont on ignore la vie interne, un corps sans âme, une nation où la divinité nhabite pas, ou pas encore ou peut-être déjà plus.
Trois mots, tous les trois issus du même radical om, désignent un groupement humain qui nest ni le peuple am ni la nation goy dont les occurrences se comptent par centaines, tandis que ces trois mots sont au contraire plutôt rares :
Le radical om commun à ces trois mots apparaît clairement dans le verbe amam, verbe absent de la Bible mais connu dans la langue arabe où il signifie « être apparenté ». Être apparentés équivaut, au Moyen Orient, à être frères au sens large, cest-à-dire issus de la même mère, de la même grand-mère, de la même lignée maternelle. Cette parenté matriarcale est lisible dans un autre mot de la même famille, celui-là très fréquent dans la Bible, le mot ém qui signifie mère ou grand-mère, mais qui, plus largement, peut désigner la matrice, le moule, ou la métropole (ville mère).
Lidée directrice commune à tous les mots de cette famille est donc la notion de matrice, qui accueille et forme des êtres se reconnaissant apparentés à lissue de leur formation commune. Cette formation leur donne un esprit communautaire en nourrissant tous ses membres à la même école ; elle fait de chaque oum, oummah ou leom, une communauté spirituelle qui a pris corps dun même moule et dont lesprit reçoit sa nourriture de la parole divine. Cest pourquoi elle chante, en particulier ce psaume le plus court, le plus dense de toute la Bible qui nous remet dans la vocation de toute communauté :
Psaume 117
Louez Yhwh, toutes « nations »! Célébrez-le, toutes les communautés!
Car sa bonté pour nous se fait puissante : vérité de Yhwh aux fins déternité!
Hallélou-Yah!