Le Psaume 75 est le pendant du Psaume 2, auquel il répond comme en écho pour marquer la fin du temps de grâce par un ultime appel à la conversion, alors que souvre le rassemblement des justes. Si le Psaume 75 se rattache visiblement à la mission de David messie, roi, prêtre et prophète, il reste à découvrir comment et en quoi cette mission héritée de Moïse se développe et saccomplit avec le messie des derniers temps.
La Bible hébraïque ne reconnaît le titre de messie quà trois reprises. En premier lieu, le roi David sera désigné par lÉcriture comme messie du Dieu de Jacob au moment de sa mort (2 Sam 23, 1). Et bien que le titre soit théoriquement attaché à tous les rois dIsraël, David restera le seul pour qui cela est écrit. Saül, bien quil ait été oint par Samuel comme premier roi dIsraël, na jamais été proclamé comme tel par lÉcriture, mais uniquement reconnu par son entourage, notamment par David qui refusera de porter la main sur le messie de Yhwh alors même que Saül le recherche pour le tuer. Cest cette attitude juste, cette grande foi en Yhwh (longuement commentée au Psaume 63) qui fera de David le modèle, le prototype du messie. Salomon nest pas non plus reconnu comme messie par lÉcriture, sans doute pour avoir, au faîte de sa gloire, cessé de servir Yhwh en tombant dans lidolâtrie. Il est le premier dune longue série de rois dIsraël qui firent ce qui est mal aux yeux de YHWH, irritant leur Dieu jusquà provoquer leur déportation à Babylone et la dispersion du peuple de Yhwh.
Le deuxième nom cité par la Bible est celui de Cyrus, roi de Perse : Ainsi parle YHWH à son messie, à Cyrus, quil affermit de sa dextre pour soumettre les nations devant lui (Isaïe 45, 1). Confronté à la forfaiture des rois dIsraël, cest à un roi étranger que Dieu donnera mission dinitier le retour vers Jérusalem après lexil. On observe déjà, que si la mission de Cyrus sinscrit bien dans la perspective du jugement dernier évoquée au Psaume 2 pour soumettre les nations devant lui (cf. Ps 2, 8-9) elle est surtout marquée par le pardon que Yhwh accorde à son peuple en décidant, après la sanction de la déportation, de faire du bien à Jérusalem et à la maison de Juda (Zac 8, 14-15). Nous allons retrouver ce trait de la miséricorde divine présent dans le mouvement du cœur inspiré au roi David, et avant lui au prophète Moïse, mouvement qui fonde la fonction de son messie : manifester le pardon de Dieu. Initialement caché, ce trait devient de plus en plus visible à mesure que le monde pénètre en ces jours qui sont les derniers. Au Psaume 75, il apparaît comme le trait principal de lélu divin.
Le troisième messie évoqué par la Bible est le prince messie ou chef oint des textes apocalyptiques du prophète Daniel (Dan 9, 25.26). La Bible ne dit pas grand chose sur ce messie des derniers temps, rien en tous cas qui permette davancer un nom, ni même de croire que ce nom soit unique. Quelques allusions en font deviner le profil, au moyen de son trait dominant : il est le serviteur de Dieu. Et bien sûr, il sert Dieu comme témoin de la miséricorde divine, il est fils spirituel de David. Ainsi, par la voix de ses prophètes, la parole de Yhwh nous invite à la contemplation : Voyez mon serviteur , non pas comme un Juge venant pour briser de son sceptre de fer (Ps 2, 9), mais comme mon élu , qui révèle le droit aux nations ; sans crier, sans rien briser, sans rien éteindre, il révèlera le droit selon la vérité (Is 42, 1-3).
Le prophète est choisi par Dieu afin dintercéder en faveur des hommes auprès de la divinité. Cet enseignement nous vient de la Genèse, lorsque Dieu demande à Abimélek, frappé dun mal soudain, de faire revenir Sarah vers Abraham qui la lui avait présentée comme sa sœur : Fais revenir la femme de cet homme car il est prophète : il priera pour toi et tu vivras. Mais si tu ne fais rien, sache que tu mourras, toi et les tiens (Gn 20, 7). Ainsi que Dieu lavait demandé, Abraham intercéda auprès de la divinité, et Dieu guérit Abimélek (20, 17). On voit ici comment Dieu fait du prophète linstrument qui lui permet de construire lunité de la fraternité humaine, en suscitant le désir de faire du bien à son prochain. Le prophète rend visible laction divine.
Moïse est le plus grand des prophètes (Dt 34, 10). Suivant la même pédagogie, qui a conduit Abraham à intercéder en faveur des hommes ses frères, Dieu va conduire Moïse à se montrer solidaire de son peuple. Après lui avoir remis les tables de la Loi, Yhwh dit à Moïse :
Va, descends, car ton peuple sest corrompu, lui que tu as fait monter du pays dÉgypte. Ils se sont vite écartés de la voie que je leur avais prescrite ; ils se sont fait un veau de métal fondu. Ils se sont prosternés devant lui, ils ont sacrifié pour lui, et ils ont dit « Voici ton dieu, Israël, qui ta fait monter du pays dÉgypte ».
(Exode 32, 7-8)
Il est ensuite suggéré à Moïse quil pourrait « laisser tomber » ce peuple à la nuque raide. Yhwh lui dit : Maintenant laisse-moi. Ma colère senflammera contre eux, et je ferai de toi une grande nation (Ex 32, 9-10). Moïse alors safflige, et le voici intercédant en faveur des fils dIsraël :
Pourquoi YHWH, ta colère senflammerait-elle contre ton peuple ? Lui que tu as fait sortir du pays dÉgypte avec grande puissance et dune main forte ?
Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : « Cest pour leur malheur quil les a fait sortir, cest pour les tuer dans les montagnes, et pour les éliminer de la surface du sol » ? Reviens de lardeur de ta colère, et repens-toi de ce mal à ton peuple.
Souviens-toi dAbraham, dIsaac et dIsraël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, quand tu leur as promis : « Je multiplierai votre descendance, comme les étoiles du ciel ! Et tout ce pays-là, dont jai dit "je le donnerai à vos descendants", ils le posséderont pour léternité ».
(Ex 32, 11-13).
Moïse na pas cédé à la tentation de croire que cétait lui qui avait fait sortir les Hébreux dÉgypte. Moïse nous enseigne que cest toujours Dieu qui agit par la main de son serviteur. Le prophète na pas davantage cédé à la tentation de se désolidariser de son peuple. Le prophète intercéda auprès de Yhwh, et Dieu ne laissa pas son peuple se corrompre. Ces termes sont ceux que Moïse emploie au Deutéronome, lorsquil expose à ses frères comment Yhwh voulait consumer les fils dIsraël, qui sétaient laissés corrompre par Aaron et adoraient un veau de métal :
Jintercédai auprès de YHWH, disant : « Seigneur YHWH, tu ne laisserais pas se corrompre ton peuple, ton héritage, que tu as racheté dans ta grandeur, que tu as fait sortir dÉgypte par ta main puissante ? »
(Dt 9, 26)
Tu ne laisserais pas se corrompre ! La formule (hébreu al-tashhet) employée par Moïse dans son intercession pour le salut du peuple de Yhwh, cette formule est très exactement celle que cite le Psaume 75 en exergue, avant même dénoncer son titre de Psaume du rassemblement cantique. Elle est prononcée en vue de laccomplissement du projet divin, au terme de notre pèlerinage, par le messie des derniers temps qui implore Dieu de guérir son peuple de la corruption.
La formule du Ps 75, Pour laccomplissement, tu ne laisserais pas se corrompre, figure à lidentique en tête de trois autres psaumes, pour servir de guide à la méditation qui la suit. Mais ces trois textes (Ps 57, 58 et 59), bien quils soient tous les trois de David , ne sont pas de véritables « psaumes » : ils ne font apparaître nulle part le mot hébreu mizmor (psaume), et se présentent au contraire sous le nom de mikhtam de David , cest-à-dire comme une délibération intérieure dans le secret du cœur de David. Or le premier verset des deux Ps 57 et 59 précise les circonstances dans lesquelles David réfléchissait ainsi à la conduite à tenir, lorsquil se réfugia dans la grotte, poursuivi par Saül (Ps 57) et lorsque Saül fit cerner la maison pour le faire mourir (Ps 59). Autrement dit, ces trois textes nous livrent la délibération intérieure de David lorsquil fuyait devant la persécution de Saül, roi dIsraël et messie de Yhwh.
Imaginons langoisse dun jeune homme vivant à la cour de ce roi, qui lhéberge chez lui et qui dans le même temps cherche à le tuer. David senfuit au désert de Ziph, en pays de Juda, son pays dorigine, accompagné de quelques fidèles. Saül le poursuit, mais Dieu ne le livra pas (1 S 23, 14). Au contraire, Dieu livre Saül endormi dans une grotte à la merci de David. Et les trois mikhtam 57, 58 et 59 nous disent tout ce qui a pu passer par la tête de David en de telles circonstances. La prière, bien sûr, la prière au Dieu qui sauve Délivre-moi de mes ennemis ! Mais comment résister à la tentation de demander à ce Dieu, et donc de souhaiter, la destruction de ses poursuivants ? Au centre de ces trois pièces (en inclusion sémitique), le mikhtam 58 révèle une condamnation impitoyable des poursuivants de David, assortie dun désir de vengeance si choquant de la part de leur victime désignée que ce texte a été retiré du Psautier dans beaucoup de communautés.
En effet, hors de son contexte, Ps 58 est incompréhensible. Il nest là que pour nous montrer jusquà quel point David a été tenté dans cette épreuve. Ce texte donne tout son poids à la décision finale de David, qui va laisser la vie sauve à Saül livré à sa merci. Cest pourquoi ce qui compte, avant tout, cest le chapeau commun à ces trois pièces, mémoire de cette parole héritée de Moïse : « En fin de compte, tu ne vas pas laisser ton peuple mourir de corruption ? » Car les poursuivants de David, ce sont les fils dIsraël, cest le peuple de Yhwh ; emmené, certes, par un roi de forfaiture qui les entraîne à se corrompre dans le meurtre (comme Aaron entraînant le peuple à se corrompre dans lidolâtrie), mais un roi qui malgré tout est le « messie de Dieu à la tête de son peuple ». Dieu seul est juge, pas David. Voilà pourquoi David, en repoussant la tentation davoir la vie sauve au prix de la vie du chef de son peuple, a mérité la couronne du roi incorruptible, fils dIsraël et fils de Juda. Cest la même raison, ce refus manifesté par David, comme autrefois par Moïse, de laisser se corrompre le peuple, quoi quil lui en coûte, cest cela qui fait du messie des derniers temps le fils spirituel de David.
La petite incise al-tashhét ne se rencontre que cinq fois dans la Bible : une fois chez Moïse, trois fois chez David, une fois chez le messie des derniers temps. À trois époques différentes dans lhistoire de lhumanité, un homme prie Dieu de « ne pas laisser se corrompre son peuple ». Mais du peuple de qui parle-t-on ? du peuple de lhomme qui prie Moïse, David, le Messie ou du peuple de Dieu ? Le mot peuple nest présent que chez Moïse, au Deutéronome, dans la première de ces cinq occurrences ; il ne figure dans aucun des trois en-tête des mikhtam de David, pas davantage dans len-tête du Psaume 75. Cependant, comment aurait-il pu sy trouver ? Aurait-il fallu écrire tu ne laisseras pas se corrompre ton peuple , ou mon peuple ? Il faut se reporter à Moïse pour découvrir en quoi cette question sans réponse est au cœur du débat dans les trois mikhtam de David, et comment cette apparente faiblesse du texte imprécision dune langue primitive ? certainement pas ! est en réalité la clef qui nous fait pénétrer au cœur du mystère. Car cette ambiguïté exprime que le messie, tout en demeurant membre du peuple, est revêtu de lidentité divine, que sa parole est devenue la parole de Dieu. Nous apprenons ici que lhomme est entré dans lunité divine. Il en est de même au Psaume 75, lorsque le messie, en passant du « tu » (verset 2) au « je » (verset 3), nous montre quil est à la fois lhomme en dialogue avec Dieu, et la parole de Dieu même sapprêtant à juger le monde.
Deutéronome 9, 26, cité plus haut, est le seul endroit de la Bible où un homme en appelle ainsi à Dieu : « Tu ne laisserais pas se corrompre ton peuple ? » Or cet homme, Moïse, est alors en train de se citer lui-même en sadressant au peuple. Il na pas besoin de leur rappeler quil est lun des leurs, ils le savent. En revanche, lévocation de son intercession auprès de Dieu (ton peuple !) leur rappelle opportunément quils sétaient engagés à devenir pour Yhwh un royaume de prêtres et une nation sainte (Ex 19, 6), et quils ont trahi leur parole en adorant un veau de métal. Observons que Moïse rapporte fidèlement aux fils dIsraël ce quil disait à Yhwh pendant lExode Pourquoi ta colère senflammerait-elle contre ton peuple ? , mais il a soin de traduire lintention divine ma colère va senflammer contre eux par sa réalisation concrète : Yhwh va laisser son peuple mourir de corruption. Cest cela, la condamnation. Et lon trouve, aux versets 7, 8 et 9 du Psaume 75, une description imagée de cette condamnation des coupables, qui meurent en buvant avec avidité le fiel de leur corruption. Dieu nextermine personne. Les révoltés tombent deux-mêmes, dès que le ciel les laisse à leur décomposition.
Devant cette réponse de Moïse à Yhwh (Dt 9, 26), on peut encore voir Moïse « négocier » avec son Seigneur, comme autrefois Abraham Tu ne vas pas supprimer le juste avec le coupable ? (Gn 18, 23). Il fait valoir ce qui a du prix aux yeux de Yhwh : ton peuple ! « un trésor entre tous les peuples » (Ex 19, 5). Cependant, Yhwh ne négocie pas puisque Dieu possède tout, mais Dieu enseigne ainsi à Moïse à assumer le péché de son peuple, à rester solidaire avec lui, même quand ce peuple ségare, et même si cela doit lui coûter son propre salut. En déclinant la proposition de Yhwh qui aurait fait de lui « une grande nation » mais qui le séparait de ses frères, en intercédant au contraire en leur faveur, Moïse devient un modèle pour le messie médiateur entre lhomme et Dieu. Le messie offre sa vie pour obtenir de Dieu la vie de son peuple. Le messie des derniers jours est dans la même situation ; au Psaume 75, il est déjà lélu, il pourrait très bien laisser mourir les autres. Au contraire, il ne revendique rien, et loin duser de sa prérogative, il fait valoir auprès de Dieu le peu que les hommes, déjà, reconnaissent de son action (verset 2) ; et il assure son Seigneur quil ne néglige pas pour autant sa mission de jugement dernier (verset 3). Encore un peu de temps
Prophète et roi, le messie médiateur est aussi prêtre. Le rôle du prêtre (hébreu kohen) est de préparer ou d« apprêter » (hébreu kahan) les hommes qui désirent aller vers la terre promise pour léternité, cette terre que le Dieu dAbraham, Isaac et Jacob veut donner à leur descendance. Lorsque ces hommes, réunis en assemblée de sainteté (miqra'-qodesh, Ex 12, 16), écoutent Moïse, ils entendent lenseignement de Dieu qui les prépare à devenir ses fils. Et Moïse, en leur parlant, ne fait rien dautre que leur faire découvrir laction de Dieu conduisant son peuple vers léternité. Mais les hommes ne savent pas voir laction de Dieu, ils singénient plutôt à la nier, comme Aaron premier prêtre oint en Israël ! faisant célébrer la sortie dEgypte devant son veau dor : Voici tes dieux, Israël, qui tont fait monter du pays dÉgypte (Ex 32, 4).
Le modèle du prêtre nest pas Aaron, mais Melki-çèdeq, prêtre du Dieu Très-Haut (Gn 14, 18). Après la victoire dAbram sur les agresseurs de son neveu Lot, victoire dont Abram pourrait être tenté de sattribuer les mérites, Dieu lui fait rencontrer Melki-çèdeq, qui met en évidence laction divine : Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut, formant cieux et terre ! Et béni soit le Dieu Très-Haut, qui a logé tes oppresseurs en ta main (Gn 14, 15). Le prêtre, ici, reconnaît et fait reconnaître laction divine, et surtout, il rend grâce à Dieu pour cela. Cest cette même louange de reconnaissance que le messie fait valoir au verset 2 du Psaume 75 : Nous te louons, ô Dieu, nous louons ton nom, si proche : on raconte tes merveilles.
Mais cest dans un autre psaume de David, le Psaume 110, dont les trois derniers versets rappellent sa mission au Jugement dernier, que le messie est présenté comme prêtre pour léternité à la manière de Melki-çèdeq , car :
YHWH a juré, et ne se repentira pas :
« Cest toi qui prépares pour léternité,
« selon ma parole de Melki-çèdeq ».
(Ps 110, 4)
On constate ici encore, comme nous lavons déjà noté pour le médiateur, lidentité divine du prêtre Melki-çèdeq : sa parole est la parole de Dieu parce que lhomme est alors entièrement investi par la divinité, il ne fait plus quun avec Dieu. La même circonstance se devine en Ps 75, 3 quand le messie évoque, en disant « Je », les modalités du Jour de colère qui relèvent dune prérogative divine. Ce nest plus lhomme, cest Dieu qui parle.