Lexhortation « Louez Dieu ! » figure à 18 reprises dans la Bible, dont 13 au livre des Psaumes, et son verbe hodah, forme factitive de yadah (ici à limpératif), sy rencontre une centaine de fois, dont 68 sont au Psautier. Cest dire toute la place que cette forme de prière, la louange, occupe dans la vie spirituelle. Lhomme qui ne loue pas Dieu ne verra pas léternité. Une juste compréhension de la louange est donc indispensable, qui ne soit pas réduite à lexigence arbitraire dun Dieu jaloux voulant seul être encensé. Cest pourquoi, afin de mieux pénétrer le sens du verbe hodah, nous commencerons, avec cet article préliminaire, par observer dans leurs emplois bibliques les autres formes prises par son radical yadah, et nous nous laisserons guider par lidée directrice de cette racine commune, clé de la notion de louange.
Le verbe yadah se rencontre dans la Bible sous quatre formes différentes : (1) la forme simple ou Qal (yadah), (2) la forme intensive directe ou Piel (yiddah), (3) la forme intensive réfléchie ou Hitpaël (hitwaddah) et (4) la forme factitive ou Hiphil (hodah). La plus fréquente (85% des occurrences) est de très loin la dernière, hodah : « louer, confesser » ; cette forme sera examinée dans larticle suivant. Par ailleurs, ce verbe a donné deux dérivés importants : le mot todah (louange, aveu, confession) et le mot yehoudi (juif) qui feront lobjet des deux derniers articles.
Encerclez Babylone, vous tous, tireurs darc! Visez vers elle! Népargnez pas les flèches! Car elle a péché contre YHWH.Lidée principale, traduite ici par le verbe viser, est de désigner la cible de laction. Action qui nest pas encore engagée, et qui relèvera plutôt dune forme verbale intensive, quand le geste de préparation ou dintention passera à exécution.
(Jérémie 50, 14)
[ ] ils se présentèrent, puis se confessèrent de leurs fautes, ainsi que des iniquités de leurs pères ;Pour un seul des onze cas, les fautes nétant pas mentionnées dans le texte, la majorité des témoins ont lu cette forme réfléchie comme factitive : louer ou célébrer Dieu. La construction de la phrase, identique à Né 9, 3, ne laisse pourtant aucun doute :
[ ] pendant un quart de la journée, se confessant et se prosternant devant YHWH leur Dieu.
(Néhémie 9, 2-3)
[ ] Ils achevèrent ce rendez-vous de sept jours,Si lon rapproche cette forme réfléchie [3] de la forme directe [2], on voit quelle revient à « se jeter la pierre à soi-même », cest-à-dire à saccuser. Se confesser, cest donc se reconnaître coupable davoir péché contre Dieu, et mériter le jet de pierre (ou le tir de flèches) que Jérémie (5, 14 ci-dessus en [1]) entendait diriger contre Babylone, car elle a péché contre YHWH.
offrant des sacrifices dapaisement,
et se confessant,
devant YHWH, le Dieu de leurs pères.
(2 Chroniques 30, 22)
Les deux-tiers des occurrences du verbe hodah sont au livre des Psaumes. Leur distribution dans le livre (commentée en annexe) accompagne parfaitement, jalonnée par la succession des Psaumes, la montée spirituelle de lhomme, le faisant passer dun aveu toujours plus conscient de laction divine à la reconnaissance qui en chante les louanges.
Le sens du verbe hodah sarticule autour de deux actions conjointes que lhomme oriente vers Dieu. La plus connue est la louange : louer, glorifier, rendre grâces à Dieu pour les dons reçus du ciel ; et la plus méconnue, qui pourtant précède la louange car sans elle la louange na pas de sens, cest laveu : reconnaître, avouer, confesser que tout ce qui nous échoit, notre lot, notre sort, vient de laction divine. Mais la pratique de laveu est difficile, notamment lorsque nous échoit le malheur, car laveu exige alors de nous une telle foi que nous préférons incriminer les hasards de la nature ou la malice dautrui sans réaliser que cela équivaut à accuser Dieu de ne pas nous aimer.
En vérité, quelles que soient les apparences, laction divine est toujours première, ne serait-ce que par tacite permission de Dieu. Cest à nous, dans la prière, quil revient de chercher Dieu derrière le malheur comme derrière le bonheur, dy découvrir le bien, daccueillir notre lot et de rendre grâces, comme Job : YHWH a donné, YHWH a pris. Que soit béni le nom de YHWH ! (Job 1, 21). Mais nous ne voulons plus chercher Dieu dans le malheur, ni même dans notre pain quotidien. Au XVIe siècle, Rabelais pouvait encore parler d« avouer Dieu » ; aujourdhui, qui comprend cette expression ? Avouer Dieu, cest reconnaître quil est mon seigneur, que je suis son vassal ; cest dire que jappelle Dieu auprès de moi (ad-vocare Deum) parce que seule sa puissance peut me sauver. Ce sens positif de laveu a disparu. Il ne subsiste plus (quand il subsiste) quun aveu convenu dêtre pécheur, doublé dune louange formelle dont nous avons du mal à saisir le bien-fondé, parce que tous les biens dont nous jouissons nous paraissent avoir pour seule cause notre travail, notre exploitation de la nature. Le chemin est long qui nous ramènera aux sources de la vie spirituelle.
Selon la grammaire, la forme factitive du verbe hodah lui donne, par référence à la forme simple, le sens de faire orienter, faire cibler, cest-à-dire ajuster convenablement, ou réajuster une orientation que la pente naturelle entraîne dans une mauvaise direction. Cest exactement le cas. Lhomme a tendance, naturellement, sous leffet de la peur ou de la convoitise, à rechercher une cause immédiate à ce qui lui déplaît et à supprimer cette cause, ou à rechercher immédiatement ce quil désire sans attendre le temps de la grâce. Cest le syndrome de Caïn supprimant son frère Abel dont la réussite leffraie, parce quil le tient pour cause de son propre échec ; cest aussi la tentation dÈve passant outre à la mise en garde divine, pour accéder à lobjet de son désir : être comme Dieu. Agir selon le verbe « hodah », cest donc réorienter, faire cibler notre action dans la juste direction, cest-à-dire vers Dieu, pour demander la lumière, la grâce, le salut.
De plus, si le verbe hodah nous invite à réorienter vers Dieu toute recherche des origines de ce qui nous échoit, cet ajustement ne reste pas longtemps secret, car il débouche sur un bonheur reconnaissant qui ne peut pas cacher sa joie. Et la manifestation qui sensuit, elle aussi, invite autour delle à faire orienter la recherche dautrui vers Dieu. Laveu lié au verbe hodah sapparente donc à un témoignage. « Avouer Dieu » nest rien dautre que reconnaître publiquement lorigine du pouvoir vital que lon découvre en cherchant Dieu, et manifester la réalité de cette action divine devant toute la communauté. Cest ainsi que laveu devient louange.
En pratique, le cheminement spirituel qui fait passer de laveu à la louange, est vécu tout au long du Psautier, depuis le Psaume 6 (1ère occurrence) jusquau Psaume 150 où domine le seul éclat de la louange. On trouvera en annexe un commentaire sur ce cheminement : « De laveu à la louange ».
La todah ou louange de confession est une notion difficile à pénétrer.
Dérivé du verbe hodah (confesser, louer), le mot todah nest pas très courant dans la Bible : trente-deux occurrences seulement. La Torah, Loi de Moïse, naborde ce sujet quau seul livre du Lévitique, au chapitre traitant du rôle des prêtres dans le rituel des sacrifices. Ni la Genèse, ni lExode nen parlent, ni le Deutéronome, cette seconde Loi , et si lon observe que le livre des Psaumes contient à lui seul plus du tiers des occurrences du mot todah, on peut pressentir que cette notion relève dabord de la prière des prêtres. Bien que le peuple entier soit appelé à la louange de confession, celle-ci est en effet la fonction première du prêtre, du kohen, qui prépare lhomme à la rencontre divine par lintercession de sa prière sacerdotale et par son témoignage.
La todah est une reconnaissance de laction divine. Elle est dabord un aveu intime, une confession secrète qui se manifeste bientôt par une louange à Dieu. Louange elle aussi dabord secrète, mais qui samplifie en action de grâces à la mesure des dons reconnus, jusquà devenir célébration publique, et donc témoignage devant la grande assemblée.
La louange de confesssion est présentée au Lévitique comme sacrifice des apaisements (zèbah ha-shelamim en Lv 7, 11-13). Au-delà des détails dexécution du rite au temps de Moïse (galettes dazymes et dhuile), on reconnaîtra, dans ce sacrifice offert par le kohen, la valeur universelle de la prière et du témoignage du grand-prêtre Melki-çèdèq devant Abram (Gn 14, 17-20) :
Après le retour d[Abram], victorieux sur [les agresseurs de son neveu Lot],
Melki-çèdèq, roi de Salem, avait fait venir du pain et du vin ;Melki-çèdèq, modèle du prêtre-kohen, est roi de Salem, cest-à-dire « régnant sur lapaisement ». Il offre du pain et du vin en sacrifice daction de grâces, se tournant vers Dieu qui a protégé Abram de ses adversaires. Et si Abram, à son tour, offre la dîme de ses biens en adhésion à ce sacrifice, cest parce quil confesse doù lui vient « sa » victoire, quil attribue maintenant à laction divine. Le geste dAbram est un sacrifice de louange en ceci que ce geste manifeste son aveu de reconnaissance au Dieu Très-Haut devant la défaite de ses adversaires, aveu qui coûte, puisquil suppose un renoncement à ce quAbram pouvait considérer comme son propre mérite. Bien que le mot ny figure pas, ce passage de la vie dAbraham est le paradigme parfait de la todah, œuvre divine par la médiation du kohen pour sanctifier lhomme qui consent à y adhérer. Dieu obtient reconnaissance de son action par lintercession et par le témoignage du prêtre-kohen, par sa confession de louange, à quoi lhomme marque son adhésion dun geste qui lassocie à ce sacrifice daction de grâces, et qui le rapproche de Dieu.
et lui, kohen du Dieu Très-Haut,
le bénit, disant :
« Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut, obtenant des cieux et une terre. »
« Et béni soit le Dieu Très-Haut, qui a logé tes oppresseurs en ta main! »
Alors il lui donna la dîme de tout.
(Gn 14, 18-20)
Le nom des Juifs, yehoudi, vient de Juda, yehoudah, quatrième fils de Jacob :
[Léa] devint à nouveau enceinte, et enfanta un fils ;
alors elle dit : « Cette fois, je louerai YHWH » ;
cest pourquoi elle lui donna le nom de Juda.
Et elle cessa denfanter.
(Gn 29, 35)
On se souvient comment Rachel, préférée de Jacob, était restée longtemps stérile, tandis que Léa, son aînée, imposée à Jacob par Laban, leur père, avait été rendue féconde par Yhwh. Car Yhwh avait vu lhumiliation de Léa en disgrâce auprès de Jacob, et lui accorda un premier fils, Ruben ; Yhwh avait compris que Jacob la détestait, et lui accorda un second fils, Siméon ; puis, Léa ayant donné à Jacob un troisième fils, Léwy, elle espérait que « son homme », désormais, lui serait attaché. Cest pourquoi, à la naissance de ce quatrième fils, Léa voulut rendre grâce à Yhwh : elle donna ce nom à lenfant, yehoudah, que lon pourrait traduire par « il est loué », ou simplement « loué ». Cette forme passive du verbe hodah (avouer Dieu, confesser, louer) qui fait ici sa première apparition dans la Bible, vise le Dieu qui a secouru Léa dans sa détresse, mais le vise de manière anonyme, car le Nom divin, YHWH, ne sera révélé à Moïse que cinq ou six siècles plus tard.
Le nom quil reçoit à sa naissance est pour lhomme signe de sa vocation. Cest ainsi que Juda incarne les premiers pas de lhumanité vers la reconnaissance de laction divine. Sa vocation sinscrit dans lhéritage de sa mère, qui a vécu cette reconnaissance et en a transmis le moule à son fils. Et cest à la mort de son père que la vocation de Juda est pleinement révélée, lorsque Jacob fait connaître son testament à ses douze fils :
Écoutez, fils de Jacob ! écoutez Israël votre père !En cet instant, Juda reçoit la promesse de la royauté dont héritera David, et il reçoit surtout, comme le recevra David, le secret indispensable à lexercice de cette royauté : la force spirituelle de son père Israël, force qui vient de Dieu (Israël, force de Dieu ) et non de lhomme, force que Jacob a reçue dans son combat nocturne au gué du Yabboq (Gn 32, 28). Lhomme qui accepte ainsi de tout recevoir de son père, donc de Dieu, en renonçant à toute prérogative reconnaît que tout lui est donné, que tout lui vient de laction divine. La spiritualité du Lion de Juda est donc la forme fondamentale de la todah ou louange de confession.
[ ]
Lionceau de lion, Juda ! La proie, mon fils, ta exalté.
Il sabaisse, il se couche comme un lion ; et comme un léopard, qui le fera lever ?
Le sceptre ne séloignera pas de Juda, ni le bâton de souverain dentre ses pieds
(Gen 49, 2 & 9-10)
N.B. Pour une étude approfondie de ce passage, voir Comme le Lion .
La présence au monde de Juda rend gloire à Dieu. Dabord par laction de sa mère, qui lui a donné le jour et qui dit sa reconnaissance à la divinité dans le nom quelle donne à son fils. Ensuite par son existence même : Juda rend gloire à Dieu comme la fleur qui sépanouit, comme le Lion qui vit, respire et jouit de la proie. Mais le Lion ne connaît pas Dieu, car la conscience est chose humaine. Cest pourquoi le testament dIsraël, son père, est si important pour Juda. En le recevant, il devient conscient de cette Providence qui prend soin de lui sans rien demander dautre que de ne pas céder à la peur ou à la convoitise. Et en acceptant lhéritage dIsraël, Juda exprime secrètement à Dieu sa reconnaissance. Aveu conscient dans le silence, première confession de louange, pour ce bonheur dêtre choisi.
Le mot « juif » yehoudi apparaît pour la première fois dans la Bible en 2 R 16, 6, sous le règne du roi Akhaz (735 à 715). Il désigne à cette époque les habitants du pays de Juda, territoire distinct de celui du royaume dIsraël depuis la scission en deux royaumes à la mort de Salomon, cest-à-dire depuis plus de deux siècles. La notion unitaire de peuple juif nest apparue que plus tard, pendant lExil à Babylone. Au cours de sa longue histoire, lidentité juive a ainsi subi de profondes transformations, qui lont beaucoup éloignée de ses racines spirituelles. Cette évolution fait lobjet dune étude séparée (à paraître) : Les Juifs et la Bible .