Homme et Femme,
mâle et femelle.

Genèse 2, 18-25



  On ne peut comprendre le projet de Dieu sur l’homme, qu’en gardant toujours vivante à l’esprit l’origine animale de notre humanité.
 
 
 

L’argile
est d’abord matière inerte, entièrement soumise aux lois de la Physique.
Cependant cette matière argileuse rougeâtre, adamah, est déjà prégnante des premiers rougeoiements de la lumière (cf. “ Adam, le Rougeâtre ”). C’est pourquoi, au jour de faire une terre et des cieux (Gn 2, 4b), Yhwh Élohim pétrit l’hominidé, l’adam, poussière de l’argile adamah (Gn 2, 7a), de même qu’il pétrit, de l’argile adamah, tout animal des champs et tout oiseau des cieux (Gn 2, 19a). Animal ou hominidé, c’est le même processus, la même action de pétrir la même matière première ; le même opérateur a créé le même être vivant (Gn 1, 24 et 2, 7b). Seule prévenance accordée à l’hominidé — connue depuis la fin du premier récit (Gn 1, 26) —, Dieu veut en faire quelqu’un, un homme, qu’il appellera Adam. Ce résultat n’apparaîtra clairement qu’à la fin du chapitre 4, au moment où cet homme, Adam, engendrera un fils, Set (Gn 4, 25 cf. L’Homme qui engendre). Comment Dieu va-t-il conduire l’évolution de cet être vivant depuis l’animalité jusqu’à l’humanité ?

Il n’est pas bon pour l’hominidé de vivre seul. Quoique le texte dise “ être seul ”, il faut se souvenir que, contrairement à ce qui se passe en français, le verbe être n’est jamais auxiliaire en hébreu, mais touche à l’essence même de l’existence. L’Écriture ne dit pas seulement que la solitude est mauvaise, mais que l’hominidé ne pourra pas devenir homme, exister, vivre en tant qu’homme, s’il reste seul et sans partenaire. La présence de ce verbe être est le premier indice d’une vérité que les versets suivants vont révéler, sous une forme d’abord embryonnaire, qui ne cessera de se développer tout au long de la Bible : l’homme est fait pour vivre en communauté, ou plutôt, la communauté est l’outil au moyen duquel Dieu fait l’homme. Pour l’hominidé, qui vient d’être créé, cette « communauté » n’est qu’une troupe grégaire, régie par l’instinct de conservation ; son langage est fruste, entièrement ordonné à la survie de l’espèce, mais il est suffisant, efficace, et déjà laisse place à une certaine contemplation. C’est de cette contemplation, encore muette, que bientôt, un premier cri va jaillir.

Le premier cri humain

Chaque animal a son cri particulier qui caractérise l’espèce. Le cri, lorsqu’il est possible, est la première manifestation de la vie qui réagit devant une sensation nouvelle. Seuls les animaux supérieurs ont cette faculté d’émettre des cris, et par rapport aux réactions d’animaux moins évolués, le cri traduit un progrès dans la communication, un pas vers le langage : en présence d’un danger, l’huître se ferme et le poisson fuit, mais l’oiseau crie pour alerter ses petits. Le cri de l’animal n’est donc pas seulement une signature de l’espèce, ni le simple réflexe d’un vivant évolué qui a peur : il est déjà signal dirigé vers l’altérité, pour exprimer une perception nouvelle et demander quelque chose.

La vie, en provenance du milieu aqueux utérin, à peine arrivée à l’air libre, pousse son premier cri. C’est un signal d’alarme adressé au monde. Le cri du nouveau-né est un appel au secours devant la perception soudaine d’une situation inconnue, si différente de la vie à laquelle il s’était habitué avant de naître. On retrouvera ce même cri lorsque le nourrisson éprouvera la faim, sensation inconnue avant la rupture du cordon ombilical. Mais le cri, même animal, ne restera pas uniquement une alarme pour conjurer la peur. Le cerf qui brame à la saison des amours réagit instinctivement à la situation nouvelle que crée en lui le changement de saison. Son cri est toujours un appel, mais de sens différent : la femelle ne le confondra pas avec un cri d’alerte. Et le cri se diversifiera encore, en présence d’un autre animal, suivant que ce nouveau venu est de même espèce ou d’une espèce différente, qu’il peut constituer une proie ou au contraire présenter un danger prédateur. Même évolution dans la croissance du petit d’homme, dont la mère recueillera bientôt, après les cris de douleur, les cris de joie. Accompagnant l’évolution, le cri devient langage. C’est ce que traduit le verbe hébreu qara qui ne signifie pas simplement « crier », sans nuances, mais aussi « appeler », « demander » ou « invoquer », (et plus tard, pour l’homme évolué, « réciter » ou « lire à voix haute »), c’est-à-dire manifester par la voix une intention à signification propre, dirigée vers une altérité de plus en plus reconnue comme communauté constituante et nourricière.

Voici donc l’hominidé, pointe de l’évolution, invité par Dieu à crier de manière différenciée devant les êtres vivants qui lui sont présentés. Un cri différencié, c’est une considération sereine, distincte pour chacun, une intention particulière et non nécessaire, indépendante du réflexe vital que commande l’instinct de conservation. Ce cri de l’homme en devenir est recueilli sur ses lèvres, enregistré par Dieu qui l’appelle comme sa réponse devant chaque animal ; il en est désormais le nom. La pensée vient de naître avec la première opération qui la caractérise : abstraire. Le nom, ce bruit chargé de sens orienté vers l’objet visé, est devenu lui-même objet, formant symbole de l’objet qu’il désigne. À la représentation mentale du concret qu’il voit devant lui, le vivant associe désormais cet objet nouveau qu’il abstrait de la représentation. Son cri est resté signal vers une altérité, mais il est devenu manifestation d’une pensée née d’un regard sans contrainte. Il est prise de possession (ou prise en charge), déjà compréhension au sens d’une annexion à soi (ou d’un accueil en soi) ; il est le fruit d’un vivant libéré, ne fût-ce qu’un instant, de toute crainte pour sa survie. La pensée libre vient de pousser son premier cri.

Un pouvoir divin

Le seuil de la pensée, qui vient d’être franchi, apporte beaucoup plus à l’homme que cette seule commodité à saisir symboliquement un objet au moyen de son nom. C’est en réponse à l’invitation de Yhwh Élohim que l’hominidé a crié pour l’animal placé en face de lui. Créé à l’image de Dieu (Gn 1, 27), il vient, par sa réponse libre, d’imiter son créateur, dans un acte gratuit parce que non ordonné à sa propre survie. C’est pourquoi son action est décrite dans les mêmes termes déjà rencontrés pour décrire l’action divine : l’hominidé a crié pour l’animal (Gn 2, 20) comme Élohim a crié pour la lumière : “ Jour ! ” (Gn 1, 5). Le cri divin appelle la lumière à « faire jour » ; par cet appel, Dieu confère un sens à l’objet créé, détermine sa vocation, ce qu’il doit être ou devenir. Le même pouvoir vient d’être remis par Dieu à l’adam. Pour lui comme pour Dieu, désormais, crier le nom ou appeler une créature par son nom, c’est l’« invoquer », in-vocare, c’est l’inscrire dans sa vocation nouvelle ou la remettre dans la voix de son appel premier, dans l’intention de son « nom-vocation ». C’est pourquoi, dans la tradition biblique, connaître le nom de quelqu’un, c’est avoir barre sur lui : il suffit d’en appeler à Dieu en criant le nom ; Dieu entend, et se livre à cette prière. En faisant l’homme à son image, Dieu lui donne de son pouvoir créateur.

Quel que soit l’être vivant considéré, quelle que soit l’intention exprimée par le cri du nom, Dieu s’engage à exaucer le vœu que l’homme naissant manifeste par son cri. Cette expérience est aujourd’hui perdue, car nous ne sommes plus des hommes naissants : nous n’avons plus l’innocence de l’hominidé. Souvenons-nous comment, à sa naissance, il est placé dans un jardin de délices, en Éden (Gn 2, 8). En ce lieu protégé par la prévenance divine, rien ne peut survenir de fâcheux pour lui, rien ne peut lui manquer. Innocence protégée où il vit dans la parfaite gratuité, en pleine liberté. C’est son vœu, le vœu gratuit, que Dieu exauce, le cri du cœur désintéressé. Hélas ! très vite, dès le chapitre 3 de la Genèse, une convoitise mal vécue a détourné ce merveilleux départ : l’homme a intéressé son vœu, et il lui faudra désormais retrouver son innocence perdue, redevenir petit enfant, pour que revienne en lui ce pouvoir de la gratuité. Cependant, l’adam du chapitre 2 n’a pas encore connu cette chute ; le petit enfant, c’est lui, et son pouvoir tout neuf d’homme naissant va lui permettre encore, avant la faute, de découvrir qui, dans l’aventure humaine, sera son partenaire de dialogue communautaire.

Un partenaire pour l’adam

Il n’a trouvé personne chez les animaux des champs, personne chez les oiseaux des cieux. Quoi de plus normal ! Dieu vient de choisir un adam, plus éveillé que d’autres, sans doute, pour lui faire franchir le pas de la pensée ; il l’a franchi, mais il est seul. Seul à pouvoir considérer l’autre librement, sans y voir ni une proie, ni un prédateur. Les autres sont restés sous la domination de l’instinct, prisonniers de la faim ou de la peur d’être mangé.

C’est pourquoi, afin de libérer notre animalité de son enfermement dans l’instinct vital, Dieu va faire appel à l’esprit de sa créature la plus avancée, la plus haute en conscience, pour lui demander d’assumer l’autre, en le prenant avec soi. Sur les ailes de ses désirs, sur la fine écharpe des rêves qui flottent aux côtés de l’adam plongé dans un profond sommeil, Dieu dépose le projet d’humanité qu’il veut lui faire désirer. C’est une construction comme il n’en existe que dans les rêves, quelque chose qui tient à la fois du féminin (le mot ishah a la structure d’un féminin), et de l’image d’un « en avant » vers lequel on se dirige (ish-ah peut aussi se lire comme « en direction de ish ») ; c’est une construction tirée de l’homme ish, dira l’Écriture au verset suivant, un « en avant de l’homme », un projet d’humanité tout empreint de ce qui fait l’essence de la féminité — accueillir en soi l’altérité, nous le verrons plus loin —, mais ce n’est pas encore une femme. Patience !

Au réveil de son protégé, Dieu place devant ses yeux celle qui n’est encore qu’une femelle d’hominidé. Et c’est en projetant sur celle-ci (Gn 2, 23) l’image suggestive que le Ciel vient d’imprimer en lui, que l’hominidé s’écrie : « Os de mes os et chair de ma chair ! » O merveille ! En criant ce nom, il invoque Dieu. Au nom du pouvoir qu’il a reçu de donner vocation, il demande que « celle-ci » soit son alter ego, qu’elle devienne une part de lui-même. Il est, bien entendu, exaucé, d’un sourire divin. Et dans cette alliance muette, proposée par Dieu, agréée par l’adam, c’est elle qui se trouve élevée en partenaire dans leur humanité naissante, en vis-à-vis, au même niveau que lui, prise par lui, avec lui et en lui, au-dessus de l’animalité où elle se trouvait encore. Par sa réponse libre, qui est considération pour l’autre, il la fait passer du domaine de l’altérité, d’une altérité étrangère voire hostile, au domaine qui constitue son « moi ». La première communauté vient de naître. Elle est née d’un regard que le mâle a porté sur la femelle, regard qui a fait d’elle un être humain. Voici la femme.

Un aide pour partenaire

En quoi cette femme est-elle un aide pour l’adam ?
Le bon sens inviterait plutôt à patienter jusqu’à un point plus avancé de l’expérience, avant de tenter d’en juger. Mais une observation approfondie nous montrera déjà que ce n’est pas elle, c’est Dieu qui est un aide pour l’adam, Dieu qui, par elle, aide l’homme à s’élever en humanité. Pour devenir plus humain, l’adam, capable d’abstraire un symbole, avait à devenir plus féminin ; nous pourrons le comprendre en observant la scène qui vient de se dérouler devant nous.

S’il est vrai, comme nous le verrons plus loin, que l’essence du féminin est d’accueillir en soi l’altérité, l’espèce humaine ne peut pas, sans discernement, accéder à ce critère d’humanité. Car l’homme reste un animal, et si l’animal trouve dans l’altérité les moyens de sa survie, il y trouve aussi tous les risques de s’y perdre ; accueillir l’autre sans discernement, ne plus distinguer la proie du prédateur, le conduirait infailliblement, avec son espèce, à la disparition. Pour le mâle, l’instinct de conservation se résoud en général dans la domination du fort sur le faible : refusant l’autre, l’instinct se nourrit de son élimination. Pour avoir une chance de croître en humanité, la relation entre deux individus devait donc se situer d’abord à l’intérieur d’une même espèce, et d’une espèce plus libérée, plus contemplative que les autres, ensuite dans la rencontre du mâle avec la femelle, car c’est le seul affrontement animal à ne pas se résoudre toujours dans la disparition de l’autre, mais au contraire, le plus souvent, dans la pérennité de l’espèce.

Or, en accueillant une femelle en tant que sa femme, l’hominidé a franchi le seuil spirituel considérable de l’accueil en soi d’une altérité. Y a-t-il perdu son instinct de conservation ? Est-il devenu une espèce menacée, vouée à disparaître ? Non. Il a simplement, sans le savoir, abandonné à Dieu le soin de veiller sur sa vie. Car il est innocent, et son vœu, quand il crie, est toujours exaucé. Sa foi, implicite, n’a rien à craindre : son ignorance du danger le protège. Dieu veille, son gardien. Et ce miracle survient précisément au moment où il répond à la proposition divine : Celle-ci, quel choc ! os de mes os et chair de ma chair ! Ce n’est pas à elle qu’il s’adresse, puisqu’il ne dit pas « tu », mais il parle d’elle à Dieu, en disant « celle-ci ». Nous venons donc d’assister à la toute première alliance de Dieu avec l’homme. Dieu, le premier, s’adresse à l’adam en lui présentant, à son réveil devant la femelle, l’image rêvée de son alter ego. Appel silencieux qui équivaut à lui demander de prendre sans crainte cette altérité avec soi. C’est ce que demandera Yhwh, plus tard, à Abraham : N’aie pas peur ! C’est moi ton protecteur ! (Gn 15, 1). Et Adam, comme fera Abraham, répond par un acte de foi : il s’appuie sans crainte sur la proposition divine. Réponse du juste qui ne compte pas sur soi pour son salut, réponse juste du vivant à toute forme d’appel divin. Longtemps avant Abraham et longtemps avant nous, Adam, parce qu’il accueille sa femme, devient le premier juste qui met sa foi en un Dieu qu’il ne connaît pas. D’un vivant capable d’abstraire et d’exprimer une pensée libre, Dieu vient de faire un homme capable, par la foi, d’une vie communautaire qui lui ouvre les portes de l’éternité.

C’est « lui » la mère de tout vivant

L’un et l’autre, l’un par l’autre, viennent de s’élever en humanité. Lui, activement, par le fiat qu’il accorde à l’autre ; elle, passivement, par la considération qu’elle reçoit de l’autre. Pour lui, le fiat est l’unique action par laquelle il a vaincu la résistance de l’instinct, abandonnant à Dieu — à l’inconnu ! — la garde de sa survie. Action de foi essentielle aux yeux de Yhwh-Élohim, et sacrifice agréé, qui a permis de « faire » de l’adam un homme parce qu’il a adhéré à son ishah, et qu’ils sont devenus une chair unique (Gn 2, 24b), parce qu’il a adhéré au projet de Dieu sur l’homme. Ainsi pouvons-nous contempler ce que Dieu fait d’un adam consentant : un ysh en devenir, un homme vivant engendré par la communauté qu’il forme avec sa femme.

Plus tard, c’est elle, cette même femme, que l’adam va nommer Ève, demandant à Dieu, par ce vœu, qu’elle soit matrice de tout vivant (Gn 3, 20). Et c’est lui, Adam, qui par ce geste se reconnaît premier vivant de cette immense famille dont Ève est la mère. Certes, Ève n’est pas sa mère selon la chair, mais la chair ne caractérise pas l’humanité, puisque c’est par l’esprit qu’elle en a franchi le seuil. La mère, ém en hébreu, doit s’entendre ici au sens de celle qui façonne tout le vivant, jusqu’à maturité. La mère est celle qui éduque, qui forme, qui enseigne, qui nourrit l’esprit de l’homme en sa communauté de vie. Sa communauté, en hébreu, oummah, mot de même racine, qui contient le mot ém, mère. Ève est mère de l’homme vivant, de la communauté par qui Adam et ses fils sont engendrés.

S’il est vrai, cependant, que Ève est celle par qui l’homme vient d’acquérir une capacité spirituelle décisive, et fondatrice de son humanité, il est clair que ce n’est pas à elle qu’en revient le mérite, mais à Dieu, dont elle n’a été que l’instrument. Voilà pourquoi ce « elle » entendu dans l’Écriture lue à haute voix, s’écrit « il » dans le texte consulté en silence (Gn 3, 20). Par ouï-dire, nous croyons que c’est elle, Ève, la matrice de notre communauté humaine, mais en réalité, dans le silence impalpable, nous comprenons que c’est lui, Dieu, qui engendre le vivant en humanité. Ève elle-même en conviendra, à la naissance de Caïn : J’ai acquis un homme avec Yhwh (Gn 4, 1).

Le sens des versets 23 et 24 commence à se dessiner. Après l’exclamation active de l’hominidé (verset 23a), l’Écriture définit d’abord ce qu’elle entend par ishah (23b), ce que nous devons entendre quand elle dit ishah : une image abstraite de l’homme ysh vers qui Dieu nous invite à nous projeter, ish-ah, vers-homme, image qui nous est suggérée en direction du but, comme un « homme en avant » de nous, à comprendre, à rejoindre. Puis, quand cette adhésion est acquise, quand l’homme a acquiescé à la proposition divine, quand il a intégré son ishah (24b) à sa propre chair, le texte nous dit « c’est ainsi qu’un homme », nous faisant comprendre, avec ce mot, que l’adam vient à l’instant de s’élever, par son geste, de sa condition d’hominidé à la dignité d’homme. Enfin, l’Écriture poursuit en disant que, dans ce geste même, l’homme nouveau qui vient de naître abandonne son père et sa mère (24a). De quel père, de quelle mère s’agit-il donc ici ?

L’homme abandonne son père et sa mère

Chacun peut voir qu’en venant au monde, le nouveau-né a bien quitté sa mère. Mais cet arrachement vaut pour tous les mammifères ; il ne caractérise pas l’homme. La mère selon la chair n’est qu’une forme visible de la réalité abstraite à rechercher plus haut. Le sens de ishah doit nous guider. La mère, nous l’avons vu, c’est la communauté, la manière de vivre et les habitudes que cette communauté a transmises. C’est le langage, la langue maternelle, c’est le milieu, c’est la société, la mère patrie, la métropole. Pour l’hominidé, c’est la vie sociale de la troupe grégaire où il a vécu, qu’il soit ou non conscient de sa parenté animale. La mère de l’adam, c’est cela : le moule de son ancienne communauté, tout ce qu’il abandonne quand il fonde une communauté nouvelle en adhérant à son ishah. Tout progrès en humanité implique un arrachement aux tissus matriciels d’où procède la chair.

« On connaît la mère », dit un proverbe qui souligne ainsi combien le doute entoure l’identité du père. C’est bien le cas de l’adam, né de père inconnu. Mais le père dont il s’agit ici n’est pas le géniteur (cf. L’homme qui engendre), car celui-ci ne représente, comme la mère, qu’une des formes possibles manifestant la réalité invisible. Le véritable père est celui qui engendre en humanité, et tout nous oriente vers le père invisible, c’est-à-dire vers Dieu. Est-ce à dire que la Bible demande à l’homme, pour croître en humanité, d’abandonner son Dieu ?

C’est presque ça. Mais pour comprendre ce langage un peu provoquant, il faut se souvenir que nous ne connaissons pas Dieu, que nous marchons vers lui sans rien voir d’autre que ce qu’il nous dit de lui-même : son nom révélé. Et encore faut-il que nos yeux s’ouvrent à ce mystère. Aussi, quand il franchit un pas en humanité, l’homme nouveau doit-il abandonner, non pas Dieu mais l’idée qu’il se faisait de Dieu : il cesse d’invoquer le nom ancien, symbole abstrait d’une connaissance devenue incomplète (non pas caduque), dans laquelle il avait cru pouvoir circonscrire son créateur (cf. Les noms divins). En agissant sur lui, en se révélant à lui, Dieu bouleverse en l’homme sa « théorie » sur les forces inconnues qu’il ne maîtrise pas : Dieu se révèle sous un nom nouveau, symbole d’une connaissance enrichie par la révélation nouvelle — ou nouvellement perçue. C’est au moment où l’homme adhère à cette révélation, nouvelle à ses yeux, que celle-ci devient spirituellement son père. Tout progrès en humanité implique une reconnaissance du père invisible qui en est l’auteur.

L’homme et son ishah

Vers quelle destination — ou quel destin — Dieu mène-t-il ainsi l’homme, lorsqu’il imprime « en avant de lui » une image aussi féminine, son ishah, incarnation de l’aide divine qui lui est accordée ? Autrement dit, de quelle sève spirituelle le couple d’adam est-il porteur au sein même de sa matière animale, tout comme l’argile adamah est porteuse, au sein même de sa matière minérale, des premières lueurs rougeoyantes de la sève lumineuse qui irrigue l’adam ?

Pour pénétrer ce mystère, il faut encore se souvenir que le texte biblique n’est pas une cosmogonie décrivant le monde et sa genèse, mais un guide spirituel pour donner à l’homme conscience de son humanité, pour lui permettre de l’assumer, pour découvrir son chemin ouvert sur la félicité. Si “ mâle ” et “ femelle ” n’étaient que des termes relevant de la biologie, nous n’apprendrions rien à les étudier dans la langue hébraïque. Mais l’hébreu biblique est un langage symbolique (cf. note mâle et femelle), et les mots zakar et neqébah ont été « criés » par des hommes dont il faut recueillir l’inspiration : le mâle et la femelle sont les notions concrètes qui symbolisent des réalités abstraites plus élevées. Quelles sont ces réalités ?

Le mâle zakar vient de la racine verbale ZKR : se souvenir, faire mémoire. Faire mémoire, c’est dresser une stèle, comme Jacob après son rêve (Gn 28, 18) ; c’est marquer d’une onction d’huile la valeur d’une expérience afin d’en recueillir la sève, et s’en nourrir. Cette faculté humaine d’unifier ainsi le temps pour bâtir la connaissance (time binding), exige un mouvement, une projection de soi-même hors du « moi-ici-maintenant ». Projection qui s’exerce dans les deux directions : vers le passé, pour y puiser la sève de l’expérience ancestrale, vers le futur pour en transmettre la valeur qui édifie la descendance. Une même racine ZKR désigne ces deux aspects du tropisme de l’homme pour les valeurs d’éternité : faire mémoire, être mâle, c’est faire mouvement, sortir de soi pour recueillir et pour transmettre l’essence de la vie.

Élohim se souvint de Noé, dit l’Écriture à l’issue du déluge (Gn 8, 1 première occurrence du verbe ZKR). Sortie de soi non nécessaire pour Dieu, qui se projette hors de sa perfection céleste afin de marquer Noé de son attention. Élohim se souvient, reliant ainsi la situation initiale d’un homme, ysh, que Yhwh avait reconnu vivant comme un juste au sein de sa génération pervertie (Gn 6, 8-9), à la situation finale de l’homme, sauvé d’un genre humain que sa perversion a perdu. Dieu nous invite à l’imiter, à faire mémoire du juste, à oublier l’injuste. C’est la visée mâle de l’esprit : construire sa connaissance par l’expérience, en gardant mémoire des acquis, et les transmettre à sa descendance. Pour l’animal, son expérience circonscrite aux réflexes acquis, n’est transmise que par instinct de reproduction. Mais l’homme, appelé à plus haute mémoire, l’homme juste transmet la conscience des valeurs d’éternité. Cependant, l’instinct demeure, qui est le support de l’esprit. Et la réponse du mâle, instinctive et désintéressée chez l’animal, prend chez l’homme les formes plus évoluées, mais corruptibles, du chasseur, de l’aventurier, du conquérant.

La femelle neqébah vient de la racine NQB, verbe peu fréquent employé parfois dans le sens de creuser, forer, percer, mais aussi de marquer, pointer, inscrire. D’autres noms dérivés de cette racine peuvent en éclairer la compréhension : nèqèb (Éz 28, 13) considéré comme une structure de mise en valeur pour les pierres précieuses (chaton d’orfèvre) ; qébah (Dt 18, 13), la panse ou l’estomac d’un animal ; qobah (Nb 25, 8), la cavité utérine ; et enfin maqqèbèt, la géode (Is 51, 1) : Écoutez-moi, vous qui recherchez la justice en cherchant Yhwh : Contemplez ce rocher où vous avez été ciselés, cette géode, ce puits d’où vous avez été tirés. Dans ce verset, le juste (les délices de Yhwh) est présenté, par le prophète qui s’adresse à lui, comme une pierre précieuse longuement préparée, préservée au creux du rocher (symbole de Dieu), pour développer la pureté de son cristal sous protection divine. En de nombreuses occasions, ailleurs, l’Écriture chante la tendresse maternelle (rèhèm, sein maternel) de Dieu pour l’homme, mais c’est ici, semble-t-il, le seul cas où cette tendresse est décrite avec le vocabulaire lié à la femelle. La visée femelle de l’esprit s’en trouve éclairée, et peut s’exprimer en termes symétriques de ceux employés pour le mâle : renoncer à tout mouvement, pour accueillir en soi l’altérité, et lui faire demeure.

Cette capacité, chez l’animal, est exclusivement gouvernée par l’instinct de reproduction : réception de la semence du mâle et accueil de son développement. Chez l’homme, la conscience, encore, invite à la maîtrise de l’instinct. La réponse de la femelle, instinctive et toujours désintéressée chez l’animal, prend pour la femme les formes évoluées, mais elles aussi corruptibles, de la maternité, de l’accueil éducatif, de l’hospitalité.

Homme et femme en devenir

Si la complémentarité entre le mâle et la femelle saute aux yeux dans le domaine de la reproduction des espèces, elle demande à être éclairée en d’autres circonstances où, moins visible, elle est pourtant présente. Car elle est universelle, comme chaque mystère de la création, présente en tout point du temps ou de l’espace, même invisible, même inattendue. Elle est en particulier au cœur de chaque vivant. Elle entre dans le champ de la conscience humaine avec oralité et analité ; elle différencie les sexes à la sortie de l’enfance, s’épanouit dans la rencontre amoureuse où déjà, elle donne du fruit, mais n’atteindra sa plénitude, dans la liberté spirituelle d’une humanité vivant dans la paix, qu’au terme d’un très long parcours. Histoire semée de combats, de souffrances mais aussi de joies, qui jour après jour, siècle après siècle, entraîne et assemble, sous la conduite de l’invisible, toute l’humanité jusqu’en présence de sa divinité.

De son langage symbolique, sous l’hébreu biblique, l’Écriture dit tout cela, quoique le plus souvent de manière cachée, accessible pourtant à qui veut bien le rechercher. Voyez comment avant toute création, dès les origines, le souffle d’Élohim, en sa première caresse sur la face des eaux (Gn 1, 2), ce souffle, rouah, mot en lui-même ni masculin ni féminin, s’accorde en ce point précis au participe féminin d’un verbe actif sous sa forme intensive : elle caresse la face des eaux. Sans bruit, nullement troublée par ce tohu-bohu des origines pourtant aux antipodes du plan divin, la caresse de l’esprit de Dieu, rouah élohim, accueille cette altérité de division et de désordre afin de l’envelopper de sa tendresse. Premier geste de la symbolique femelle, caresse maternelle : Dieu se fait mère !

Ce ne sera pas toujours le cas. En Gn 6, 3, lorsque Yhwh décide de réduire la durée de vie des hommes à cent vingt ans, il dit : Mon esprit ne gouvernera pas les adam jusqu’en éternité. Cette décision précède immédiatement le déluge et en préfigure le bouleversement radical ; elle annonce un changement dans le déroulement du plan divin, qui devient tout autre : le monde injuste va disparaître et seul survivra Noé, homme juste. Cette projection divine dans un futur différent est d’essence mâle. Aussi le verbe “ gouverner ” est-il ici au masculin ; c’est pourtant le même mot, rouah, que nous trouvons ici comme sujet masculin de ce verbe. Pour décider, le geste de Dieu s’est métamorphosé. L’esprit divin est passé des caresses de la femelle qui couve à la colère du mâle qui sanctionne afin de préserver le juste. Nous pressentons ici le terme de l’histoire, ce jugement qui sauvera le juste en écartant ce qui ne l’est pas.

Cette observation contient un enseignement précieux. Vous serez saints, car je suis saint, moi Yhwh votre Dieu (Lv 19, 2). Dieu est notre modèle spirituel, et nous invite à l’imiter. L’être humain, adam dans son enfance, proche encore de l’animal, est appelé à devenir homme spirituel, ysh, pour être comme Dieu, fils de Dieu sans jamais cesser d’être fils d’Adam. Mâle et femelle, d’abord gouverné par l’instinct, il évoluera. Il deviendra, génération après génération, de plus en plus capable de répondre aux appels divins, dans un esprit toujours plus conscient, toujours plus libéré des pesanteurs qui l’attirent vers le bas. Dieu élève l’homme comme un homme élève son fils. Mâle ou femelle, mâle et femelle, il apprend à quitter ce qui est soi pour accueillir ce qui est autre, il apprend à choisir ce qui est juste en rejetant ce qui ne l’est pas. Il marche certes dans la nuit, mais il entend la voix qui l’appelle et qui le guide vers cette justice. Libre, il accepte à chaque pas d’aller plus loin, plus haut, conduit par ce père invisible qui lui tient la main. Refuser, c’est redescendre s’enfermer dans l’instinct. Accepter, c’est aller toujours plus haut dans la conscience d’être, vers un infini d’amour et de liberté.




Note : faire mémoire du juste
On voit ici que le Psaume 112 ne cherche pas à tresser des couronnes au juste (verset Ps 112, 6) afin que ce dernier en reçoive les louanges qu’il mérite, mais nous invite plutôt à cultiver sa mémoire pour profiter de son expérience, et nous-mêmes ainsi croître en humanité.




HebraScriptur - mars 2005




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