On ne peut comprendre le projet de Dieu sur lhomme, quen gardant toujours vivante à lesprit lorigine animale de notre humanité. |
Largile |
Il nest pas bon pour lhominidé de vivre seul. Quoique le texte dise être seul , il faut se souvenir que, contrairement à ce qui se passe en français, le verbe être nest jamais auxiliaire en hébreu, mais touche à lessence même de lexistence. LÉcriture ne dit pas seulement que la solitude est mauvaise, mais que lhominidé ne pourra pas devenir homme, exister, vivre en tant quhomme, sil reste seul et sans partenaire. La présence de ce verbe être est le premier indice dune vérité que les versets suivants vont révéler, sous une forme dabord embryonnaire, qui ne cessera de se développer tout au long de la Bible : lhomme est fait pour vivre en communauté, ou plutôt, la communauté est loutil au moyen duquel Dieu fait lhomme. Pour lhominidé, qui vient dêtre créé, cette « communauté » nest quune troupe grégaire, régie par linstinct de conservation ; son langage est fruste, entièrement ordonné à la survie de lespèce, mais il est suffisant, efficace, et déjà laisse place à une certaine contemplation. Cest de cette contemplation, encore muette, que bientôt, un premier cri va jaillir.
Chaque animal a son cri particulier qui caractérise lespèce. Le cri, lorsquil est possible, est la première manifestation de la vie qui réagit devant une sensation nouvelle. Seuls les animaux supérieurs ont cette faculté démettre des cris, et par rapport aux réactions danimaux moins évolués, le cri traduit un progrès dans la communication, un pas vers le langage : en présence dun danger, lhuître se ferme et le poisson fuit, mais loiseau crie pour alerter ses petits. Le cri de lanimal nest donc pas seulement une signature de lespèce, ni le simple réflexe dun vivant évolué qui a peur : il est déjà signal dirigé vers laltérité, pour exprimer une perception nouvelle et demander quelque chose.
La vie, en provenance du milieu aqueux utérin, à peine arrivée à lair libre, pousse son premier cri. Cest un signal dalarme adressé au monde. Le cri du nouveau-né est un appel au secours devant la perception soudaine dune situation inconnue, si différente de la vie à laquelle il sétait habitué avant de naître. On retrouvera ce même cri lorsque le nourrisson éprouvera la faim, sensation inconnue avant la rupture du cordon ombilical. Mais le cri, même animal, ne restera pas uniquement une alarme pour conjurer la peur. Le cerf qui brame à la saison des amours réagit instinctivement à la situation nouvelle que crée en lui le changement de saison. Son cri est toujours un appel, mais de sens différent : la femelle ne le confondra pas avec un cri dalerte. Et le cri se diversifiera encore, en présence dun autre animal, suivant que ce nouveau venu est de même espèce ou dune espèce différente, quil peut constituer une proie ou au contraire présenter un danger prédateur. Même évolution dans la croissance du petit dhomme, dont la mère recueillera bientôt, après les cris de douleur, les cris de joie. Accompagnant lévolution, le cri devient langage. Cest ce que traduit le verbe hébreu qara qui ne signifie pas simplement « crier », sans nuances, mais aussi « appeler », « demander » ou « invoquer », (et plus tard, pour lhomme évolué, « réciter » ou « lire à voix haute »), cest-à-dire manifester par la voix une intention à signification propre, dirigée vers une altérité de plus en plus reconnue comme communauté constituante et nourricière.
Voici donc lhominidé, pointe de lévolution, invité par Dieu à crier de manière différenciée devant les êtres vivants qui lui sont présentés. Un cri différencié, cest une considération sereine, distincte pour chacun, une intention particulière et non nécessaire, indépendante du réflexe vital que commande linstinct de conservation. Ce cri de lhomme en devenir est recueilli sur ses lèvres, enregistré par Dieu qui lappelle comme sa réponse devant chaque animal ; il en est désormais le nom. La pensée vient de naître avec la première opération qui la caractérise : abstraire. Le nom, ce bruit chargé de sens orienté vers lobjet visé, est devenu lui-même objet, formant symbole de lobjet quil désigne. À la représentation mentale du concret quil voit devant lui, le vivant associe désormais cet objet nouveau quil abstrait de la représentation. Son cri est resté signal vers une altérité, mais il est devenu manifestation dune pensée née dun regard sans contrainte. Il est prise de possession (ou prise en charge), déjà compréhension au sens dune annexion à soi (ou dun accueil en soi) ; il est le fruit dun vivant libéré, ne fût-ce quun instant, de toute crainte pour sa survie. La pensée libre vient de pousser son premier cri.
Le seuil de la pensée, qui vient dêtre franchi, apporte beaucoup plus à lhomme que cette seule commodité à saisir symboliquement un objet au moyen de son nom. Cest en réponse à linvitation de Yhwh Élohim que lhominidé a crié pour lanimal placé en face de lui. Créé à limage de Dieu (Gn 1, 27), il vient, par sa réponse libre, dimiter son créateur, dans un acte gratuit parce que non ordonné à sa propre survie. Cest pourquoi son action est décrite dans les mêmes termes déjà rencontrés pour décrire laction divine : lhominidé a crié pour lanimal (Gn 2, 20) comme Élohim a crié pour la lumière : Jour ! (Gn 1, 5). Le cri divin appelle la lumière à « faire jour » ; par cet appel, Dieu confère un sens à lobjet créé, détermine sa vocation, ce quil doit être ou devenir. Le même pouvoir vient dêtre remis par Dieu à ladam. Pour lui comme pour Dieu, désormais, crier le nom ou appeler une créature par son nom, cest l« invoquer », in-vocare, cest linscrire dans sa vocation nouvelle ou la remettre dans la voix de son appel premier, dans lintention de son « nom-vocation ». Cest pourquoi, dans la tradition biblique, connaître le nom de quelquun, cest avoir barre sur lui : il suffit den appeler à Dieu en criant le nom ; Dieu entend, et se livre à cette prière. En faisant lhomme à son image, Dieu lui donne de son pouvoir créateur.
Quel que soit lêtre vivant considéré, quelle que soit lintention exprimée par le cri du nom, Dieu sengage à exaucer le vœu que lhomme naissant manifeste par son cri. Cette expérience est aujourdhui perdue, car nous ne sommes plus des hommes naissants : nous navons plus linnocence de lhominidé. Souvenons-nous comment, à sa naissance, il est placé dans un jardin de délices, en Éden (Gn 2, 8). En ce lieu protégé par la prévenance divine, rien ne peut survenir de fâcheux pour lui, rien ne peut lui manquer. Innocence protégée où il vit dans la parfaite gratuité, en pleine liberté. Cest son vœu, le vœu gratuit, que Dieu exauce, le cri du cœur désintéressé. Hélas ! très vite, dès le chapitre 3 de la Genèse, une convoitise mal vécue a détourné ce merveilleux départ : lhomme a intéressé son vœu, et il lui faudra désormais retrouver son innocence perdue, redevenir petit enfant, pour que revienne en lui ce pouvoir de la gratuité. Cependant, ladam du chapitre 2 na pas encore connu cette chute ; le petit enfant, cest lui, et son pouvoir tout neuf dhomme naissant va lui permettre encore, avant la faute, de découvrir qui, dans laventure humaine, sera son partenaire de dialogue communautaire.
Il na trouvé personne chez les animaux des champs, personne chez les oiseaux des cieux. Quoi de plus normal ! Dieu vient de choisir un adam, plus éveillé que dautres, sans doute, pour lui faire franchir le pas de la pensée ; il la franchi, mais il est seul. Seul à pouvoir considérer lautre librement, sans y voir ni une proie, ni un prédateur. Les autres sont restés sous la domination de linstinct, prisonniers de la faim ou de la peur dêtre mangé.
Cest pourquoi, afin de libérer notre animalité de son enfermement dans linstinct vital, Dieu va faire appel à lesprit de sa créature la plus avancée, la plus haute en conscience, pour lui demander dassumer lautre, en le prenant avec soi. Sur les ailes de ses désirs, sur la fine écharpe des rêves qui flottent aux côtés de ladam plongé dans un profond sommeil, Dieu dépose le projet dhumanité quil veut lui faire désirer. Cest une construction comme il nen existe que dans les rêves, quelque chose qui tient à la fois du féminin (le mot ishah a la structure dun féminin), et de limage dun « en avant » vers lequel on se dirige (ish-ah peut aussi se lire comme « en direction de ish ») ; cest une construction tirée de lhomme ish, dira lÉcriture au verset suivant, un « en avant de lhomme », un projet dhumanité tout empreint de ce qui fait lessence de la féminité accueillir en soi laltérité, nous le verrons plus loin , mais ce nest pas encore une femme. Patience !
Au réveil de son protégé, Dieu place devant ses yeux celle qui nest encore quune femelle dhominidé. Et cest en projetant sur celle-ci (Gn 2, 23) limage suggestive que le Ciel vient dimprimer en lui, que lhominidé sécrie : « Os de mes os et chair de ma chair ! » O merveille ! En criant ce nom, il invoque Dieu. Au nom du pouvoir quil a reçu de donner vocation, il demande que « celle-ci » soit son alter ego, quelle devienne une part de lui-même. Il est, bien entendu, exaucé, dun sourire divin. Et dans cette alliance muette, proposée par Dieu, agréée par ladam, cest elle qui se trouve élevée en partenaire dans leur humanité naissante, en vis-à-vis, au même niveau que lui, prise par lui, avec lui et en lui, au-dessus de lanimalité où elle se trouvait encore. Par sa réponse libre, qui est considération pour lautre, il la fait passer du domaine de laltérité, dune altérité étrangère voire hostile, au domaine qui constitue son « moi ». La première communauté vient de naître. Elle est née dun regard que le mâle a porté sur la femelle, regard qui a fait delle un être humain. Voici la femme.
En quoi cette femme est-elle un aide pour ladam ?
Le bon sens inviterait plutôt à patienter jusquà un point plus avancé de lexpérience, avant de tenter den juger. Mais une observation approfondie nous montrera déjà que ce nest pas elle, cest Dieu qui est un aide pour ladam, Dieu qui, par elle, aide lhomme à sélever en humanité. Pour devenir plus humain, ladam, capable dabstraire un symbole, avait à devenir plus féminin ; nous pourrons le comprendre en observant la scène qui vient de se dérouler devant nous.
Sil est vrai, comme nous le verrons plus loin, que lessence du féminin est daccueillir en soi laltérité, lespèce humaine ne peut pas, sans discernement, accéder à ce critère dhumanité. Car lhomme reste un animal, et si lanimal trouve dans laltérité les moyens de sa survie, il y trouve aussi tous les risques de sy perdre ; accueillir lautre sans discernement, ne plus distinguer la proie du prédateur, le conduirait infailliblement, avec son espèce, à la disparition. Pour le mâle, linstinct de conservation se résoud en général dans la domination du fort sur le faible : refusant lautre, linstinct se nourrit de son élimination. Pour avoir une chance de croître en humanité, la relation entre deux individus devait donc se situer dabord à lintérieur dune même espèce, et dune espèce plus libérée, plus contemplative que les autres, ensuite dans la rencontre du mâle avec la femelle, car cest le seul affrontement animal à ne pas se résoudre toujours dans la disparition de lautre, mais au contraire, le plus souvent, dans la pérennité de lespèce.
Or, en accueillant une femelle en tant que sa femme, lhominidé a franchi le seuil spirituel considérable de laccueil en soi dune altérité. Y a-t-il perdu son instinct de conservation ? Est-il devenu une espèce menacée, vouée à disparaître ? Non. Il a simplement, sans le savoir, abandonné à Dieu le soin de veiller sur sa vie. Car il est innocent, et son vœu, quand il crie, est toujours exaucé. Sa foi, implicite, na rien à craindre : son ignorance du danger le protège. Dieu veille, son gardien. Et ce miracle survient précisément au moment où il répond à la proposition divine : Celle-ci, quel choc ! os de mes os et chair de ma chair ! Ce nest pas à elle quil sadresse, puisquil ne dit pas « tu », mais il parle delle à Dieu, en disant « celle-ci ». Nous venons donc dassister à la toute première alliance de Dieu avec lhomme. Dieu, le premier, sadresse à ladam en lui présentant, à son réveil devant la femelle, limage rêvée de son alter ego. Appel silencieux qui équivaut à lui demander de prendre sans crainte cette altérité avec soi. Cest ce que demandera Yhwh, plus tard, à Abraham : Naie pas peur ! Cest moi ton protecteur ! (Gn 15, 1). Et Adam, comme fera Abraham, répond par un acte de foi : il sappuie sans crainte sur la proposition divine. Réponse du juste qui ne compte pas sur soi pour son salut, réponse juste du vivant à toute forme dappel divin. Longtemps avant Abraham et longtemps avant nous, Adam, parce quil accueille sa femme, devient le premier juste qui met sa foi en un Dieu quil ne connaît pas. Dun vivant capable dabstraire et dexprimer une pensée libre, Dieu vient de faire un homme capable, par la foi, dune vie communautaire qui lui ouvre les portes de léternité.
Lun et lautre, lun par lautre, viennent de sélever en humanité. Lui, activement, par le fiat quil accorde à lautre ; elle, passivement, par la considération quelle reçoit de lautre. Pour lui, le fiat est lunique action par laquelle il a vaincu la résistance de linstinct, abandonnant à Dieu à linconnu ! la garde de sa survie. Action de foi essentielle aux yeux de Yhwh-Élohim, et sacrifice agréé, qui a permis de « faire » de ladam un homme parce quil a adhéré à son ishah, et quils sont devenus une chair unique (Gn 2, 24b), parce quil a adhéré au projet de Dieu sur lhomme. Ainsi pouvons-nous contempler ce que Dieu fait dun adam consentant : un ysh en devenir, un homme vivant engendré par la communauté quil forme avec sa femme.
Plus tard, cest elle, cette même femme, que ladam va nommer Ève, demandant à Dieu, par ce vœu, quelle soit matrice de tout vivant (Gn 3, 20). Et cest lui, Adam, qui par ce geste se reconnaît premier vivant de cette immense famille dont Ève est la mère. Certes, Ève nest pas sa mère selon la chair, mais la chair ne caractérise pas lhumanité, puisque cest par lesprit quelle en a franchi le seuil. La mère, ém en hébreu, doit sentendre ici au sens de celle qui façonne tout le vivant, jusquà maturité. La mère est celle qui éduque, qui forme, qui enseigne, qui nourrit lesprit de lhomme en sa communauté de vie. Sa communauté, en hébreu, oummah, mot de même racine, qui contient le mot ém, mère. Ève est mère de lhomme vivant, de la communauté par qui Adam et ses fils sont engendrés.
Sil est vrai, cependant, que Ève est celle par qui lhomme vient dacquérir une capacité spirituelle décisive, et fondatrice de son humanité, il est clair que ce nest pas à elle quen revient le mérite, mais à Dieu, dont elle na été que linstrument. Voilà pourquoi ce « elle » entendu dans lÉcriture lue à haute voix, sécrit « il » dans le texte consulté en silence (Gn 3, 20). Par ouï-dire, nous croyons que cest elle, Ève, la matrice de notre communauté humaine, mais en réalité, dans le silence impalpable, nous comprenons que cest lui, Dieu, qui engendre le vivant en humanité. Ève elle-même en conviendra, à la naissance de Caïn : Jai acquis un homme avec Yhwh (Gn 4, 1).
Le sens des versets 23 et 24 commence à se dessiner. Après lexclamation active de lhominidé (verset 23a), lÉcriture définit dabord ce quelle entend par ishah (23b), ce que nous devons entendre quand elle dit ishah : une image abstraite de lhomme ysh vers qui Dieu nous invite à nous projeter, ish-ah, vers-homme, image qui nous est suggérée en direction du but, comme un « homme en avant » de nous, à comprendre, à rejoindre. Puis, quand cette adhésion est acquise, quand lhomme a acquiescé à la proposition divine, quand il a intégré son ishah (24b) à sa propre chair, le texte nous dit « cest ainsi quun homme », nous faisant comprendre, avec ce mot, que ladam vient à linstant de sélever, par son geste, de sa condition dhominidé à la dignité dhomme. Enfin, lÉcriture poursuit en disant que, dans ce geste même, lhomme nouveau qui vient de naître abandonne son père et sa mère (24a). De quel père, de quelle mère sagit-il donc ici ?
Chacun peut voir quen venant au monde, le nouveau-né a bien quitté sa mère. Mais cet arrachement vaut pour tous les mammifères ; il ne caractérise pas lhomme. La mère selon la chair nest quune forme visible de la réalité abstraite à rechercher plus haut. Le sens de ishah doit nous guider. La mère, nous lavons vu, cest la communauté, la manière de vivre et les habitudes que cette communauté a transmises. Cest le langage, la langue maternelle, cest le milieu, cest la société, la mère patrie, la métropole. Pour lhominidé, cest la vie sociale de la troupe grégaire où il a vécu, quil soit ou non conscient de sa parenté animale. La mère de ladam, cest cela : le moule de son ancienne communauté, tout ce quil abandonne quand il fonde une communauté nouvelle en adhérant à son ishah. Tout progrès en humanité implique un arrachement aux tissus matriciels doù procède la chair.
« On connaît la mère », dit un proverbe qui souligne ainsi combien le doute entoure lidentité du père. Cest bien le cas de ladam, né de père inconnu. Mais le père dont il sagit ici nest pas le géniteur (cf. Lhomme qui engendre), car celui-ci ne représente, comme la mère, quune des formes possibles manifestant la réalité invisible. Le véritable père est celui qui engendre en humanité, et tout nous oriente vers le père invisible, cest-à-dire vers Dieu. Est-ce à dire que la Bible demande à lhomme, pour croître en humanité, dabandonner son Dieu ?
Cest presque ça. Mais pour comprendre ce langage un peu provoquant, il faut se souvenir que nous ne connaissons pas Dieu, que nous marchons vers lui sans rien voir dautre que ce quil nous dit de lui-même : son nom révélé. Et encore faut-il que nos yeux souvrent à ce mystère. Aussi, quand il franchit un pas en humanité, lhomme nouveau doit-il abandonner, non pas Dieu mais lidée quil se faisait de Dieu : il cesse dinvoquer le nom ancien, symbole abstrait dune connaissance devenue incomplète (non pas caduque), dans laquelle il avait cru pouvoir circonscrire son créateur (cf. Les noms divins). En agissant sur lui, en se révélant à lui, Dieu bouleverse en lhomme sa « théorie » sur les forces inconnues quil ne maîtrise pas : Dieu se révèle sous un nom nouveau, symbole dune connaissance enrichie par la révélation nouvelle ou nouvellement perçue. Cest au moment où lhomme adhère à cette révélation, nouvelle à ses yeux, que celle-ci devient spirituellement son père. Tout progrès en humanité implique une reconnaissance du père invisible qui en est lauteur.
Vers quelle destination ou quel destin Dieu mène-t-il ainsi lhomme, lorsquil imprime « en avant de lui » une image aussi féminine, son ishah, incarnation de laide divine qui lui est accordée ? Autrement dit, de quelle sève spirituelle le couple dadam est-il porteur au sein même de sa matière animale, tout comme largile adamah est porteuse, au sein même de sa matière minérale, des premières lueurs rougeoyantes de la sève lumineuse qui irrigue ladam ?
Pour pénétrer ce mystère, il faut encore se souvenir que le texte biblique nest pas une cosmogonie décrivant le monde et sa genèse, mais un guide spirituel pour donner à lhomme conscience de son humanité, pour lui permettre de lassumer, pour découvrir son chemin ouvert sur la félicité. Si mâle et femelle nétaient que des termes relevant de la biologie, nous napprendrions rien à les étudier dans la langue hébraïque. Mais lhébreu biblique est un langage symbolique (cf. note mâle et femelle), et les mots zakar et neqébah ont été « criés » par des hommes dont il faut recueillir linspiration : le mâle et la femelle sont les notions concrètes qui symbolisent des réalités abstraites plus élevées. Quelles sont ces réalités ?
Le mâle zakar vient de la racine verbale ZKR : se souvenir, faire mémoire. Faire mémoire, cest dresser une stèle, comme Jacob après son rêve (Gn 28, 18) ; cest marquer dune onction dhuile la valeur dune expérience afin den recueillir la sève, et sen nourrir. Cette faculté humaine dunifier ainsi le temps pour bâtir la connaissance (time binding), exige un mouvement, une projection de soi-même hors du « moi-ici-maintenant ». Projection qui sexerce dans les deux directions : vers le passé, pour y puiser la sève de lexpérience ancestrale, vers le futur pour en transmettre la valeur qui édifie la descendance. Une même racine ZKR désigne ces deux aspects du tropisme de lhomme pour les valeurs déternité : faire mémoire, être mâle, cest faire mouvement, sortir de soi pour recueillir et pour transmettre lessence de la vie.
Élohim se souvint de Noé, dit lÉcriture à lissue du déluge (Gn 8, 1 première occurrence du verbe ZKR). Sortie de soi non nécessaire pour Dieu, qui se projette hors de sa perfection céleste afin de marquer Noé de son attention. Élohim se souvient, reliant ainsi la situation initiale dun homme, ysh, que Yhwh avait reconnu vivant comme un juste au sein de sa génération pervertie (Gn 6, 8-9), à la situation finale de lhomme, sauvé dun genre humain que sa perversion a perdu. Dieu nous invite à limiter, à faire mémoire du juste, à oublier linjuste. Cest la visée mâle de lesprit : construire sa connaissance par lexpérience, en gardant mémoire des acquis, et les transmettre à sa descendance. Pour lanimal, son expérience circonscrite aux réflexes acquis, nest transmise que par instinct de reproduction. Mais lhomme, appelé à plus haute mémoire, lhomme juste transmet la conscience des valeurs déternité. Cependant, linstinct demeure, qui est le support de lesprit. Et la réponse du mâle, instinctive et désintéressée chez lanimal, prend chez lhomme les formes plus évoluées, mais corruptibles, du chasseur, de laventurier, du conquérant.
La femelle neqébah vient de la racine NQB, verbe peu fréquent employé parfois dans le sens de creuser, forer, percer, mais aussi de marquer, pointer, inscrire. Dautres noms dérivés de cette racine peuvent en éclairer la compréhension : nèqèb (Éz 28, 13) considéré comme une structure de mise en valeur pour les pierres précieuses (chaton dorfèvre) ; qébah (Dt 18, 13), la panse ou lestomac dun animal ; qobah (Nb 25, 8), la cavité utérine ; et enfin maqqèbèt, la géode (Is 51, 1) : Écoutez-moi, vous qui recherchez la justice en cherchant Yhwh : Contemplez ce rocher où vous avez été ciselés, cette géode, ce puits doù vous avez été tirés. Dans ce verset, le juste (les délices de Yhwh) est présenté, par le prophète qui sadresse à lui, comme une pierre précieuse longuement préparée, préservée au creux du rocher (symbole de Dieu), pour développer la pureté de son cristal sous protection divine. En de nombreuses occasions, ailleurs, lÉcriture chante la tendresse maternelle (rèhèm, sein maternel) de Dieu pour lhomme, mais cest ici, semble-t-il, le seul cas où cette tendresse est décrite avec le vocabulaire lié à la femelle. La visée femelle de lesprit sen trouve éclairée, et peut sexprimer en termes symétriques de ceux employés pour le mâle : renoncer à tout mouvement, pour accueillir en soi laltérité, et lui faire demeure.
Cette capacité, chez lanimal, est exclusivement gouvernée par linstinct de reproduction : réception de la semence du mâle et accueil de son développement. Chez lhomme, la conscience, encore, invite à la maîtrise de linstinct. La réponse de la femelle, instinctive et toujours désintéressée chez lanimal, prend pour la femme les formes évoluées, mais elles aussi corruptibles, de la maternité, de laccueil éducatif, de lhospitalité.
Si la complémentarité entre le mâle et la femelle saute aux yeux dans le domaine de la reproduction des espèces, elle demande à être éclairée en dautres circonstances où, moins visible, elle est pourtant présente. Car elle est universelle, comme chaque mystère de la création, présente en tout point du temps ou de lespace, même invisible, même inattendue. Elle est en particulier au cur de chaque vivant. Elle entre dans le champ de la conscience humaine avec oralité et analité ; elle différencie les sexes à la sortie de lenfance, sépanouit dans la rencontre amoureuse où déjà, elle donne du fruit, mais natteindra sa plénitude, dans la liberté spirituelle dune humanité vivant dans la paix, quau terme dun très long parcours. Histoire semée de combats, de souffrances mais aussi de joies, qui jour après jour, siècle après siècle, entraîne et assemble, sous la conduite de linvisible, toute lhumanité jusquen présence de sa divinité.
De son langage symbolique, sous lhébreu biblique, lÉcriture dit tout cela, quoique le plus souvent de manière cachée, accessible pourtant à qui veut bien le rechercher. Voyez comment avant toute création, dès les origines, le souffle dÉlohim, en sa première caresse sur la face des eaux (Gn 1, 2), ce souffle, rouah, mot en lui-même ni masculin ni féminin, saccorde en ce point précis au participe féminin dun verbe actif sous sa forme intensive : elle caresse la face des eaux. Sans bruit, nullement troublée par ce tohu-bohu des origines pourtant aux antipodes du plan divin, la caresse de lesprit de Dieu, rouah élohim, accueille cette altérité de division et de désordre afin de lenvelopper de sa tendresse. Premier geste de la symbolique femelle, caresse maternelle : Dieu se fait mère !
Ce ne sera pas toujours le cas. En Gn 6, 3, lorsque Yhwh décide de réduire la durée de vie des hommes à cent vingt ans, il dit : Mon esprit ne gouvernera pas les adam jusquen éternité. Cette décision précède immédiatement le déluge et en préfigure le bouleversement radical ; elle annonce un changement dans le déroulement du plan divin, qui devient tout autre : le monde injuste va disparaître et seul survivra Noé, homme juste. Cette projection divine dans un futur différent est dessence mâle. Aussi le verbe gouverner est-il ici au masculin ; cest pourtant le même mot, rouah, que nous trouvons ici comme sujet masculin de ce verbe. Pour décider, le geste de Dieu sest métamorphosé. Lesprit divin est passé des caresses de la femelle qui couve à la colère du mâle qui sanctionne afin de préserver le juste. Nous pressentons ici le terme de lhistoire, ce jugement qui sauvera le juste en écartant ce qui ne lest pas.
Cette observation contient un enseignement précieux. Vous serez saints, car je suis saint, moi Yhwh votre Dieu (Lv 19, 2). Dieu est notre modèle spirituel, et nous invite à limiter. Lêtre humain, adam dans son enfance, proche encore de lanimal, est appelé à devenir homme spirituel, ysh, pour être comme Dieu, fils de Dieu sans jamais cesser dêtre fils dAdam. Mâle et femelle, dabord gouverné par linstinct, il évoluera. Il deviendra, génération après génération, de plus en plus capable de répondre aux appels divins, dans un esprit toujours plus conscient, toujours plus libéré des pesanteurs qui lattirent vers le bas. Dieu élève lhomme comme un homme élève son fils. Mâle ou femelle, mâle et femelle, il apprend à quitter ce qui est soi pour accueillir ce qui est autre, il apprend à choisir ce qui est juste en rejetant ce qui ne lest pas. Il marche certes dans la nuit, mais il entend la voix qui lappelle et qui le guide vers cette justice. Libre, il accepte à chaque pas daller plus loin, plus haut, conduit par ce père invisible qui lui tient la main. Refuser, cest redescendre senfermer dans linstinct. Accepter, cest aller toujours plus haut dans la conscience dêtre, vers un infini damour et de liberté.