Déchiffrer l’Écriture

“ Dieu grandit ceux qui aiment ”


(Commentaires sur le Psaume 40)



Introduction

Lire l’hébreu dans la Bible, comprendre ce qui est écrit, procure une nourriture irremplaçable. Il y faut, c’est certain, une oreille attentive, ouverte à l’écoute de la Parole, mais rien d’autre n’est requis. Le roi David, qui méditait constamment dans le Livre de la Torah, chante pour nous cette révélation de Dieu à son messie. C’est au Psaume 40 :

  1. Tu ne désirais ni sacrifice ni offrande,
    tu me creusais des oreilles !
    Tu n’exiges ni consomption ni expiation.
  2. Alors j’ai dit : vois, je suis entré,
    dans le déroulement du livre, inscrit en moi.
  3. À faire ta volonté, mon Dieu, je prends plaisir,
    à ta parole, au cœur de mes entrailles.

Cette oreille, ouverte à la Parole, est celle du chercheur de Dieu. Qu’il s’engage sur cette parole inscrite en lui, et le voici promis au bonheur éternel :

  1. Tous ceux qui te cherchent exulteront et se réjouiront en toi.
    Ils diront sans cesse : «
    Le Seigneur grandit
    ceux qui aiment ». Ta victoire !
  2. Quant à moi, pauvre et démuni, mon Seigneur prendra soin de moi.
    Mon aide, ma délivrance, c’est toi.
    Mon Dieu… Tu ne tarderas pas.

Tout le mouvement spirituel du Psaume 40 s’éclaire dans cette conclusion. Dieu désire que l’homme, à la suite de David, cherche son Seigneur pour engager sa confiance, toute sa foi, uniquement dans l’action divine. Il ne lui est pas demandé de se saigner aux quatre veines en offrant des sacrifices, mais plutôt de ne pas avoir peur de s’exposer, voire de risquer sa vie, en suivant cette parole qui annonce l’amertume, mais qui conduit au bonheur. Alors, pauvre et démuni mais affranchi de la crainte, certain que son Seigneur ne décevra pas son espérance — tu ne tarderas pas —, l’homme devient juste, parce qu’il attend tout et reçoit tout de la Providence. Ainsi comblé par Dieu qui l’exalte en le grandissant, il devient un homme qui aime. C’est la victoire de Dieu : des hommes qui aiment. Victoire sur les forces du mal, qui nous retiennent prisonniers dans la peur de souffrir, ou de manquer.

*

Hélas ! cette lecture roborative n’est plus possible aujourd’hui, en dehors du texte hébreu. Car les versions modernes du Psaume 40 formulent le verset 17 de la manière suivante :

  1. Que tous ceux qui te cherchent exultent et se réjouissent en toi.
    Qu’ils disent sans cesse : «
    YHWH est grand ! »
    ceux qui aiment ton salut !

On voit que ce verset est lu dans un tout autre sens, incompatible avec la lecture précédente. On se demande : le texte hébreu est-il si impénétrable, que l’on puisse y lire des versions aussi différentes ? Pour en avoir le cœur net, il faut aller voir soi-même ce que dit l’hébreu, et résoudre l’énigme. J’invite mon lecteur à cette découverte. Qu’il se rassure ! Même ignorant tout de la langue biblique, il suivra sans difficulté. Et peut-être découvrira-t-il aussi en quoi déchiffrer la Parole illumine celui qui cherche à en mieux goûter la vérité.

Écriture ancienne et lectures modernes

Observons d’abord que toutes les versions du Psaume 40 ne formulent pas de manière identique le demi verset 17b. On trouve, chez les lecteurs les plus anciens de l’hébreu, en particulier le grec des Septante (IIIème à IIème siècle avant notre ère) et le latin de St Jérôme (début du Vème siècle de notre ère), la lecture suivante :

Qu’ils disent sans cesse  « YHWH soit magnifié ! », ceux qui aiment ton salut

formule que l’on retrouve plus tardivement chez le lecteur anglais de la King James et chez le lecteur français Louis Segond. Ces versions anciennes étaient moins éloignées de l’hébreu que les versions modernes, en ceci qu’elles ont lu le verbe grandir comme employé transitivement dans le sens de magnifier, ce qui est assez proche de l’hébreu, tandis que l’adjectif grand trahit franchement la langue, laquelle emploie un verbe actif pour signifier une action et non un état ; la Bible emploie toujours l’adjectif pour dire que Dieu est grand.

Pourtant, ces lectures anciennes sont encore en contradiction avec la langue biblique. Elles ont lu comme une voix passive le verbe grandir alors qu’il est écrit à la voix active, et elles ont ainsi renversé le sens de la proposition. Dans le verset original, les chercheurs de Dieu disent que Yhwh grandit quelqu’un, tandis que dans les versions grecque, latine, et celles qui les ont suivies, l’Écriture exhorte ceux qui cherchent Dieu à magnifier Yhwh, c’est-à-dire à exalter sa grandeur. Pourquoi s’est-on ainsi écarté de l’hébreu ?

*

L’hébreu biblique fut autrefois une langue pleine de saveur et de sens, mais son goût s’est perdu depuis plus de vingt-cinq siècles. Quatre siècles de déclin, de la fin de Salomon jusqu’à la déportation à Babylone, ont fait de l’Écriture la lettre morte annoncée par Isaïe (29, 10-11) :

Car YHWH a répandu sur vous un esprit de torpeur : il a cimenté vos yeux, les prophètes, et enseveli vos têtes, les voyants. Et pour vous, la vision d’ensemble est comme les mots d’un livre scellé que l’on donne à un homme instruit en disant : « Lis donc cela » et qui dit : « Je ne peux pas, car il est scellé ».

Négligée par des rois qui faisaient ce qui est mal aux yeux de YHWH, la vie spirituelle d’Israël s’est éteinte, et les Hébreux ont disparu. Les Juifs sont restés. La religion des Juifs a remplacé la spiritualité des Hébreux. Bien que lettre morte, les textes se sont transmis, par les formes, même quand le sens n’était pas perçu. Et nous nous trouvons aujourd’hui, devant l’écriture hébraïque, dans une situation analogue à celle de Champollion devant les hiéroglyphes égyptiens. Nous pouvons, comme lui, sans sortir des textes, retrouver la logique du discours et les valeurs exprimées, à condition de respecter ce qui est écrit, sans y projeter notre théologie apprise. Le texte ancien n’a pas été composé par des primitifs, il ne s’est pas corrompu avec le temps ; nous devons simplement déchiffrer ce que nous recevons.

Un peu de vocabulaire sur la victoire et le salut, un peu de grammaire sur le subjonctif, un peu de syntaxe sur l’organisation de ce verset litigieux, tout cela sans jamais sortir de la Bible hébraïque, et nous serons conduits au sens, jusqu’à la leçon spirituelle de ce Psaume. Un texte mûri par des hommes dont la foi était grande.

*

Victoire et salut

Ces deux mots se ressemblent : teshou’ah et yeshou’ah. Seule une préformante les distingue, nous suggérant que les deux mots désignent une même réalité, mais regardée de deux points de vue distincts. La même délivrance opérée par la main divine est d’abord, pour nous, espérance de salut, et nous cherchons Dieu en disant « il délivre », yeshou’a ; mais au jour de délivrance, alors en sa présence, nous chanterons sa victoire en lui disant « tu délivres », teshou’a. Le salut de l’homme, c’est la victoire de Dieu.

Dans la Bible, les premières occurrences d’un mot sont fondatrices du sens. Celle de teshou’ah est en Juges 15, 18. Après avoir vaincu les Philistins oppresseurs d’Israël, qui en voulaient à sa vie, Samson est éprouvé par Dieu, afin que soit manifestée l’action divine. Éprouvé par la soif, il invoque Yhwh, disant : « maintenant que tu as donné cette grande victoire à la main de ton serviteur, devrai-je mourir de soif ? ». C’est bien de victoire qu’il s’agit, et non du salut de Samson, car en acceptant que ses frères le livrent aux Philistins, il savait ce qu’il faisait et ne réclamait aucun secours. Maintenant que la soif le plonge dans la détresse, il invoque Yhwh ; il n’attribue la victoire ni à son arme — une mâchoire d’âne ! — ni à sa propre force, mais bien à l’action divine qui délivre Israël des Philistins. Sa reconnaissance rend gloire à Dieu, dont l’homme n’est que l’instrument, le serviteur. Aussitôt, Samson est exaucé : l’eau jaillit du rocher. Car Dieu sauve le juste son serviteur, qui a mis sa confiance en son Seigneur et attend tout de lui.

On observe que ce mot victoire ne figure pas une seule fois au Pentateuque. Car la Torah est l’enseignement divin qui conduira l’homme à son salut, et cette victoire de Dieu ne peut venir qu’après la Torah puisqu’elle en est le fruit. En revanche, l’espérance de ce dénouement est au cœur de la Torah. Le mot salut y apparaît pour la première fois en Gn 49, 18, dans le testament de Jacob à ses fils. C’est le testament spirituel d’Israël ; dans ce verset, il s’adresse tout particulièrement à Dan, celui de ses fils dont le nom vient de la racine doun (gouverner) du mot adonaï (mon seigneur), titre que l’on vocalise pour invoquer le nom divin. Israël enseigne l’espérance à ses fils : « J’espère en ton salut, ô YHWH  » — mon Seigneur.

Quatre ou cinq siècles plus tard, Moïse emploiera le mot salut à trois reprises. Une première fois pour annoncer aux fils d’Israël la traversée de la mer Rouge : « Ne craignez rien à vous maintenir ici, et voyez le salut de YHWH, qu’il accomplit pour vous en ce jour » (Ex 14, 13). Une seconde fois, après cette traversée, pour témoigner devant eux, dans son cantique d’action de grâce : « Ma force et mon chant, c’est le Seigneur. Il est pour moi le salut. C’est lui mon dieu, et je le célèbre, Dieu de mon père que je veux exalter ! (Ex 15, 2). Une troisième fois, enfin, quand il chante son testament pour les fils d’Israël dont l’attitude n’a fait qu’irriter Dieu, Moïse déplore leur comportement d’enfant gâté « qui abandonne Dieu son créateur, qui néglige le rocher de son salut ! » (Dt 32, 15).

À quatre reprises, d’abord avec Israël, puis trois fois avec Moïse, le salut de Dieu est entré dans le livre de la Torah. Avec le testament de Moïse, le livre s’achève et l’on comprend que ce n’est pas encore le temps de la victoire divine.

Inaccompli et subjonctif

Il fallait être vierge de grec et de latin, ignorant et sans complexes, pour oser lire, à quatre reprises et sans la moindre hésitation, les quatre verbes hébreux du verset 17 de ce Psaume comme un indicatif futur ou présent. Et je dois à un ami féru de lettres anciennes de m’avoir fait remarquer que le magnificetur latin de St Jérôme n’était pas un indicatif mais un subjonctif, « Qu’il soit magnifié ! », reproduisant très fidèlement le subjonctif grec des Septante, megalunthêtô, et qu’il en était de même du verbe dire : « Qu’ils disent sans cesse » et non pas « Ils diront ». On comprend pourquoi tous les lecteurs modernes, ou presque, ont suivi le grec et le latin si unis dans leur lecture de l’hébreu. Il ne s’est trouvé personne pour poser la question : Y a-t-il vraiment place dans le texte hébreu pour une lecture de ces verbes au subjonctif ? Les Juifs d’Alexandrie, les Septante initiateurs de cette lecture, ne nous ont-ils pas entraînés dans une erreur que nous reproduisons depuis plus de vingt siècles ?

En hébreu, il n’y a pas de subjonctif. La langue biblique connaît plusieurs conjugaisons, voix et modes, et uniquement deux temps, suivant que l’action est accomplie ou qu’elle ne l’est pas. Pour les langues issues du grec et du latin, cette trop grande simplicité — deux temps seulement ! — relève de l’indigence, en particulier pour nous, Français, qui découpons le temps, armés d’auxiliaires, en de subtiles conjugaisons. C’est pourquoi notre mentalité gréco-latine nous fait considérer l’hébreu comme une langue primitive, peu évoluée. En vérité, c’est tout le contraire. Voyageurs de l’au-delà (c’est le sens du mot “hébreu”) et familiers de l’éternité, les Hébreux maîtrisaient le temps mieux que nous ; leur génie fut de savoir écarter de leur langue ce qui est inutile, pour en faire un outil d’une extrême frugalité où tout est nécessaire et suffisant, qui exprime l’intensité de ce qu’ils vivent d’une manière encore inégalée.

Car il y eut autrefois un subjonctif hébreu, comme en arabe, sa sœur jumelle sémitique, mais il a disparu. Disparition qui n’a pas affecté le pouvoir expressif de la langue. Le subjonctif et ses nuances, depuis le doute inaccessible des rêves jusqu’au désir exprimé de l’invitation (volitif) ou de l’impératif (jussif), le subjonctif est employé pour viser ce qui n’est pas réel, avéré, obtenu ou certain, c’est-à-dire ce qui n’est pas accompli. Tout cela, précisément, est inclus dans la forme inaccomplie du verbe hébreu. On lit par exemple au livre des Nombres (23, 19) : Dieu n’est pas homme qu’il mente. Le verbe mentir, au subjonctif pour un Français, est ici à la forme inaccomplie pour l’Hébreu, avec ce même sens d’une idée incongrue, s’agissant de Dieu. Mais l’exemple fait apparaître les conditions d’emploi du subjonctif ; comme son nom l’indique, « sub-jonctif », il doit être le verbe d’une proposition subordonnée jointe à la proposition principale dont il dépend. La jonction est assurée par un lien de dépendance, qu’on exprime en français par une conjonction de subordination « que » (intégrée au paradigme de la conjugaison), à laquelle correspond en hébreu un lien conjonctif, exprimé par la lettre waw qui précède le verbe. Si, et seulement si, les deux conditions sont remplies — forme inaccomplie du verbe, « sub-joint » à une principale par un lien waw — il est légitime de traduire par un subjonctif ; mais si ce lien est absent devant le verbe, on ne peut pas employer le subjonctif sans tomber dans le contresens induit par cette faute de grammaire, car le verbe exprime alors une action principale, au futur ou au présent, et non une subordonnée. C’est le cas du verset 17b en Ps 40, où les verbes dire et grandir ne sont précédés par aucun lien conjonctif ; ils doivent donc être traduits par un indicatif, futur ou présent, et non par un subjonctif.

On me dira que le subjonctif peut aussi faire une principale. Soit. Mais ici, on triche ! Car cette proposition est une subordonnée qui s’est affranchie de son lien, en l’absence de son maître. Le sens est bien : je concède qu’il en soit ainsi. On voit par là qu’un subjonctif ne peut pas s’affranchir de sa nature de subordonné, puisqu’il a été créé comme tel ; prétendre exprimer une idée autonome par un subjonctif, c’est émettre de la fausse monnaie. N’y a-t-il pas là matière à bannir de notre langage tout ce qui ressemble à « Qu’il en soit ainsi » ? Où l’on commence d’entrevoir — peut-être — pourquoi l’hébreu a délaissé le mode subjonctif.

Engagement et volonté

Lorsque celui qui parle projette d’agir sur lui-même — je partirai demain, ou je voudrais partir —, l’écart entre son futur, affirmatif, et sa volonté plus ou moins marquée de passer à l’acte, quelles que soient les raisons de cette hésitation traduisent un débat intérieur, un doute avant de s’engager : je m’engage pleinement en parlant au futur, je ne m’engage pas encore si je restreins ce futur par quelque nuance. Ceci vaut pour le « je » et le « nous », mais s’applique encore au « tu » et au « vous » si l’on prend soin d’observer que le débat intérieur est alors extérieur, qu’il traduit les différences probables entre les volontés ou les désirs respectifs de celui qui parle et de celui à qui il s’adresse. L’engagement, dans ce cas, concerne deux volontés différentes, qui ne sont pas unies en position de « nous ». Pas encore, mais bientôt peut-être, à l’aboutissement du dialogue qui changera deux volontés restreintes, disjointes, en un futur uni et affirmatif. De même, on peut dire que le « je » en débat intérieur est un « je » qui n’a pas encore atteint son unité, alors que le « je » qui parle au futur est sans division interne, dans la paix de son unité. Cette unité indivise est celle de Dieu, entièrement engagé dans son action créatrice. Dieu dit : « Lumière sera » et « Lumière est ». Non pas (Je veux) Que la lumière soit, comme nous lisons dans nos bibles (Gn 1, 3) qui pérennisent ainsi l’incertitude de l’engagement, mais selon l’hébreu de la Bible qui dit littéralement « Sera lumière ! ». « Et Lumière est ». Car il n’y a, dans l’engagement divin, aucune distance possible entre ce futur certain de la parole et le présent éternel de son unité indivise. L’incertitude du subjonctif n’a pas de place dans l’engagement.

Le problème vient de ce que nous prétendons agir sur la troisième personne, « lui » ou « eux », car ce tiers est absent. Présent, il serait « tu », ou bien « nous », et le débat serait possible. Mais comment débattre avec « lui », comment agir en « lui » ? Et comment exercer ma volonté sans m’engager moi-même ? « Qu’il entre ! » crie le roi. Mais rien ne se passe, si quelque serviteur n’est pas présent, qui veuille bien sortir — ou soit contraint de le faire —, comprenant que cette proposition principale frelatée est un impératif, qui lui commande : « Va lui dire d’entrer ! ». Où donc est-il, ce serviteur, lorsque je crie : « Qu’ils disent sans cesse “ Dieu est grand ! ”» ? La langue de l’Hébreu ne lui permet pas d’asservir son frère.

Ces considérations nous font davantage pénétrer au cœur du mystère, par le Psaume 40. Dès le verset 6 et jusqu’à la fin du Psaume, le « je » du psalmiste chercheur de Dieu s’adresse au « tu » de son Seigneur, cherchant son unité avec lui, dans l’affrontement. Je suis entré dans ce que tu as inscrit en moi (verset 8). Sans réticence, ni doute, ni arrière-pensée, je m’en remets à toi, je me subordonne à toi ; mon engagement est sans restriction. Tu ne demandes pas de sacrifice, simplement que je ne retienne rien par devers moi, pas d’exception, pas de préalable, pas de poire pour la soif. Pas de doute. Que tout vienne de toi. Tu le demandes, et je le veux maintenant. D’ailleurs, offrir un sacrifice, puisque tout vient de toi — sans que tu possèdes rien —, ce n’est que me déposséder, devenir juste, comme toi, me déposséder de l’objet que tu m’as donné. Mais où demeure-t-il, cet objet du sacrifice qui n’est ni en toi ni en moi ? Il est tiers. Tiers dont il faudrait que je dise, pour le sacrifier : « je veux qu’il meure ! » ? Non sens ! Car il n’est pas en toi, mais toi, tu es en lui. Et je sacrifie l’autre, depuis des siècles, parce que je refuse d’entrer en lui, comme toi, avec toi ? Quoi que je dise de lui, « Qu’il meure ! », ou « Qu’il se réjouisse ! », je demande, je décide pour un absent, muet, impuissant, qui veut peut-être vivre, ou pleurer ? Ce n’était pas ta volonté, je le vois maintenant. Et je prends plaisir, oui, maintenant, à faire ta volonté, inscrite en moi. Puisque tu me donnes tout, sans que j’aie même rien à demander, puisque tu lis en moi. Puisque tu écris en moi ; non pas ma volonté, mais toi. Daigne, ô mon Dieu, régner sur mon esprit. C’est toi qui agis. Écris en moi ! ô mon Seigneur !

*

Amour et grandeur

Au premier coup d’œil, avant même d’avoir distingué la victoire du salut, on est tenté de lire ainsi la seconde partie du verset 17 :

Ils diront sans cesse : « YHWH grandit ceux qui aiment ton salut ».

Mais le texte, dans ce cas, aurait porté « son salut » et non pas « ton salut ». Il faut donc, avant la fin du verset, redonner la parole à David qui en présence de Yhwh lui dit tu, et réduire la citation des chercheurs de Dieu, qui eux, témoigneront de Yhwh loin de David. Dans notre lecture, la citation cesse après « ceux qui aiment » — littéralement « les amoureux ».

Les lecteurs de l’Antiquité ont choisi d’arrêter plus tôt la citation, la réduisant au seul groupe sujet verbe : « YHWH grandit ». Ce choix a privé le verbe grandir de son complément, « ceux qui aiment », et fait naître une étrange formule, les amoureux de ta victoire (de ton salut dans l’autre lecture), pour qualifier les chercheurs de Dieu invités à dire la grandeur de Yhwh. Grammaticalement correcte, cette formule est spirituellement défectueuse. Le Psautier cite en exemple les amoureux du Seigneur (Ps 97, 10), de son Nom (Ps 5, 12 ; 69, 37 ; 119, 132), de sa Parole (Ps 119, 165) ; les prophètes, par ailleurs, stigmatisent les amoureux du mal (Michée 3, 2), de la somnolence (Isaïe 56, 10) ou des gâteaux de raisins (Osée 3, 1) ; mais on ne trouve, ni au Psautier, ni ailleurs, ces amoureux de la victoire (ou du salut) de Dieu, dont la recherche semble si intéressée et la louange si servile. Chercher Dieu, ce n’est pas rechercher les bienfaits qu’il m’accorde, tel un esclave prosterné répétant que Dieu est grand ; c’est rechercher en quoi l’événement qui me touche, ici et maintenant, heureux ou malheureux, est signe de l’amour que Dieu me porte. Déchiffrer ce signe, c’est découvrir et reconnaître le don de Dieu, alors chanter sa louange pour un tel don reçu. C’est dire à Dieu, comme David, que j’aime vivre selon sa Parole, que j’aime le lot qui m’échoit (Ps 16, 5-6).

Maintenant, si j’aime la part d’héritage que le Seigneur me donne, à quoi bon se demander pourquoi et comment je suis satisfait ? J’aime ce qu’il me donne. — Et que te donne-t-il de si désirable ? Subtile question piège ! Répondre serait repartir dans la recherche de soi. Aimer, ce n’est pas aimer « à cause de », c’est aimer sans raison, c’est donner sa confiance, s’engager sans restriction. Voilà pourquoi le psalmiste, pour exprimer la spiritualité de David, a employé le mot amoureux sans lui donner aucun complément encombrant, comme ont cru devoir lire les autres versions. — Amoureux de quoi ? — Cela ne vous regarde pas, messieurs les indiscrets ! C’est le secret du roi, entre Dieu et celui qui reçoit tout de sa Providence.

Voix et accents

Dans ce Psaume, et en particulier dans ce verset, nous avons vu que l’intention signifiante des hagiographes apparaît sans ambiguïté si l’on respecte avec rigueur la grammaire du texte tel qu’il est écrit. Ce n’est pas facile du tout, et les interprétations résultant d’accommodements avec la rigueur des lois sont toujours de lecture plus facile. C’est ainsi que s’est éteinte, dès le déclin de Salomon, à force de facilités et d’accommodements, la vie spirituelle des Hébreux. La langue, mère de l’esprit, a cessé d’être nourriture ; on a parlé une autre langue. L’Écriture est devenue coquille vide, la voix des Hébreux s’est tue. Quand l’homme perd de vue le centre autour duquel il évolue librement sur son orbe, centre dont il dépend à chaque seconde — son Seigneur et son Dieu —, le regard trop bas, trop humain, se noie dans les signes qui lui sont donnés ; il ne sait plus les déchiffrer. Il ne voit plus en quoi ces signes pointent sur le mystère divin, et pour se sortir de ce mauvais pas, au lieu d’invoquer son Seigneur, au lieu de le rechercher pour se recentrer, il bâtit sa théologie en cohérence avec sa lecture facile. Il est devenu aveugle. C’est Adam, qui a pris la tangente de son orbe divin et se voit nu, parce qu’il ne veut plus voir son Seigneur dont il se cache comme une autruche.

Mais Dieu veut sauver l’homme aveuglé, qu’il voie. Après la chute, l’écoute prend le relais de la vision perdue. Toute la Bible est reçue par l’oreille et transmise par la voix. Les vingt-deux caractères de l’alphabet ne sont que des aide-mémoire, tellement insuffisants pour porter la Parole. Il y faut encore des rythmes, des intonations, des élans, des retombées, tout une mélodie du discours, tout une respiration vivante. L’Écriture n’est pas trace sur un parchemin, elle est empreinte dans une mémoire. Elle se transmet de génération en génération, objet vénéré, immuable et contemplé, sans révéler son mystère, que par exception, comme on découvre sur le tard le sens caché d’une comptine apprise de nos grand-mères. C’est ainsi que la Bible a franchi les siècles, par tradition orale, et c’est pourquoi il est si nécessaire de ne pas négliger les signes de vocalisation notés par les massorètes au sixième siècle de notre ère. Ces signes ne sont pas les témoins de leur lecture tardive des textes : ils ne sont que la transcription fidèle de cette tradition orale, qui depuis les Hébreux a porté l’Écriture jusqu’à nous. Si vous entendez sa voix, ne fermez pas votre cœur !

Parmi les plus importants de ces signes, ceux qui correspondent à notre ponctuation sont beaucoup plus détaillés que nos virgules et nos points. Les uns pour lier ensemble des parties du discours, les autres pour en suspendre le fil au contraire, tous organisés en une hiérarchie qui confirme ou clarifie la syntaxe où se construit le sens. Ainsi notre verset litigieux porte-t-il un signe surprenant qu’une écoute attentive ne peut ignorer. Ce signe, disjonctif, marque un arrêt entre le mot « amoureux » et le mot « ton salut ». En lui-même, c’est un signe banal, puisqu’on le trouve en seize exemplaires dans le seul Psaume 40. Mais ce qui n’est pas banal, c’est de le voir ici, où l’on attend au contraire un signe conjonctif. Car le mot « amoureux » se trouve, comme disent les grammairiens, à l’état construit, c’est-à-dire appelant un complément qui, d’ordinaire, lui est attaché par un trait d’union ou par un signe conjonctif. L’arrêt du discours ici, marque donc la volonté des hagiographes de ne pas attacher ces deux mots ensemble, et de considérer « ta victoire » non comme la chose aimée des amoureux, mais comme un vocatif, distingué par le signe vocal disjonctif qui le précède et qui prend devant lui une valeur voisine de notre « ô » français. Et ne me demandez pas pourquoi le mot « amoureux » est resté à l’état construit sans complément, alors que l’état absolu du même mot, tout aussi connu des hagiographes, n’appelait, lui, aucun complément ; j’ai déjà répondu au paragraphe précédent.

*

Nous le voyons, maintenant, la syntaxe de ce verset, comme une pierre d’achoppement invisible, est restée scellée, inaccessible au peuple d’Israël pendant plus de vingt-cinq siècles. Parce que, dit le Seigneur, quand il s’approche de moi, ce peuple m’honore de la bouche et des lèvres, mais son cœur fuit loin de moi ; et leur crainte de moi n’est que leçon apprise de l’instruction des mortels. Voilà pourquoi s’accumule, pour stupéfier ce peuple, prodige sur prodige ; et la sagesse de ses sages s’égare, le discernement de ses savants se dérobe.

Dès leur exil à Babylone, au VIème siècle avant notre ère, les Juifs ne comprenaient plus la spiritualité des Hébreux parce qu’ils avaient cessé de la vivre. Ils ne pouvaient plus lire la Parole inscrite en leur mémoire, et nous ont ainsi transmis des versions de l’Écriture qui reflètent de trop loin la vie spirituelle de David, accréditant la thèse selon laquelle l’hébreu biblique serait une langue de primitifs. Aujourd’hui encore, de nombreux passages, comme le Psaume 40, ne sont pas compris. Déchiffrer la Bible et comprendre la langue des Hébreux, reste un devoir urgent pour le chercheur de Dieu. Le secret de la vie est là, dans cette source scellée où nous n’allons plus boire. N’écartons pas les versets obscurs, comme si la Parole nous était parvenue à l’état corrompu ! Quand vous me cherchez, vous trouvez. La Parole, c’est l’action de Dieu pour libérer son peuple de l’enfermement. Pourrait-il laisser les hommes la corrompre au point qu’elle ne soit plus bonne à remplir sa mission ? Le bras de Dieu serait-il trop court ? Les scribes, qui se sont succédé pour nous transmettre les textes, auraient-ils fait mieux que la puissance de Pharaon, auraient-ils fait échouer le projet divin ? Non, le bras de Dieu n’est pas trop court. C’est notre foi qui est trop courte. Dieu nous aime. Il ne nous laisse jamais manquer du nécessaire pour aller jusqu’à lui. Cherchons-le. Tant qu’il se laisse trouver.




HebraScriptur - Juin 2006




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