Lire lhébreu dans la Bible, comprendre ce qui est écrit, procure une nourriture irremplaçable. Il y faut, cest certain, une oreille attentive, ouverte à lécoute de la Parole, mais rien dautre nest requis. Le roi David, qui méditait constamment dans le Livre de la Torah, chante pour nous cette révélation de Dieu à son messie. Cest au Psaume 40 :
- Tu ne désirais ni sacrifice ni offrande,
tu me creusais des oreilles !
Tu nexiges ni consomption ni expiation.- Alors jai dit : vois, je suis entré,
dans le déroulement du livre, inscrit en moi.- À faire ta volonté, mon Dieu, je prends plaisir,
à ta parole, au cur de mes entrailles.
Cette oreille, ouverte à la Parole, est celle du chercheur de Dieu. Quil sengage sur cette parole inscrite en lui, et le voici promis au bonheur éternel :
- Tous ceux qui te cherchent exulteront et se réjouiront en toi.
Ils diront sans cesse : « Le Seigneur grandit
ceux qui aiment ». Ta victoire !- Quant à moi, pauvre et démuni, mon Seigneur prendra soin de moi.
Mon aide, ma délivrance, cest toi.
Mon Dieu Tu ne tarderas pas.
Tout le mouvement spirituel du Psaume 40 séclaire dans cette conclusion. Dieu désire que lhomme, à la suite de David, cherche son Seigneur pour engager sa confiance, toute sa foi, uniquement dans laction divine. Il ne lui est pas demandé de se saigner aux quatre veines en offrant des sacrifices, mais plutôt de ne pas avoir peur de sexposer, voire de risquer sa vie, en suivant cette parole qui annonce lamertume, mais qui conduit au bonheur. Alors, pauvre et démuni mais affranchi de la crainte, certain que son Seigneur ne décevra pas son espérance tu ne tarderas pas , lhomme devient juste, parce quil attend tout et reçoit tout de la Providence. Ainsi comblé par Dieu qui lexalte en le grandissant, il devient un homme qui aime. Cest la victoire de Dieu : des hommes qui aiment. Victoire sur les forces du mal, qui nous retiennent prisonniers dans la peur de souffrir, ou de manquer.
Hélas ! cette lecture roborative nest plus possible aujourdhui, en dehors du texte hébreu. Car les versions modernes du Psaume 40 formulent le verset 17 de la manière suivante :
- Que tous ceux qui te cherchent exultent et se réjouissent en toi.
Quils disent sans cesse : « YHWH est grand ! »
ceux qui aiment ton salut !
On voit que ce verset est lu dans un tout autre sens, incompatible avec la lecture précédente. On se demande : le texte hébreu est-il si impénétrable, que lon puisse y lire des versions aussi différentes ? Pour en avoir le cur net, il faut aller voir soi-même ce que dit lhébreu, et résoudre lénigme. Jinvite mon lecteur à cette découverte. Quil se rassure ! Même ignorant tout de la langue biblique, il suivra sans difficulté. Et peut-être découvrira-t-il aussi en quoi déchiffrer la Parole illumine celui qui cherche à en mieux goûter la vérité.
Observons dabord que toutes les versions du Psaume 40 ne formulent pas de manière identique le demi verset 17b. On trouve, chez les lecteurs les plus anciens de lhébreu, en particulier le grec des Septante (IIIème à IIème siècle avant notre ère) et le latin de St Jérôme (début du Vème siècle de notre ère), la lecture suivante :
Quils disent sans cesse « YHWH soit magnifié ! », ceux qui aiment ton salut
formule que lon retrouve plus tardivement chez le lecteur anglais de la King James et chez le lecteur français Louis Segond. Ces versions anciennes étaient moins éloignées de lhébreu que les versions modernes, en ceci quelles ont lu le verbe grandir comme employé transitivement dans le sens de magnifier, ce qui est assez proche de lhébreu, tandis que ladjectif grand trahit franchement la langue, laquelle emploie un verbe actif pour signifier une action et non un état ; la Bible emploie toujours ladjectif pour dire que Dieu est grand.
Pourtant, ces lectures anciennes sont encore en contradiction avec la langue biblique. Elles ont lu comme une voix passive le verbe grandir alors quil est écrit à la voix active, et elles ont ainsi renversé le sens de la proposition. Dans le verset original, les chercheurs de Dieu disent que Yhwh grandit quelquun, tandis que dans les versions grecque, latine, et celles qui les ont suivies, lÉcriture exhorte ceux qui cherchent Dieu à magnifier Yhwh, cest-à-dire à exalter sa grandeur. Pourquoi sest-on ainsi écarté de lhébreu ?
Lhébreu biblique fut autrefois une langue pleine de saveur et de sens, mais son goût sest perdu depuis plus de vingt-cinq siècles. Quatre siècles de déclin, de la fin de Salomon jusquà la déportation à Babylone, ont fait de lÉcriture la lettre morte annoncée par Isaïe (29, 10-11) :
Car YHWH a répandu sur vous un esprit de torpeur : il a cimenté vos yeux, les prophètes, et enseveli vos têtes, les voyants. Et pour vous, la vision densemble est comme les mots dun livre scellé que lon donne à un homme instruit en disant : « Lis donc cela » et qui dit : « Je ne peux pas, car il est scellé ».
Négligée par des rois qui faisaient ce qui est mal aux yeux de YHWH, la vie spirituelle dIsraël sest éteinte, et les Hébreux ont disparu. Les Juifs sont restés. La religion des Juifs a remplacé la spiritualité des Hébreux. Bien que lettre morte, les textes se sont transmis, par les formes, même quand le sens nétait pas perçu. Et nous nous trouvons aujourdhui, devant lécriture hébraïque, dans une situation analogue à celle de Champollion devant les hiéroglyphes égyptiens. Nous pouvons, comme lui, sans sortir des textes, retrouver la logique du discours et les valeurs exprimées, à condition de respecter ce qui est écrit, sans y projeter notre théologie apprise. Le texte ancien na pas été composé par des primitifs, il ne sest pas corrompu avec le temps ; nous devons simplement déchiffrer ce que nous recevons.
Un peu de vocabulaire sur la victoire et le salut, un peu de grammaire sur le subjonctif, un peu de syntaxe sur lorganisation de ce verset litigieux, tout cela sans jamais sortir de la Bible hébraïque, et nous serons conduits au sens, jusquà la leçon spirituelle de ce Psaume. Un texte mûri par des hommes dont la foi était grande.
Ces deux mots se ressemblent : teshouah et yeshouah. Seule une préformante les distingue, nous suggérant que les deux mots désignent une même réalité, mais regardée de deux points de vue distincts. La même délivrance opérée par la main divine est dabord, pour nous, espérance de salut, et nous cherchons Dieu en disant « il délivre », yeshoua ; mais au jour de délivrance, alors en sa présence, nous chanterons sa victoire en lui disant « tu délivres », teshoua. Le salut de lhomme, cest la victoire de Dieu.
Dans la Bible, les premières occurrences dun mot sont fondatrices du sens. Celle de teshouah est en Juges 15, 18. Après avoir vaincu les Philistins oppresseurs dIsraël, qui en voulaient à sa vie, Samson est éprouvé par Dieu, afin que soit manifestée laction divine. Éprouvé par la soif, il invoque Yhwh, disant : « maintenant que tu as donné cette grande victoire à la main de ton serviteur, devrai-je mourir de soif ? ». Cest bien de victoire quil sagit, et non du salut de Samson, car en acceptant que ses frères le livrent aux Philistins, il savait ce quil faisait et ne réclamait aucun secours. Maintenant que la soif le plonge dans la détresse, il invoque Yhwh ; il nattribue la victoire ni à son arme une mâchoire dâne ! ni à sa propre force, mais bien à laction divine qui délivre Israël des Philistins. Sa reconnaissance rend gloire à Dieu, dont lhomme nest que linstrument, le serviteur. Aussitôt, Samson est exaucé : leau jaillit du rocher. Car Dieu sauve le juste son serviteur, qui a mis sa confiance en son Seigneur et attend tout de lui.
On observe que ce mot victoire ne figure pas une seule fois au Pentateuque. Car la Torah est lenseignement divin qui conduira lhomme à son salut, et cette victoire de Dieu ne peut venir quaprès la Torah puisquelle en est le fruit. En revanche, lespérance de ce dénouement est au cur de la Torah. Le mot salut y apparaît pour la première fois en Gn 49, 18, dans le testament de Jacob à ses fils. Cest le testament spirituel dIsraël ; dans ce verset, il sadresse tout particulièrement à Dan, celui de ses fils dont le nom vient de la racine doun (gouverner) du mot adonaï (mon seigneur), titre que lon vocalise pour invoquer le nom divin. Israël enseigne lespérance à ses fils : « Jespère en ton salut, ô YHWH » mon Seigneur.
Quatre ou cinq siècles plus tard, Moïse emploiera le mot salut à trois reprises. Une première fois pour annoncer aux fils dIsraël la traversée de la mer Rouge : « Ne craignez rien à vous maintenir ici, et voyez le salut de YHWH, quil accomplit pour vous en ce jour » (Ex 14, 13). Une seconde fois, après cette traversée, pour témoigner devant eux, dans son cantique daction de grâce : « Ma force et mon chant, cest le Seigneur. Il est pour moi le salut. Cest lui mon dieu, et je le célèbre, Dieu de mon père que je veux exalter ! (Ex 15, 2). Une troisième fois, enfin, quand il chante son testament pour les fils dIsraël dont lattitude na fait quirriter Dieu, Moïse déplore leur comportement denfant gâté « qui abandonne Dieu son créateur, qui néglige le rocher de son salut ! » (Dt 32, 15).
À quatre reprises, dabord avec Israël, puis trois fois avec Moïse, le salut de Dieu est entré dans le livre de la Torah. Avec le testament de Moïse, le livre sachève et lon comprend que ce nest pas encore le temps de la victoire divine.
Il fallait être vierge de grec et de latin, ignorant et sans complexes, pour oser lire, à quatre reprises et sans la moindre hésitation, les quatre verbes hébreux du verset 17 de ce Psaume comme un indicatif futur ou présent. Et je dois à un ami féru de lettres anciennes de mavoir fait remarquer que le magnificetur latin de St Jérôme nétait pas un indicatif mais un subjonctif, « Quil soit magnifié ! », reproduisant très fidèlement le subjonctif grec des Septante, megalunthêtô, et quil en était de même du verbe dire : « Quils disent sans cesse » et non pas « Ils diront ». On comprend pourquoi tous les lecteurs modernes, ou presque, ont suivi le grec et le latin si unis dans leur lecture de lhébreu. Il ne sest trouvé personne pour poser la question : Y a-t-il vraiment place dans le texte hébreu pour une lecture de ces verbes au subjonctif ? Les Juifs dAlexandrie, les Septante initiateurs de cette lecture, ne nous ont-ils pas entraînés dans une erreur que nous reproduisons depuis plus de vingt siècles ?
En hébreu, il ny a pas de subjonctif. La langue biblique connaît plusieurs conjugaisons, voix et modes, et uniquement deux temps, suivant que laction est accomplie ou quelle ne lest pas. Pour les langues issues du grec et du latin, cette trop grande simplicité deux temps seulement ! relève de lindigence, en particulier pour nous, Français, qui découpons le temps, armés dauxiliaires, en de subtiles conjugaisons. Cest pourquoi notre mentalité gréco-latine nous fait considérer lhébreu comme une langue primitive, peu évoluée. En vérité, cest tout le contraire. Voyageurs de lau-delà (cest le sens du mot hébreu) et familiers de léternité, les Hébreux maîtrisaient le temps mieux que nous ; leur génie fut de savoir écarter de leur langue ce qui est inutile, pour en faire un outil dune extrême frugalité où tout est nécessaire et suffisant, qui exprime lintensité de ce quils vivent dune manière encore inégalée.
Car il y eut autrefois un subjonctif hébreu, comme en arabe, sa sur jumelle sémitique, mais il a disparu. Disparition qui na pas affecté le pouvoir expressif de la langue. Le subjonctif et ses nuances, depuis le doute inaccessible des rêves jusquau désir exprimé de linvitation (volitif) ou de limpératif (jussif), le subjonctif est employé pour viser ce qui nest pas réel, avéré, obtenu ou certain, cest-à-dire ce qui nest pas accompli. Tout cela, précisément, est inclus dans la forme inaccomplie du verbe hébreu. On lit par exemple au livre des Nombres (23, 19) : Dieu nest pas homme quil mente. Le verbe mentir, au subjonctif pour un Français, est ici à la forme inaccomplie pour lHébreu, avec ce même sens dune idée incongrue, sagissant de Dieu. Mais lexemple fait apparaître les conditions demploi du subjonctif ; comme son nom lindique, « sub-jonctif », il doit être le verbe dune proposition subordonnée jointe à la proposition principale dont il dépend. La jonction est assurée par un lien de dépendance, quon exprime en français par une conjonction de subordination « que » (intégrée au paradigme de la conjugaison), à laquelle correspond en hébreu un lien conjonctif, exprimé par la lettre waw qui précède le verbe. Si, et seulement si, les deux conditions sont remplies forme inaccomplie du verbe, « sub-joint » à une principale par un lien waw il est légitime de traduire par un subjonctif ; mais si ce lien est absent devant le verbe, on ne peut pas employer le subjonctif sans tomber dans le contresens induit par cette faute de grammaire, car le verbe exprime alors une action principale, au futur ou au présent, et non une subordonnée. Cest le cas du verset 17b en Ps 40, où les verbes dire et grandir ne sont précédés par aucun lien conjonctif ; ils doivent donc être traduits par un indicatif, futur ou présent, et non par un subjonctif.
On me dira que le subjonctif peut aussi faire une principale. Soit. Mais ici, on triche ! Car cette proposition est une subordonnée qui sest affranchie de son lien, en labsence de son maître. Le sens est bien : je concède quil en soit ainsi. On voit par là quun subjonctif ne peut pas saffranchir de sa nature de subordonné, puisquil a été créé comme tel ; prétendre exprimer une idée autonome par un subjonctif, cest émettre de la fausse monnaie. Ny a-t-il pas là matière à bannir de notre langage tout ce qui ressemble à « Quil en soit ainsi » ? Où lon commence dentrevoir peut-être pourquoi lhébreu a délaissé le mode subjonctif.
Lorsque celui qui parle projette dagir sur lui-même je partirai demain, ou je voudrais partir , lécart entre son futur, affirmatif, et sa volonté plus ou moins marquée de passer à lacte, quelles que soient les raisons de cette hésitation traduisent un débat intérieur, un doute avant de sengager : je mengage pleinement en parlant au futur, je ne mengage pas encore si je restreins ce futur par quelque nuance. Ceci vaut pour le « je » et le « nous », mais sapplique encore au « tu » et au « vous » si lon prend soin dobserver que le débat intérieur est alors extérieur, quil traduit les différences probables entre les volontés ou les désirs respectifs de celui qui parle et de celui à qui il sadresse. Lengagement, dans ce cas, concerne deux volontés différentes, qui ne sont pas unies en position de « nous ». Pas encore, mais bientôt peut-être, à laboutissement du dialogue qui changera deux volontés restreintes, disjointes, en un futur uni et affirmatif. De même, on peut dire que le « je » en débat intérieur est un « je » qui na pas encore atteint son unité, alors que le « je » qui parle au futur est sans division interne, dans la paix de son unité. Cette unité indivise est celle de Dieu, entièrement engagé dans son action créatrice. Dieu dit : « Lumière sera » et « Lumière est ». Non pas (Je veux) Que la lumière soit, comme nous lisons dans nos bibles (Gn 1, 3) qui pérennisent ainsi lincertitude de lengagement, mais selon lhébreu de la Bible qui dit littéralement « Sera lumière ! ». « Et Lumière est ». Car il ny a, dans lengagement divin, aucune distance possible entre ce futur certain de la parole et le présent éternel de son unité indivise. Lincertitude du subjonctif na pas de place dans lengagement.
Le problème vient de ce que nous prétendons agir sur la troisième personne, « lui » ou « eux », car ce tiers est absent. Présent, il serait « tu », ou bien « nous », et le débat serait possible. Mais comment débattre avec « lui », comment agir en « lui » ? Et comment exercer ma volonté sans mengager moi-même ? « Quil entre ! » crie le roi. Mais rien ne se passe, si quelque serviteur nest pas présent, qui veuille bien sortir ou soit contraint de le faire , comprenant que cette proposition principale frelatée est un impératif, qui lui commande : « Va lui dire dentrer ! ». Où donc est-il, ce serviteur, lorsque je crie : « Quils disent sans cesse Dieu est grand ! » ? La langue de lHébreu ne lui permet pas dasservir son frère.
Ces considérations nous font davantage pénétrer au cur du mystère, par le Psaume 40. Dès le verset 6 et jusquà la fin du Psaume, le « je » du psalmiste chercheur de Dieu sadresse au « tu » de son Seigneur, cherchant son unité avec lui, dans laffrontement. Je suis entré dans ce que tu as inscrit en moi (verset 8). Sans réticence, ni doute, ni arrière-pensée, je men remets à toi, je me subordonne à toi ; mon engagement est sans restriction. Tu ne demandes pas de sacrifice, simplement que je ne retienne rien par devers moi, pas dexception, pas de préalable, pas de poire pour la soif. Pas de doute. Que tout vienne de toi. Tu le demandes, et je le veux maintenant. Dailleurs, offrir un sacrifice, puisque tout vient de toi sans que tu possèdes rien , ce nest que me déposséder, devenir juste, comme toi, me déposséder de lobjet que tu mas donné. Mais où demeure-t-il, cet objet du sacrifice qui nest ni en toi ni en moi ? Il est tiers. Tiers dont il faudrait que je dise, pour le sacrifier : « je veux quil meure ! » ? Non sens ! Car il nest pas en toi, mais toi, tu es en lui. Et je sacrifie lautre, depuis des siècles, parce que je refuse dentrer en lui, comme toi, avec toi ? Quoi que je dise de lui, « Quil meure ! », ou « Quil se réjouisse ! », je demande, je décide pour un absent, muet, impuissant, qui veut peut-être vivre, ou pleurer ? Ce nétait pas ta volonté, je le vois maintenant. Et je prends plaisir, oui, maintenant, à faire ta volonté, inscrite en moi. Puisque tu me donnes tout, sans que jaie même rien à demander, puisque tu lis en moi. Puisque tu écris en moi ; non pas ma volonté, mais toi. Daigne, ô mon Dieu, régner sur mon esprit. Cest toi qui agis. Écris en moi ! ô mon Seigneur !
Au premier coup dil, avant même davoir distingué la victoire du salut, on est tenté de lire ainsi la seconde partie du verset 17 :
Ils diront sans cesse : « YHWH grandit ceux qui aiment ton salut ».
Mais le texte, dans ce cas, aurait porté « son salut » et non pas « ton salut ». Il faut donc, avant la fin du verset, redonner la parole à David qui en présence de Yhwh lui dit tu, et réduire la citation des chercheurs de Dieu, qui eux, témoigneront de Yhwh loin de David. Dans notre lecture, la citation cesse après « ceux qui aiment » littéralement « les amoureux ».
Les lecteurs de lAntiquité ont choisi darrêter plus tôt la citation, la réduisant au seul groupe sujet verbe : « YHWH grandit ». Ce choix a privé le verbe grandir de son complément, « ceux qui aiment », et fait naître une étrange formule, les amoureux de ta victoire (de ton salut dans lautre lecture), pour qualifier les chercheurs de Dieu invités à dire la grandeur de Yhwh. Grammaticalement correcte, cette formule est spirituellement défectueuse. Le Psautier cite en exemple les amoureux du Seigneur (Ps 97, 10), de son Nom (Ps 5, 12 ; 69, 37 ; 119, 132), de sa Parole (Ps 119, 165) ; les prophètes, par ailleurs, stigmatisent les amoureux du mal (Michée 3, 2), de la somnolence (Isaïe 56, 10) ou des gâteaux de raisins (Osée 3, 1) ; mais on ne trouve, ni au Psautier, ni ailleurs, ces amoureux de la victoire (ou du salut) de Dieu, dont la recherche semble si intéressée et la louange si servile. Chercher Dieu, ce nest pas rechercher les bienfaits quil maccorde, tel un esclave prosterné répétant que Dieu est grand ; cest rechercher en quoi lévénement qui me touche, ici et maintenant, heureux ou malheureux, est signe de lamour que Dieu me porte. Déchiffrer ce signe, cest découvrir et reconnaître le don de Dieu, alors chanter sa louange pour un tel don reçu. Cest dire à Dieu, comme David, que jaime vivre selon sa Parole, que jaime le lot qui méchoit (Ps 16, 5-6).
Maintenant, si jaime la part dhéritage que le Seigneur me donne, à quoi bon se demander pourquoi et comment je suis satisfait ? Jaime ce quil me donne. Et que te donne-t-il de si désirable ? Subtile question piège ! Répondre serait repartir dans la recherche de soi. Aimer, ce nest pas aimer « à cause de », cest aimer sans raison, cest donner sa confiance, sengager sans restriction. Voilà pourquoi le psalmiste, pour exprimer la spiritualité de David, a employé le mot amoureux sans lui donner aucun complément encombrant, comme ont cru devoir lire les autres versions. Amoureux de quoi ? Cela ne vous regarde pas, messieurs les indiscrets ! Cest le secret du roi, entre Dieu et celui qui reçoit tout de sa Providence.
Dans ce Psaume, et en particulier dans ce verset, nous avons vu que lintention signifiante des hagiographes apparaît sans ambiguïté si lon respecte avec rigueur la grammaire du texte tel quil est écrit. Ce nest pas facile du tout, et les interprétations résultant daccommodements avec la rigueur des lois sont toujours de lecture plus facile. Cest ainsi que sest éteinte, dès le déclin de Salomon, à force de facilités et daccommodements, la vie spirituelle des Hébreux. La langue, mère de lesprit, a cessé dêtre nourriture ; on a parlé une autre langue. LÉcriture est devenue coquille vide, la voix des Hébreux sest tue. Quand lhomme perd de vue le centre autour duquel il évolue librement sur son orbe, centre dont il dépend à chaque seconde son Seigneur et son Dieu , le regard trop bas, trop humain, se noie dans les signes qui lui sont donnés ; il ne sait plus les déchiffrer. Il ne voit plus en quoi ces signes pointent sur le mystère divin, et pour se sortir de ce mauvais pas, au lieu dinvoquer son Seigneur, au lieu de le rechercher pour se recentrer, il bâtit sa théologie en cohérence avec sa lecture facile. Il est devenu aveugle. Cest Adam, qui a pris la tangente de son orbe divin et se voit nu, parce quil ne veut plus voir son Seigneur dont il se cache comme une autruche.
Mais Dieu veut sauver lhomme aveuglé, quil voie. Après la chute, lécoute prend le relais de la vision perdue. Toute la Bible est reçue par loreille et transmise par la voix. Les vingt-deux caractères de lalphabet ne sont que des aide-mémoire, tellement insuffisants pour porter la Parole. Il y faut encore des rythmes, des intonations, des élans, des retombées, tout une mélodie du discours, tout une respiration vivante. LÉcriture nest pas trace sur un parchemin, elle est empreinte dans une mémoire. Elle se transmet de génération en génération, objet vénéré, immuable et contemplé, sans révéler son mystère, que par exception, comme on découvre sur le tard le sens caché dune comptine apprise de nos grand-mères. Cest ainsi que la Bible a franchi les siècles, par tradition orale, et cest pourquoi il est si nécessaire de ne pas négliger les signes de vocalisation notés par les massorètes au sixième siècle de notre ère. Ces signes ne sont pas les témoins de leur lecture tardive des textes : ils ne sont que la transcription fidèle de cette tradition orale, qui depuis les Hébreux a porté lÉcriture jusquà nous. Si vous entendez sa voix, ne fermez pas votre cur !
Parmi les plus importants de ces signes, ceux qui correspondent à notre ponctuation sont beaucoup plus détaillés que nos virgules et nos points. Les uns pour lier ensemble des parties du discours, les autres pour en suspendre le fil au contraire, tous organisés en une hiérarchie qui confirme ou clarifie la syntaxe où se construit le sens. Ainsi notre verset litigieux porte-t-il un signe surprenant quune écoute attentive ne peut ignorer. Ce signe, disjonctif, marque un arrêt entre le mot « amoureux » et le mot « ton salut ». En lui-même, cest un signe banal, puisquon le trouve en seize exemplaires dans le seul Psaume 40. Mais ce qui nest pas banal, cest de le voir ici, où lon attend au contraire un signe conjonctif. Car le mot « amoureux » se trouve, comme disent les grammairiens, à létat construit, cest-à-dire appelant un complément qui, dordinaire, lui est attaché par un trait dunion ou par un signe conjonctif. Larrêt du discours ici, marque donc la volonté des hagiographes de ne pas attacher ces deux mots ensemble, et de considérer « ta victoire » non comme la chose aimée des amoureux, mais comme un vocatif, distingué par le signe vocal disjonctif qui le précède et qui prend devant lui une valeur voisine de notre « ô » français. Et ne me demandez pas pourquoi le mot « amoureux » est resté à létat construit sans complément, alors que létat absolu du même mot, tout aussi connu des hagiographes, nappelait, lui, aucun complément ; jai déjà répondu au paragraphe précédent.
Nous le voyons, maintenant, la syntaxe de ce verset, comme une pierre dachoppement invisible, est restée scellée, inaccessible au peuple dIsraël pendant plus de vingt-cinq siècles. Parce que, dit le Seigneur, quand il sapproche de moi, ce peuple mhonore de la bouche et des lèvres, mais son cur fuit loin de moi ; et leur crainte de moi nest que leçon apprise de linstruction des mortels. Voilà pourquoi saccumule, pour stupéfier ce peuple, prodige sur prodige ; et la sagesse de ses sages ségare, le discernement de ses savants se dérobe.
Dès leur exil à Babylone, au VIème siècle avant notre ère, les Juifs ne comprenaient plus la spiritualité des Hébreux parce quils avaient cessé de la vivre. Ils ne pouvaient plus lire la Parole inscrite en leur mémoire, et nous ont ainsi transmis des versions de lÉcriture qui reflètent de trop loin la vie spirituelle de David, accréditant la thèse selon laquelle lhébreu biblique serait une langue de primitifs. Aujourdhui encore, de nombreux passages, comme le Psaume 40, ne sont pas compris. Déchiffrer la Bible et comprendre la langue des Hébreux, reste un devoir urgent pour le chercheur de Dieu. Le secret de la vie est là, dans cette source scellée où nous nallons plus boire. Nécartons pas les versets obscurs, comme si la Parole nous était parvenue à létat corrompu ! Quand vous me cherchez, vous trouvez. La Parole, cest laction de Dieu pour libérer son peuple de lenfermement. Pourrait-il laisser les hommes la corrompre au point quelle ne soit plus bonne à remplir sa mission ? Le bras de Dieu serait-il trop court ? Les scribes, qui se sont succédé pour nous transmettre les textes, auraient-ils fait mieux que la puissance de Pharaon, auraient-ils fait échouer le projet divin ? Non, le bras de Dieu nest pas trop court. Cest notre foi qui est trop courte. Dieu nous aime. Il ne nous laisse jamais manquer du nécessaire pour aller jusquà lui. Cherchons-le. Tant quil se laisse trouver.