Nous éprouvons généralement les plus grandes difficultés à nous représenter que Dieu soit pour lhomme un père (Isaïe 63, 16 & 64, 7), parce que nous confondons trop facilement deux notions bien distinctes : le père et le géniteur. Nous avons des excuses : pour la plupart dentre nous, le père et le géniteur sont une seule et même personne. Pourtant nous connaissons tous dans notre entourage familial ou amical, un enfant, orphelin de naissance ou abandonné, qui faute dêtre reconnu par son père naturel, est élevé par un père adoptif. Cest ce dernier le véritable père ; cest lui qui donne léducation, qui forme un homme, qui le conduit jusquà lautonomie. Le père est celui qui engendre à la vie spirituelle. Lautre, cest le géniteur ; il a fourni les gènes, mais il na engendré personne.
La différence entre le géniteur et lhomme qui engendre est visible dès le tout début du livre de la Genèse. Deux mots sont employés, ish et adam, deux mots distincts, qui ne sont pas synonymes. Ish, cest lhomme, mais adam, ce nest pas encore un homme ; ce nest quun préhominien, un hominidé, une espèce animale appelée à évoluer pour devenir plus tard un homme ish. Il suffit pour sen convaincre dobserver quau jour de leur création, les adam ont été créés mâle et femelle (Gen 1, 27). Ces termes sont ceux que la Bible emploie pour les animaux ; on les retrouve au moment dembarquer toute vie dans larche de Noé ; ce ne sont pas les vestiges dune langue hébraïque primitive, mais les mots justes qui disent létat de lhomme au jour de sa création : un animal. Mais un animal appelé à devenir homme.
Cet hominidé nest encore personnalisé par aucun nom. Il nest quun individu dune espèce mammifère. Cest lui cependant qui va féconder la femme, elle qui, curieusement, en cet instant porte déjà un nom de personne. La scène se passe au premier verset du chapitre 4 :
Et le adam pénétre Ève sa femme. Elle conçoit et engendre Caïn.
Et elle dit : Jai acquis un homme avec Yhwh .
Tous les mots comptent. Cest bien lhominidé mâle, le adam anonyme et non un homme ish, qui pénètre sa ishah, sa femme et non une femelle de lhominidé. Bien quaucune ambiguïté ne soit à craindre, le nom de cette femme est rappelé, dabord pour confirmer que contrairement à lui elle appartient déjà au genre humain, ensuite pour affirmer avec ce nom quelle est la mère de tous les vivants (Gen 3, 20), cest-à-dire de tous les hommes. Ce nest pas lui, cest elle qui engendre. On notera cependant que le mot « fils » napparaît pas encore, mais que Caïn, lui, est bien un homme, un ish qui porte un nom. Comment se fait-il quil soit déjà homme alors quil provient de la semence dun préhominien ? Ève nous donne la clé de cette évolution. Sa parole fait lexégèse de lengendrement qui vient dêtre décrit. En vérité, cest Dieu qui est le père, cest Dieu qui vient dengendrer le « premier homme ». Le premier homme est Caïn, ce nest pas Adam, car celui que prématurément nous appelions ainsi nétait quun mâle de lespèce des adam, un géniteur anonyme.
Pour ajouter à cet événement, Ève engendre aussi Abel, frère de ce premier homme. Mais Abel meurt. Dieu permet alors à Ève dengendrer de nouveau, fécondée par un mâle que lexpérience a déjà transformé (Gen 4, 25) :
Adam pénètre de nouveau sa femme, et elle engendre un fils ; elle crie son nom : Set !
Voici pour la première fois le mot adam cité comme nom propre, sans article, alors quil était jusquici toujours employé comme nom commun, avec larticle défini. Ce nom propre est le signe dune humanité qui fera bientôt de Adam une personne capable dengendrer. Pour la première fois aussi lÉcriture appelle « fils » celui qui est engendré de la femme dAdam, femme dont le nom nest plus rappelé, car il sefface maintenant devant celui de lHomme qui vient à la conscience. Enfin, cest aussi la première fois que nous entendons la femme appeler ce fils dun nom personnel : cest elle qui crie Set ! . Qui donc avait crié le nom de Caïn ? le nom de Abel ? Personne. Ou plutôt le divin, maintenant relayé par lhumain. À lorigine cest Dieu qui nomme, la lumière « Jour », les ténèbres « Nuit ». Puis Dieu a donné à lhomme ce pouvoir de crier le nom. Pouvoir reçu de son créateur alors quil nest encore quun hominidé, invité à nommer ses frères animaux (Gen 2, 19-20). Puis, cest en émergeant de la léthargie où Dieu la plongé, que le adam découvre ce vis-à-vis sorti de lui-même, auquel il crie « Femme » ! ishah ! (Gen 2, 21-23). Par ce cri, au nom du pouvoir reçu de Dieu, il fait delle ce que lui-même nest pas encore : un être humain reconnu, une conscience émergée. Plus tard, cest encore lui, lhominidé, qui au nom du même pouvoir, « crie son nom » à sa femme : Ève ! (Gen 3, 20). Et voici que Ève, à son tour, conscience avancée appelée par Adam à être « mère de tous les vivants », en nommant le fils engendré « Set ! », au nom du pouvoir reçu, élève lhomme à la conscience, tout lhomme, par ce fils. La vie est devenue humaine en recevant de Dieu le pouvoir dengendrer, qui est pouvoir dappeler la vie à plus haute conscience.
Pour cet engendrement Ève à nouveau rend grâce, reconnaissant en Set comme en Caïn que ce fils lui est donné par Dieu (Gen 4, 25). Puis lÉcriture poursuit :
Et de Set, lui aussi, est engendré un fils ; et il crie son nom, Énosh.
Alors commence dêtre invoqué le Nom de Yhwh.
(Gen 4, 26)
À nouveau, chaque mot est lourd de sens. Ce nest plus la femme, cest maintenant lhomme qui engendre un fils. Cependant le même verbe, employé précédemment pour la femme sous sa forme active, est ici pour lhomme à la forme passive, car il reçoit le pouvoir dengendrer un fils : il nen est pas lacteur. Mais en criant lui-même le nom « Énosh ! », lhomme franchit un seuil capital : il assume ce pouvoir. Linstinct qui subissait la loi de la nature a fait place à la conscience de transmettre la vie. Le mouvement animal, par lequel le mâle féconde la femelle, ce qui perpétue lespèce en reproduisant un individu, est devenu action consciente dengendrer un fils. Rien na changé extérieurement, mais la considération libre a remplacé le mécanisme biologique. Lhomme porte un nom. Il ne pénètre plus une femelle, ni une femme : il pénètre, et donc il connaît, « sa » femme, celle quil avait appelée par son nom. Et quand par elle un fils est engendré de lui, il crie le nom du fils, tout comme lui-même porte un nom crié à son engendrement. Ce cri nest pas uniquement considération du fils engendré, il est aussi appel à être homme semblable à lhomme, un ish et non plus un adam. Le cri du nom est conscience dêtre Homme et Parole qui engendre un fils dHomme.
Lhominidé est maintenant mort, la préhistoire est terminée : lHomme qui engendre est né. La Bible va changer de genre littéraire, lHistoire va commencer. Elle souvre au verset suivant par son titre:
CECI EST LE LIVRE DES ENGENDREMENTS DADAM
Au jour où Dieu créa Adam, Dieu le fit à sa ressemblance.
Il les créa mâle et femelle. Il les bénit et il cria leur nom : Adam ! au jour où ils furent créés.
Adam atteignit sa cent trentième année ; il engendra selon sa ressemblance et à son image.
Et il cria son nom : Set !
(Gn 5, 1-3)
Lengendrement de Set est célébré par lHistoire sous un regard transformé. Cest dabord un événement dune telle importance que cest lui qui déclenche la conscience de lHistoire, le sens du temps, repéré par lâge des hommes. Cent trente ans se sont écoulés depuis la « création-naissance » dAdam quand celui-ci engendre et crie le nom. Cependant, pour la pré-histoire, ce nétait pas Adam, mais sa femme, qui engendrait et criait le nom de Set. Y aurait-il contradiction ? Certes non. En se situant dans la préhistoire, les points de vue du Prologue échappent à lHistoire, car laction créatrice de Dieu, au moment où est engendré lesprit humain, ne peut se jouer que dans linconscient. La maturation souterraine de la conscience restera à jamais inaccessible aux regards de lHistoire. Seule subsistera cette synthèse où sorigine la datation : Dieu engendre lHomme. Cest le point de départ, le « jour » symbolique de leur création, alors quils ne sont encore que mâle et femelle : Dieu les bénit et crie leur nom Adam . Son action les transforme en homme et femme qui portent ensemble, dans une seule chair parlant dune seule voix, le nom de cette nouvelle race, communauté spirituelle identifiée par son chef : Adam. LHomme, engendré par Dieu, est appelé à devenir la race des fils dAdam. En même temps, par ce cri, Dieu les assume comme la race de ses propres fils. Ainsi, sans cesser dêtre les fils de lHomme, nous sommes appelés à être les fils de Dieu.
Yhwh, tu es notre père,
nous la pâte, et toi nous pétrissant !
(Isaïe 64, 7)
Mais cet homme trop nouveau ne sait pas encore ce que veut dire « être fils de Dieu ». Il est conscient d« être », cest déjà beaucoup ; il sait engendrer des fils pour la pérennité de son « être », mais il ignore doù lui vient cette vie consciente et craint de la perdre. Dieu va se révéler à lui pour le guider. Yhwh élève lhomme comme un homme élève son fils (Deut 1, 31) ; il se révèle en faisant connaître son nom. Cest ainsi que les fils dAdam apprendront à être fils de Dieu. Il leur faudra pour cela toute lHistoire et la vie de nombreuses générations, mais il leur faudra surtout comprendre quêtre fils cest accepter de tout recevoir de son père, cest-à-dire tout lui demander. Cest cela, « invoquer le Nom ».
Voilà pourquoi, avant de clore son Prologue, dans son dernier verset, lÉcriture nous a donné cette clé qui ouvre le livre des engendrements dAdam . Pour la première fois, au moment où Set crie le nom de Énosh, alors commence dêtre invoqué le nom de Yhwh (Gen 4, 26b). Il ne sagit pas ici dune simple simultanéité, dun repère temporel, puisque la conscience du temps ne viendra quau verset suivant, avec lHistoire ; il sagit bien dune concomitance, car cest dans lacte même de crier le nom de Énosh, que le Nom divin est invoqué. Comment cela ? Parce quun homme, Set, un homme reconnu ish, fait appel à Dieu : il invoque le pouvoir quil a reçu de nommer pour engendrer. Cétait la mise en mouvement de lHistoire. Elle venait de se raccorder à la seule source qui la fait progresser : la prière des fils dAdam.