Le verbe ShaWaH nest pas très employé dans la Bible ; son faible usage laisse présager quelques difficultés à le comprendre.
Si la plupart des traductions saccordent sur le sens de son radical, qui indique léquivalence, laccord, la ressemblance, cest-à-dire un certain effacement des différences, le problème surgit avec la forme intensive du verbe, le Piel, qui est loin de faire lunanimité des traducteurs. Une même source peut en donner des significations très différentes suivant le contexte, voire un sens nouveau à chaque emploi.
Pour illustrer cette observation, nous avons relevé le sens donné par différentes sources au mot shiwiti, forme accomplie de la première personne du singulier du verbe au Piel. Cette forme se rencontre de manière identique cinq fois dans la Bible ; elle est de loin la plus fréquente, puisquelle représente à elle seule la moitié des emplois du Piel, et presque le quart de tous les emplois du verbe.
Voici les traductions relevées pour ces cinq occurrences (la dernière citée est celle des Septante).
On constate une très grande disparité dans les solutions adoptées, mais on peut toutefois observer quelques convergences qui relèvent de deux ordres :Isa 38, 13 : jai crié ; jai appelé ; je serai réduit à rien ; je crie ; je tournais mon attente ; jai apaisé ; jai été abandonné (LXX)
Ps 16, 8 : jai fixé ; je fixe mes regards ; je situe ; je garde ; jai mis ; je tiens mes regards ; jai vu auparavant (LXX)
Ps 89, 20 : jai prêté ; jai donné ; jai accordé ; jai mis ; jai établi (LXX)
Ps 119, 30 : je me conforme ; je majuste ; je me suis aligné ; jai placé sous mon regard ; je ne veux voir que ; je nai pas oublié (LXX)
Ps 131, 2 : jai apaisé ; jai été calmé ; je tiens en paix ; je tiens égale ; jaurais péché si (LXX)
un rattachement à la racine shawah par son sens général : rendre égal, équivaloir, ressembler, aplanir . Cette convergence autour de la racine est la moins fréquente des deux ; elle naffecte que les deux occurrences Ps 119, 30 et 131, 2, chacune partiellement. On peut cependant lui rattacher dautres occurrences si lon prend en compte certains commentaires sur le mot, la plupart des traducteurs ayant recherché ce rattachement sans toujours sy résoudre ;
un rattachement au contexte. Quand la référence à la racine ne paraît pas éclairer le sens, il ne reste plus au traducteur que le contexte pour essayer de comprendre. La convergence des opinions sur le même verset est alors dautant plus grande que le verset conserve un sens même si lon ignore la présence du mot shiwiti. Cest le cas en Ps 89, 20 où lon observe une assez bonne unanimité des solutions choisies. Mais cette convergence ne doit pas faire illusion : le sens résiduel est étranger au mot étudié puisquil est obtenu en éliminant celui-ci. À linverse, cest en Is 38, 13 que la disparité de sens est la plus grande, pour la raison, on va le voir, quil est impossible déliminer shiwiti en conservant un sens raisonnable au reliquat du texte : on peut alors tout imaginer.
Cette brève exploration des significations accordées au mot shiwiti, de leurs divergences et de leurs convergences, montre assez que le sens de ce mot sest perdu, et quil était déjà perdu pour les Septante. La perte du sens vient avec labandon de lusage ; le verbe tombe en désuétude dans toutes les formes qui relèvent du même sens. Or le recensement de toutes les formes du Piel shiweh ne livre que dix occurrences en tout, et lon constate que ces dix occurrrences occupent une place relativement restreinte dans le temps. La plus ancienne est sans doute 2S 22, 34 que lon retrouve au Psautier en Ps 18, 34 ; le Psautier lui-même contient six de ces dix occurrences ; on trouve encore deux emplois en Isaïe pour le royaume de Juda, et un emploi en Osée pour le royaume du nord. Cest tout. On peut donc penser que ce verbe, né avec la génération spirituelle de David, na pas survécu à lExil, et que faute dêtre employé autrement que dans une prière répétitive, il a perdu toute signification.
Cependant, sans rien préjuger du résultat de notre recherche, nous pouvons déjà formuler lhypothèse que le mot shiwiti correspond à une action volontaire de lhomme en prière. Volontaire, parce que cest la marque du Piel ; en prière, parce que sur ses dix occurrences dans la Bible, six se trouvent au livre de prière dIsraël, et que les cinq emplois de shiwiti sont tous au cur dune prière personnelle : celle de David (Psaumes) ou celle dÉzéchias (Isaïe). Cest donc dans ce contexte que nous allons rechercher le sens du verbe shiweh.
La prière dÉzéchiasLa prière du roi Ézéchias, au chapitre 38 dIsaïe, contient au verset 13 le mot shiwiti, et cest sans doute lun des derniers emplois du mot. La partie centrale de cette prière va retenir toute notre attention en raison de lintérêt que présente sa structure très particulière, avec le mot shiwiti en tête dun demi-verset, lui-même inséré entre deux demi-versets rigoureusement identiques. Cette inclusion nest pas seulement une forme littéraire fréquente en écriture hébraïque ; elle va se révéler précieuse comme guide pour le sens.
(12) miyom ad-layelah tasheliméni.
(13) Shiwiti ad-boqèr kaari ; kén yeshabér kol-atsemotaï ;
miyom ad-layelah tasheliméni.
Ce passage est en général rendu par un texte voisin de celui-ci:
(12) du jour à la nuit tu machèves.
(13) Jai crié jusquau matin ; comme un lion (ainsi) il a brisé tous mes os ;
du jour à la nuit tu machèves.
Cette transcription correspond à un moyen terme entre les bibles dorigine juive et celles dorigine chrétienne ; la lecture de la Septante nest pas utilisable car elle est encore plus éloignée du texte hébreu que cette transcription. Et déjà sous cette forme, apparaît une impressionnante série danomalies que les traducteurs ont accumulées depuis des siècles pour masquer leur ignorance du sens de shiwiti.
Voici les anomalies que lon peut relever :
1 - Observons dabord que les deux versets se terminent par la même incise sur le verbe shalam employé à la forme causative, le Hiphil. Le sens est donc « tu causes ma paix », cette paix parfaite à laquelle tout Israël aspire et que chacun appelle de son nom : shalom. On pouvait traduire tu me pacifies , tu mapaises , ou tu me conduis à la paix , mais « tu machèves » ne convient pas du tout, car la notion de perfection du verbe achever est inséparable de celle dune consommation terminée, dune destruction liée à cette perfection. Je vois bien que par ce choix, le traducteur veut me préparer à « tous les os brisés » de la ligne suivante. Malheureusement, cette idée qui conviendrait bien au verbe hébreu kalah est étrangère au verbe shalam employé ici.
2 - Il a brisé tous mes os est une forme accomplie alors que le verbe hébreu briser est ici à la forme inaccomplie. Il aurait donc fallu dire il brise tous mes os , avec le même présent choisi pour tu me pacifies . Le seul verbe accompli de tout ce passage est précisément shiwiti. Il occupe une position unique au milieu de toute cette séquence aux verbes inaccomplis. Ceci exprime que laction terminée dÉzéchias (shiwiti) a eu lieu pendant le cours dune action faite par Yhwh, action qui, elle, nest pas terminée, et qui conduit Ézéchias à la paix.
3 - Un lion ne brise pas les os ; ce sont les charognards, le chacal ou la hyène, qui sen chargent, car la nature les a pourvus dune mâchoire qui broie. Les Hébreux savaient parfaitement cela, eux qui appellent le lion ari du verbe arah « arracher, détacher », ce qui est bien la façon dont le lion consomme sa proie, avec une force qui vient de la musculature dorsale et non de la mâchoire. On pourra également sen convaincre en écoutant David dire : Il va me déchirer comme un lion dévorant (Ps 7, 3).
4 - Lobservation attentive de la vocalisation et des accents conduit à constater deux anomalies :
le zaqef qaton qui figure sur le mot « comme un lion » marque une césure après ce mot, ce qui impose de le rattacher à ce qui précède et non à ce qui suit. Le rattachement fautif a en particulier pour conséquence de rendre incompréhensible la présence du mot ainsi , qui pour cette raison a été omis dans la plupart des traductions ;
la vocalisation du même mot indique quil ne faut pas lire « comme un lion » mais bien comme le lion .
Certains objecteront que les signes de vocalisation et les accents nont été introduits que trop récemment (au sixième siècle de notre ère) pour pouvoir être retenus comme garantie de lecture juste. Mais il faut se souvenir que ce système de signes na eu pour objet que de fixer par lécriture une tradition orale beaucoup plus ancienne, antérieure à tous les manuscrits. Cest au contraire cette tradition qui fait foi. Elle a été transmise par des hommes dont la mémoire sappuyait sur la cantilation, beaucoup plus que sur le sens du texte qui la plupart du temps leur échappait.
La prise en compte de toutes ces rectifications conduit à la transcription suivante :
(12) du jour à la nuit tu me mènes à la paix.
(13) Jai « shiwiti » jusquau matin, comme le lion ; ainsi, il brise tous mes os ;
du jour à la nuit tu me mènes à la paix.
Ce passage, au cur de la prière dÉzéchias, décrit son combat spirituel. Sans savoir encore ce que veut dire shiwiti, on comprend déjà que cette action du roi en prière (action volontaire : cest un Piel) est essentielle pour permettre à Dieu de le conduire à la paix. Cest grâce à cette action que le Seigneur peut lui briser tous ses os , ce que nous dit le petit mot ainsi . Mais pour comprendre quune telle « destruction » puisse ouvrir le chemin de la paix, il faut donner au mot os le sens figuré de « résistance, défense » ou « obstruction ». Ce sens figuré devient probable si cest Yhwh qui brise les os , et non le lion. On trouve dailleurs en Isaïe, dans un autre passage, le mot os ainsi employé au pluriel avec ce sens figuré :
(Is 41, 21) Plaidez votre cause, dit Yhwh, produisezNous écrirons donc plutôt :
« vos moyens de défense » (vos objections : atsoumotékèm, vos os )
dit le roi de Jacob.
(12) du jour à la nuit tu me mènes à la paix.
(13) Jai « shiwiti » jusquau matin, comme le lion ; ainsi, il brise toutes mes résistances ;
du jour à la nuit tu me mènes à la paix.
Au cur de la prière quil adresse à Dieu tu me le roi introduit cette inclusion, adressée à la communauté sur un autre mode je il , pour nous dire comment il a rencontré Yhwh. Cependant la référence au lion, clé du sens de shiwiti, nest toujours pas apparente. Quel est ce lion dont parle Ézéchias ? On nemploie larticle devant un nom que si ce nom est présent à lesprit du lecteur, parce quil vient dêtre cité. Malheureusement, il nest pas question de lion dans les versets, ni même dans les chapitres qui précèdent ce passage. Il faut donc en conclure que cette référence au lion est constante aux yeux du roi comme à ceux du prophète Isaïe. Quelle est cette référence ?
Ézéchias occupe une position très particulière dans lhistoire dIsraël. Après le schisme qui suivit le règne de Salomon, pendant plus de deux siècles, le royaume de Juda voit se succéder de père en fils, des rois qui, tous, font ce qui est mal aux yeux de Yhwh . Ézéchias est le premier à faire ce qui est bien . Il chasse les idoles, il restaure le véritable culte. Pour conduire son action, il va donc rechercher la référence de son ancêtre le plus éminent dans la spiritualité quil veut restaurer : David. Or David est non seulement le chef fondateur de la vie spirituelle dIsraël, mais il est aussi le premier des rois de Juda, celui dont la royauté réalise la promesse transmise par Jacob à son quatrième fils : Le sceptre de la royauté néchappera pas à Juda (Gn 49, 10). Cest ainsi que pour Ézéchias, héritier de Juda, héritier de cette promesse, héritier de David, la référence qui symbolise tout cet héritage et qui revit dans tous les esprits, cest le Lion de Juda. Et pour comprendre le sens de lexpression comme le lion quil vaudra mieux dorénavant écrire comme le Lion nous allons maintenant concentrer notre attention sur le verset Gn 49, 9, verset qui constitue le cur de la bénédiction de Jacob à Juda, lhéritage spirituel dIsraël auquel se réfère Ézéchias.
( à suivre ) |