L’abaissement divin
ou
La spiritualité du Lion de Juda

(Deuxième partie)


La bénédiction de Jacob à Juda
Gour areyéh, yehoudah ; miteref beni ‘alita ;
kara’ , ravatz keareyéh, oukelavi, mi yeqimènou.
(Gn 49, 9)
Ce verset peut se traduire ainsi :
Lionceau de lion, Juda ; la proie, mon fils, t’a exalté ;
il s’abaisse, il se couche comme un lion ; et comme un léopard, qui le fera lever ?

En bénissant ses douze fils, Jacob compare Juda au roi des animaux. Mais la référence, loin d’être la domination d’un fauve exterminateur, est celle de l’autorité naturelle, reconnue de tous, (voyez au verset précédent [8] : “ tes frères te rendront hommage ”) et qui se manifeste dans une paix si forte et si confiante, qu’elle ne craint rien ni personne qui puisse la troubler. Le roi, loin d’avoir à se dresser pour menacer (“ qui le fera lever ? ”), peut s’abaisser et se coucher dans la confiance, car sa royauté est assurée, le sceptre ne lui échappera pas (verset suivant [10]).

Etudions ce verset plus en détails.

Gour areyéh, yehoudah ; lionceau de lion, Juda.
Juda est assimilé non au lion, mais au petit du lion. La précision “ lionceau de lion ” nous apparaît comme une redondance de l’Écriture. Mais l’Écriture n’est jamais redondante, et cette répétition n’en est pas une. Elle attire notre attention sur la croissance du petit pour ressembler à son père, et ce signe est confirmé par deux autres signes :

— le mot lion apparaît ici sous sa forme emphatique, forme simple à laquelle est ajoutée la lettre . Ce paragoge, très fréquent en hébreu, prend derrière un nom le sens de l’accusatif (dont il est une survivance) que l’on trouve par exemple en midbarah, vers le midbar, vers le désert (1R 19, 15). Il faut donc comprendre que ce lionceau est en devenir vers le lion qu’il sera plus tard.

— le mot gour est beaucoup plus souvent employé comme racine verbale que comme nom. Son sens est alors « séjourner, établir sa demeure » et son emploi dans ce sens, ici, correspondrait à l’impératif “ demeure ! ” comme on le trouve en Gn 26, 3 dans l’ordre donné par Dieu à Isaac : “ Demeure dans ce pays-ci, car je suis avec toi ”. Cette lecture de l’incise donne à la bénédiction de Jacob un sens peut-être moins prophétique mais éclaire puissamment la leçon spirituelle de l’héritage que Jacob, ou plutôt Israël (Gn 49, 2), transmet à ses descendants avec cette bénédiction : “ Demeure vers le Lion ! ” Ainsi se trouve souligné, par cette annonce qui l’oriente et en prépare le sens, le caractère essentiel de ce qui va suivre.

miteref beni ‘alita ; la proie, mon fils, t’a exalté.
La présence du mot mitéref, entre le nom de Juda et son appel “ mon fils ”, est proprement stupéfiante. Téref c’est la proie, la nourriture des animaux sauvages, en particulier du lion, et ceci d’autant plus que la racine dont dérive ce mot signifie « déchirer », « mettre en pièces », exercice auquel, nous le savons, le lion s’entend particulièrement bien. Comment ce mot, emprunté au vocabulaire des animaux sauvages, peut-il s’appliquer à Juda au moment précis où son père l’appelle “ mon fils ” ?

Observons d’abord que Juda sera le seul des douze à entendre Israël l’appeler “ mon fils ”, tandis que les autres n’auront entendu qu’un appel collectif, en Gn 49, 2 : “ Rassemblez-vous pour écouter, « fils de » Jacob ”. Le mot “ mon fils ” a donc ici une force particulière, celle du testament d’un père, Israël et non plus Jacob, qui désigne son héritier spirituel avec une solennité qu’on retrouvera au Psaume deuxième : “ Tu es mon fils… ” (Ps 2, 7), testament qui vise ici exclusivement Juda, comme il visera David, plus tard, dans le psaume cité.

Les hommes ne se nourrissent pas de proie mais de pain, lékem, et d’un pain qui coûte sueur à leur front (Gn 3, 19), ce qui n’est pas le cas de l’animal, encore moins du petit du lion puisque c’est sa mère qui a capturé la proie. C’est Dieu qui donne au petit du lion sa nourriture (Ps 104, 21) et par cette assimilation de Juda au lionceau, Israël lui fait comprendre qu’il lui faut recevoir sa nourriture, recevoir tout ce qui le fait vivre, comme un don de Dieu, un don qui ne lui a rien coûté même si les apparences disent le contraire.

Reçois cette nourriture de ton père du ciel et surtout ne la dédaigne pas. Puisse-t-elle, au contraire, faire ton bonheur, puisse-t-elle t’exalter, comme elle a exalté le petit du lion qui l’a reçue de son père et qui vient de la consommer. La proie, mon fils, t’a exalté. Voilà l’état d’esprit dans lequel tu dois te trouver, voilà comment tu dois te préparer avant d’aborder l’action.

Mais quelle est donc cette action que mon père — que Dieu — attend de moi ?

kara’ ravatz keareyéh, il s’abaisse, il se couche comme un lion
Vois bien, mon fils, que je ne te donne ici aucun ordre. Je te désigne simplement le petit du lion comme un modèle. Je n’ai rien à t’imposer, rien de mieux à te dire que ceci : « Imite le petit du lion ».

Il s’abaisse kara’ ; on dit cela d’un animal qui ploie les genoux pour se coucher.

Il s’allonge ravatz ; on dit cela du repos des quadrupèdes.

Aucun doute possible, nous sommes toujours dans ce même vocabulaire réservé à l’animal sauvage, au quadrupède, au lion. Comme un lion, mon fils. Ou plus exactement, ce n’est pas le lion que tu dois imiter, mais le lionceau qui s’abaisse et se couche comme un lion.

Pourquoi l’Écriture nous dit-elle “ comme un lion ” et non pas comme « le » lion, puisque le mot “ lion ” figure déjà dans ce même verset, puisqu’il vient d’être cité, sept mots plus haut, sous la même forme, exactement, avec le même nom emphatique muni de son paragogique ? Mais c’est parce que le lionceau, en se comportant de cette manière, n’imite pas l’individu-lion-son-père. Le lionceau se conduit selon l’instinct de sa race : il s’abaisse et se couche « comme un lion » parce qu’il est en train de devenir pleinement lion, comme ceux de la race de ses pères. Imite-le, mon fils. Toi aussi. Ne sois pas l’imitateur de ton père Jacob, mais deviens, comme lui, Israël « lutteur de Dieu » tel le prince affrontant pour son initiation le roi son père, deviens ce que tu es, deviens le fils de ta race. Comme le lionceau, abaisse-toi et couche-toi, car tu es comme lui de race royale, tu es comme lui de la race des seigneurs, tu es comme lui de race divine. Tu ne te couches pas par abaissement servile devant ton père, devant la main qui te nourrit ; tu ne te couches pas par crainte de quoi que ce soit. Tu t’abaisses et tu te couches dans l’exaltation et la sérénité, parce que tu es prince, parce que tu es roi, parce que tout t’est donné, parce que rien ne saurait te nuire. Tu t’abaisses et tu te couches pour contempler.

oukelavi, mi yeqimènou. et comme un léopard, qui le fera lever?
Que vient faire ici ce léopard? Le mot est parfois traduit par lionne, voire lion ce qui est abusif, au moins dans ce contexte. Car cet animal ressemble à un lion, mais ce n’est pas un lion. Son nom labi’ vient de la racine laba’ qui signifie gronder, rugir. Il est donc bien nommé ici pour s’opposer au lion ariyeh qui arrache avec force. Ainsi s’opposent de la même manière, en chiasme, les deux incises du demi-verset :

il s’abaisse, il se couche comme un lion ; et comme un léopard, qui le fera lever ?

Cette opposition nous donne la clé du sens : quand il s’abaisse et se couche, le petit du lion agit comme celui de sa race ; mais s’il se lève, il n’a plus que les apparences de sa race, il n’en fait plus que le bruit, le bruit du léopard qui gronde ou qui rugit. Le léopard n’est qu’une sorte de faux lion qui a besoin de se lever pour rugir alentour, pour menacer, ce que le vrai lion dédaigne, royalement, lui dont la force est reconnue de tous et que personne ne songe à menacer. Rien ne le fera lever. Ainsi, chaque fois que nous verrons se lever Juda, pour menacer, pour revendiquer, pour conquérir, nous saurons que Juda trahit son héritage, qu’il rompt avec la bénédiction reçue de Dieu par Abraham, par Isaac et par Jacob, bénédiction qui le destinait pourtant à tenir en Israël le sceptre de sa royauté.

Il y a d’autres enseignements à tirer du verset que nous venons d’étudier et de ceux qui l’entourent, mais nous en savons assez maintenant pour analyser la signification du mot shiwiti, qui décrit l'attitude d'Ézéchias agissant « comme le Lion ».

Shiwiti

Shiwiti décrit une action que j’effectue moi-même, par ma volonté (c’est un Piel), sans contrainte extérieure. Cette action comprend un mouvement physique, tel que m’abaisser et m’allonger, comme le Lion, ou encore me mettre à genoux ou me coucher comme Ézéchias sur son lit de malade qui aurait pu devenir son lit de mort. Mais ce mouvement physique, aussi indispensable soit-il, n’est que le signe visible qui m’aide à prendre l’attitude spirituelle que ce geste exprime, à savoir :

Je m’abaisse et je me couche, ou je me mets en repos, parce que
• je suis comblé, exalté par ce que j’ai reçu : absence du désir de conquête, qui me ferait lever ;
• je ne crains pas, ni rien ni personne : absence du besoin de se défendre, qui me ferait lever.

Écartons quelques erreurs possibles dans la lecture de ce geste spirituel :

— ce n’est pas le sommeil, car celui-ci vient de la fatigue ou du découragement. Dans ce cas, l’exaltation est retombée après l’assimilation de la proie, et un besoin nouveau apparaît. Dieu pourvoira à ce besoin, comme à l’Oreb pour Élie (1R 19, 3-8) ;
— ce n’est pas l’alignement servile du « profil bas » qui « s’écrase », par crainte ou par calcul, car ces attitudes procèdent d’une levée de défense (retranchement) ou d’une levée d’ambition (désir de conquête), incompatibles avec l’attitude libre et confiante du lionceau ;
— ce n’est pas l’auto-destruction, le mazochisme ou l’anorexie, car l’homme qui s’aplatit ainsi pour s’anéantir, dénie et refuse l’exaltation comblée.

Non. Redisons-le : c’est l’attitude confiante et sereine de qui se laisse prendre par ce qui va arriver, et se met pour cela en état de veille, au repos, pour contempler.

Revenons maintenant à Ézéchias.

La prière d’Ézéchias : nouvelle lecture

Le récit de la maladie du roi et de sa guérison nous est donné en deux endroits : en 2R 20, 1-11 et en Is 38 où il occupe tout le chapitre. Vers la fin de son règne, le roi est frappé d’une maladie mortelle et Isaïe vient lui dire qu’il ne survivra pas. Le roi entre alors en prière : “ Seigneur, daigne te souvenir que j’ai marché en ta présence avec loyauté, d’un cœur intègre, et que j’ai fait ce qui est bien à tes yeux ”. Puis il pleure. Le Seigneur dit alors à Isaïe : Va dire à Ézéchias : « Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de David ton père : j’ai entendu ta prière et j’ai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années au nombre de tes jours ».

Le livre des Rois ne dit rien de plus. En apparence, le Seigneur a fait grâce au roi parce qu’il a entendu cette prière, la seule à figurer dans ce livre, et parce qu’il a vu les larmes d’Ézéchias. Mais nous ignorons le sens de ces larmes, et nous ne savons pas ce que le roi avait demandé à Dieu. Comme nous connaissons la conclusion, nous pouvons imaginer que le roi pleurait parce qu’il ne voulait pas mourir tout de suite, et qu’il a demandé un sursis en faisant valoir ses bons états de service. Dieu a accordé le sursis.

Cette lecture est celle des chroniqueurs du livre des Rois, qui ne voient que la face visible des événements. Lisons attentivement la grande prière rapportée par Isaïe, et nous allons comprendre les choses très différemment.

Alors qu’il a, en effet, servi Dieu toute sa vie avec fidélité, le roi vient d’entendre qu’il va mourir, sans avoir vu le Seigneur comme il l’espérait, même une seule fois :

“ J’ai dit : je ne verrai plus le Seigneur sur la terre des vivants. ” (verset  11).
Il prie donc pour voir le Seigneur “ sur la terre des vivants ”, c’est-à-dire avant de mourir.

Le Seigneur va exaucer Ézéchias, il va le “ conduire à la paix ”, à la vision béatifique de la lumière divine. Mais cela ne sera possible qu’au terme d’un combat spirituel indispensable, car la prière initiale du roi ne peut pas être regardée comme une offrande agréable à Dieu. En effet, Ézéchias y revendique d’avoir été un bon roi, d’avoir fait le bien. Il demande la récompense des serviteurs qui croient à leurs mérites, il expose à Dieu ses arguments, il dresse les défenses en sa faveur. Certes, son corps s’est couché sous la férule de la maladie qui prélude à sa mort, et que Yhwh lui envoie comme un appel, mais son esprit se soulève, son cœur se redresse, sa revendication le « fait se lever comme un léopard ».

On n’a jamais de droit sur Dieu. Yhwh ne pourra pas apparaître à Ézéchias avant de l’avoir remis à sa place. C’est ce que le roi lui-même nous dit, aux versets 12 et 13 :

« Tu me conduiras à la paix, Yhwh… » Oui, j’avais tort de revendiquer, alors j’ai renoncé à me lever, à soutenir ma défense, « je me suis abaissé, je me suis couché », “ shiwiti ”, « comme le Lion », pour que Yhwh puisse briser toutes mes défenses, et c’est ainsi qu’il brise tous mes « os », ces revendications qui m’empêchaient de l’accueillir… Ah! Seigneur, tu me conduis à la paix…

Yhwh a entendu cette prière, tellement différente. Il a vu les larmes du roi, des larmes de repentir, les larmes d’un cœur brisé. Alors le roi pourra chanter “ mon amertume s’est changée en salut ”, et sa prière s’achèvera en action de grâce, avec la communauté, “ dans la maison de Yhwh ” (Is 38, 20).

Tout cela s’est passé en un clin d’œil puisque le prophète quittant le roi n’a même pas eu le temps de traverser la cour (2R 20, 4), détail qu’Isaïe ne songe pas à rapporter parce qu’il n’est pas essentiel à ses yeux. Mais ce détail nous évite de confondre le jour, la nuit et le matin dont le roi nous parle, avec des repères de temps. Un bref instant a suffi pour que le roi passe du jour de ses certitudes à la nuit de leur abandon, nuit pendant laquelle, sans rien voir ni rien comprendre, lâchant toutes ses défenses, il s’est abaissé, jusqu’au matin, c’est-à-dire jusqu’au lever de la lumière et de la paix. Ézéchias vient, comme Jacob au gué du Yabboq, de rencontrer au matin, celui qui a vaincu sa défense, brisé ses “ os ” dans le combat nocturne.

Voilà pourquoi Yhwh peut maintenant envoyer son prophète annoncer au roi la guérison pour quinze ans, signe de sa guérison intérieure.

Il faut bien voir que dans ce combat spirituel rien n’est jamais acquis. Shiwiti n’est pas une méthode au résultat garanti si elle est bien appliquée. C’est seulement une condition nécessaire pour que Dieu agisse en celui qui veut l’approcher. Croire cette condition suffisante revient à exiger le don de Dieu, et donc à se lever comme le léopard, à dresser un nouvel “os” que Dieu va devoir briser. Car c’est toujours et uniquement lui qui agit, comme nous le confirme Ézéchias au verset 15 :

“ Quoi que je fasse, m’a-t-il dit, c’est lui qui agit ”.
Le laboureur

Cette certitude que seul Dieu agit, et qu’il ne peut agir sans l’accord du sujet qui s’abandonne à lui, nous allons la retrouver sous une autre forme dans un emploi très différent du verbe shiweh en Isaïe 28, 25 :

(24) Le laboureur emploie-t-il toute sa journée à labourer avant de semer ?
à ouvrir la terre et à passer la herse dans son champ ?
(25) N’est-ce pas ? quand il a « shiweh » la surface, il y répand la nigelle, y jette le cumin,
sème le froment dans les sillons, l’orge où il convient, l’épeautre sur les bords.

Le prophète évoque le travail effectué par le laboureur avant de semer ses graines. La plupart des traducteurs se rattachent à la racine shawah pour traduire le Piel shiweh qui, pour eux, décrit la “ mise à niveau de la terre ”, l’action d’ “ égaliser la surface ” avant les semailles. Ce n’est pas satisfaisant. Isaïe parle explicitement “ d’ouvrir le sol ” et de “ passer la herse ”, ce qui est bien en effet le travail du laboureur avant les semailles, travail qui n’a pas pour résultat de niveler le sol mais plutôt de l’ameublir, de briser la surface durcie par la sécheresse, afin de permettre l’enfouissement des graines et la pénétration des eaux de pluie.

Le travail du laboureur qui shiweh a donc pour but de briser ce qui est dur, les “ os ”, d’abaisser, de réduire la résistance que la terre non préparée opposerait à la pénétration des semences et des eaux d’en haut. Analogie claire avec le travail de Yhwh qui brise en Ézéchias les résistances que le roi oppose à la pénétration divine. Là comme ici, c’est bien Yhwh, au besoin par la main du laboureur, qui fait tout le travail. Mais la terre n’ayant aucun accord à donner au laboureur, c’est ce dernier qui, logiquement, est sujet du verbe, la terre restant entièrement passive. Au contraire, dans le combat spirituel, bien que Dieu soit toujours le principal acteur, il ne peut rien faire devant l’homme qui “ se lève ” ou refuse de s’abaisser, si bien que pour la même opération, c’est l’autre partie, c’est-à-dire l’homme consentant à ce que « sa terre soit ameublie », qui devient le sujet du verbe actif, signe de sa volonté. L’action spirituelle décrite par le verbe consiste alors, pour l’homme, à prendre, devant Dieu, la passivité de la terre devant le laboureur.

Pour enrichir et préciser encore le sens de shiwiti, la Bible nous donne un troisième exemple d’emploi du mot, exemple dans lequel Yhwh est tout à la fois la terre et le laboureur.


L’abaissement divin

Le psaume 89 s’ouvre sur cette prière de David :

(Ps 89, 2) Hassedé Adonaï ‘olam ashirah ; ledor wador - odi’a émounateka bephi.
verset que l’on peut traduire ainsi :
Je chanterai toujours les bontés de Yhwh ;
d’âge en âge, ma bouche fera connaître la sûreté de ton soutien.

Les mots héssed et émounah, que nous avons soulignés, apparaissent chacun sept fois dans le psaume. C’est un signe de la reconnaissance que David exprime pour ces deux attributs de Yhwh : sa bonté et sa « sûreté », reconnaissance de cet amour jamais en défaut par lequel Dieu construit l’homme. Yhwh est bon pour moi, il m’aime, il veut mon bien ; Yhwh est sûr, je peux m’y fier et m’appuyer sur lui : il ne peut pas me tromper. David célèbre ici les grands moments de cette alliance que Yhwh, dans sa bonté, a conclue avec lui ; il en rappelle les termes : “ Tu as dit… ”.

“ Alors, tu as parlé dans une vision à ceux qui t’aiment,
et tu as dit : J’ai « shiwiti » en aide de guerrier,
j’ai causé l’ascension d’un jeune homme choisi dans le peuple ”
(Ps 89, 20-21)

Pour élever ce jeune homme, pris dans le peuple, jusqu’à la royauté d’un chef de guerre incontesté, Yhwh a en effet montré une immense bonté, puisqu’il « s’est abaissé » jusqu’à se faire “ aide de guerrier ”. Ce que nous savons déjà de shiwiti « comme le Lion » nous permet d’écarter toute idée de servilité dans un tel abaissement, et d’y voir au contraire la haute marque de la royauté divine. Cependant, de même que l’abaissement du roi Ézéchias exigeait l’abandon de toutes ses prétentions, Yhwh, dans son abaissement, renonce à toutes ses prérogatives divines pour se faire serviteur de David. Yhwh s’est abaissé pour que David soit élevé.

Par son abaissement, Dieu nous montre aussi la voie qui conduit jusqu’à lui ; il nous invite à imiter son attitude. Le verset “ Vous serez saints parce que je suis saint ” (Lv 19, 2) trouve ici sa transposition: « Vous vous abaisserez comme je me suis abaissé ». Ne laissez pas votre terre se durcir et se dessécher en revendications qui vous ferment à la semence du laboureur et à la pluie bienfaisante qui vient des cieux, mais cultivez vous-même votre terre, ameublissez-la. Les jardiniers ne disent-ils pas que pour préparer de bonnes récoltes « il faut donner beaucoup d’amour à la terre » ? C’était déjà ce que Yhwh-Dieu attendait de l’homme-Adam, lorsqu’il le prit et le plaça dans le jardin d’Éden, pour la cultiver — pour la servir — et pour la garder — pour lui prodiguer les soins nécessaires — (Gn 2, 15).

L’abaissement de Yhwh par amour pour son peuple est encore attesté par le prophète Osée: “ Vigne qui s’épanche, Israël, fruit qui s’abaissera pour lui ” (Os 10, 1). Avec cet emploi parmi les plus tardifs du verbe shiweh, Osée révèle au royaume du Nord ce que l’oracle d’Isaïe révèle au royaume de Juda (Is 7, 14) : la venue du messie, fruit de la vigne Israël, qui s’abaissera pour son salut.

L’abaissement de David

La présence du mot shiwiti au Psaume 16 permet de goûter pleinement la prière de David, et de recueillir toute la substance de son témoignage pour notre nourriture spirituelle.

“ Je m’abaisse, pour que Yhwh soit devant moi sans relâche,
car lui à ma droite, je ne serai pas ébranlé ”
(Ps 16, 8)

La position de ce verset dans le psaume éclaire son sens. Après avoir exprimé sa confiance en Dieu, son seul bonheur (versets 1 et 2), David nous dit comment et pourquoi cette confiance. Il écarte d’abord la pratique de ceux qui recourent aux idoles (versets 3 et 4), puis il célèbre le lot qu’il a reçu, la part d’héritage qui fait ses délices: c’est Yhwh (versets 5 et 6). Je veux le bénir, chante le roi, car il me guide et m’avertit, même la nuit (verset 7).

Ce que le psalmiste vient d’exprimer, c’est le bonheur qu’il éprouve devant tout ce qu’il reçoit. Fils d’Israël et fils de Juda, David est exalté par les nourritures qui le font vivre, comme le lionceau, modèle de ses pères, est exalté par la proie. Alors « il s’abaisse et il se couche » shiwiti, car il ne craint rien : Yhwh est à sa droite pour le conduire, il ne sera pas ébranlé: « qui le ferait lever ? »

Certes, David ne connaît pas comme nous la prière d’Ézéchias, mais il sait, car Yhwh lui a dit, que son abaissement est indispensable s’il veut que la présence divine ne lui soit pas retirée. Il le dit dans ce verset :

« Je m’abaisse, que Yhwh reste face à moi sans relâche »

Il ne s’agit nullement d’une méthode infaillible, comme nous l’avons déjà observé, mais d’une condition indispensable : renoncer à toute prétention, s’abaisser dans la confiance et l’exaltation. Cela aussi, David le sait. La dernière occurrence de shiwiti dans le Psautier nous en donne témoignage.


J’ai fait taire mon âme

Nous sommes au douzième des quinze “ Psaumes des montées ” qui rythment la montée, physique mais surtout spirituelle, vers Jérusalem. Le psalmiste se présente devant Yhwh :

Seigneur, mon cœur n’est pas gonflé d’orgueil, je n’ai pas le regard hautain,
je ne cherche pas de grandes choses, ni de merveilles qui me dépassent.
(Ps 131, 1)

Voilà en effet l’attitude juste de celui qui s’abaisse : il renonce à toute prétention. Cependant, l’exaltation pour les dons reçus n’apparaît pas encore. Et le ton n’est-il pas un peu celui de la justification, plus que celui de la louange ? En effet, voici soudain qu’il s’exclame :

im-lo shiwiti ! (Ps 131, 2)
expression incompréhensible quand on ignore le sens de shiwiti . Il s’agit d’une imprécation, amputée de son vœu. On trouve au Psautier deux imprécations semblables (avec vœu) dont voici la plus comparable, construite sur le même modèle :
im-lo a’alèh èt-yeroushalaïm al rosh simehati
si je n’élève pas Jérusalem au sommet de ma joie !
(Ps 137, 6)

Nous comprenons alors que le psalmiste, après avoir dit son renoncement à toute prétention, vient de s’exclamer :

si je ne me suis pas abaissé ! (Ps 131, 2)
ce qui constitue une prétention! Il prétend avoir bien appliqué la « méthode shiwiti ». Le léopard vient de se lever. Ses grondements seront-ils agréables à Dieu ? D’autant moins, hélas, que l’abaissement prétendu n’est pas conforme à celui du Lion : il est dénué de la moindre exaltation, qui signe la reconnaissance.

David comprend son erreur. Aussi, après avoir repris d’un mot — silence ! — le thème de l’absence de prétention, il poursuit pour développer le thème de l’exaltation :

J’ai fait taire mon âme. Comme un enfant sur le sein de sa mère,
comme lui, mon âme auprès de moi.
(Ps 131, 2)
c’est-à-dire « je me tiens comme le lionceau », exalté par la nourriture qu’il vient de recevoir, et qui se repose dans la sérénité béate.

Cependant les mots que David emploie pour décrire cette exaltation sont en réalité beaucoup plus riches que la seule image du nourrisson comblé sur le sein de sa mère :

kegamoul ‘aley imo

Le mot gamoul évoque la béatitude de celui qui vient de recevoir la rétribution, la restauration, la récompense après une longue période d’aridité, comme le chameau (gamal) que l’on fait boire au puits de l’oasis après la traversée du désert, comme l’enfant que l’on vient de sevrer (gamoul) et qui accède ainsi aux nourritures substantielles de l’homme adulte, toutes situations qui marquent les réjouissances d’une arrivée à un palier de maturité dans la croissance (Gn 21, 8), parce qu’elles donnent accès aux nourritures supérieures. Dans ce verset, la croissance dont il est question est celle de David dans sa montée mystique vers Yhwh sur le mont Sion. Et c’est précisément le mont Sion que David appelle imo, sa mère, car on dira de Sion : en elle tout homme est né (Ps 87, 5). Ainsi s’explique la présence inattendue du mot ‘aley qui désigne les parties élevées d’un organisme vivant, les terminales les plus nourrissantes comme, par exemple, le feuillage d’un arbre, et ici, la mamelle nourricière de la mère spirituelle.

Avec ces quelques mots, David vient de nous faire entrevoir la plus haute félicité accessible à l’homme spirituel. Au terme de sa montée vers Dieu au mont Sion, il parvient au sommet de sa joie, il reçoit la rétribution divine. Celui-là, nous en sommes certains, s’est abaissé, comme le Lion de Juda ; et comme le lionceau exalté par la proie, restauré par son Seigneur, il voit se lever le matin de son jour : il entre dans la béatitude.




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