Gour areyéh, yehoudah ; miteref beni alita ;Ce verset peut se traduire ainsi :
kara , ravatz keareyéh, oukelavi, mi yeqimènou. (Gn 49, 9)
Lionceau de lion, Juda ; la proie, mon fils, ta exalté ;
il sabaisse, il se couche comme un lion ; et comme un léopard, qui le fera lever ?
En bénissant ses douze fils, Jacob compare Juda au roi des animaux. Mais la référence, loin dêtre la domination dun fauve exterminateur, est celle de lautorité naturelle, reconnue de tous, (voyez au verset précédent [8] : tes frères te rendront hommage ) et qui se manifeste dans une paix si forte et si confiante, quelle ne craint rien ni personne qui puisse la troubler. Le roi, loin davoir à se dresser pour menacer ( qui le fera lever ? ), peut sabaisser et se coucher dans la confiance, car sa royauté est assurée, le sceptre ne lui échappera pas (verset suivant [10]).
Etudions ce verset plus en détails.
Gour areyéh, yehoudah ; lionceau de lion, Juda.
Juda est assimilé non au lion, mais au petit du lion. La précision lionceau de lion nous apparaît comme une redondance de lÉcriture. Mais lÉcriture nest jamais redondante, et cette répétition nen est pas une. Elle attire notre attention sur la croissance du petit pour ressembler à son père, et ce signe est confirmé par deux autres signes :
le mot lion apparaît ici sous sa forme emphatique, forme simple à laquelle est ajoutée la lettre hé. Ce paragoge, très fréquent en hébreu, prend derrière un nom le sens de laccusatif (dont il est une survivance) que lon trouve par exemple en midbarah, vers le midbar, vers le désert (1R 19, 15). Il faut donc comprendre que ce lionceau est en devenir vers le lion quil sera plus tard.
le mot gour est beaucoup plus souvent employé comme racine verbale que comme nom. Son sens est alors « séjourner, établir sa demeure » et son emploi dans ce sens, ici, correspondrait à limpératif demeure ! comme on le trouve en Gn 26, 3 dans lordre donné par Dieu à Isaac : Demeure dans ce pays-ci, car je suis avec toi . Cette lecture de lincise donne à la bénédiction de Jacob un sens peut-être moins prophétique mais éclaire puissamment la leçon spirituelle de lhéritage que Jacob, ou plutôt Israël (Gn 49, 2), transmet à ses descendants avec cette bénédiction : Demeure vers le Lion ! Ainsi se trouve souligné, par cette annonce qui loriente et en prépare le sens, le caractère essentiel de ce qui va suivre.
miteref beni alita ; la proie, mon fils, ta exalté.
La présence du mot mitéref, entre le nom de Juda et son appel mon fils , est proprement stupéfiante. Téref cest la proie, la nourriture des animaux sauvages, en particulier du lion, et ceci dautant plus que la racine dont dérive ce mot signifie « déchirer », « mettre en pièces », exercice auquel, nous le savons, le lion sentend particulièrement bien. Comment ce mot, emprunté au vocabulaire des animaux sauvages, peut-il sappliquer à Juda au moment précis où son père lappelle mon fils ?
Observons dabord que Juda sera le seul des douze à entendre Israël lappeler mon fils , tandis que les autres nauront entendu quun appel collectif, en Gn 49, 2 : Rassemblez-vous pour écouter, « fils de » Jacob . Le mot mon fils a donc ici une force particulière, celle du testament dun père, Israël et non plus Jacob, qui désigne son héritier spirituel avec une solennité quon retrouvera au Psaume deuxième : Tu es mon fils (Ps 2, 7), testament qui vise ici exclusivement Juda, comme il visera David, plus tard, dans le psaume cité.
Les hommes ne se nourrissent pas de proie mais de pain, lékem, et dun pain qui coûte sueur à leur front (Gn 3, 19), ce qui nest pas le cas de lanimal, encore moins du petit du lion puisque cest sa mère qui a capturé la proie. Cest Dieu qui donne au petit du lion sa nourriture (Ps 104, 21) et par cette assimilation de Juda au lionceau, Israël lui fait comprendre quil lui faut recevoir sa nourriture, recevoir tout ce qui le fait vivre, comme un don de Dieu, un don qui ne lui a rien coûté même si les apparences disent le contraire.
Reçois cette nourriture de ton père du ciel et surtout ne la dédaigne pas. Puisse-t-elle, au contraire, faire ton bonheur, puisse-t-elle texalter, comme elle a exalté le petit du lion qui la reçue de son père et qui vient de la consommer. La proie, mon fils, ta exalté. Voilà létat desprit dans lequel tu dois te trouver, voilà comment tu dois te préparer avant daborder laction.
Mais quelle est donc cette action que mon père que Dieu attend de moi ?
kara ravatz keareyéh, il sabaisse, il se couche comme un lion
Vois bien, mon fils, que je ne te donne ici aucun ordre. Je te désigne simplement le petit du lion comme un modèle. Je nai rien à timposer, rien de mieux à te dire que ceci : « Imite le petit du lion ».
Il sabaisse kara ; on dit cela dun animal qui ploie les genoux pour se coucher.
Il sallonge ravatz ; on dit cela du repos des quadrupèdes.
Aucun doute possible, nous sommes toujours dans ce même vocabulaire réservé à lanimal sauvage, au quadrupède, au lion. Comme un lion, mon fils. Ou plus exactement, ce nest pas le lion que tu dois imiter, mais le lionceau qui sabaisse et se couche comme un lion.
Pourquoi lÉcriture nous dit-elle comme un lion et non pas comme « le » lion, puisque le mot lion figure déjà dans ce même verset, puisquil vient dêtre cité, sept mots plus haut, sous la même forme, exactement, avec le même nom emphatique muni de son hé paragogique ? Mais cest parce que le lionceau, en se comportant de cette manière, nimite pas lindividu-lion-son-père. Le lionceau se conduit selon linstinct de sa race : il sabaisse et se couche « comme un lion » parce quil est en train de devenir pleinement lion, comme ceux de la race de ses pères. Imite-le, mon fils. Toi aussi. Ne sois pas limitateur de ton père Jacob, mais deviens, comme lui, Israël « lutteur de Dieu » tel le prince affrontant pour son initiation le roi son père, deviens ce que tu es, deviens le fils de ta race. Comme le lionceau, abaisse-toi et couche-toi, car tu es comme lui de race royale, tu es comme lui de la race des seigneurs, tu es comme lui de race divine. Tu ne te couches pas par abaissement servile devant ton père, devant la main qui te nourrit ; tu ne te couches pas par crainte de quoi que ce soit. Tu tabaisses et tu te couches dans lexaltation et la sérénité, parce que tu es prince, parce que tu es roi, parce que tout test donné, parce que rien ne saurait te nuire. Tu tabaisses et tu te couches pour contempler.
oukelavi, mi yeqimènou. et comme un léopard, qui le fera lever?
Que vient faire ici ce léopard? Le mot est parfois traduit par lionne, voire lion ce qui est abusif, au moins dans ce contexte. Car cet animal ressemble à un lion, mais ce nest pas un lion. Son nom labi vient de la racine laba qui signifie gronder, rugir. Il est donc bien nommé ici pour sopposer au lion ariyeh qui arrache avec force. Ainsi sopposent de la même manière, en chiasme, les deux incises du demi-verset :
il sabaisse, il se couche comme un lion ; et comme un léopard, qui le fera lever ?
Cette opposition nous donne la clé du sens : quand il sabaisse et se couche, le petit du lion agit comme celui de sa race ; mais sil se lève, il na plus que les apparences de sa race, il nen fait plus que le bruit, le bruit du léopard qui gronde ou qui rugit. Le léopard nest quune sorte de faux lion qui a besoin de se lever pour rugir alentour, pour menacer, ce que le vrai lion dédaigne, royalement, lui dont la force est reconnue de tous et que personne ne songe à menacer. Rien ne le fera lever. Ainsi, chaque fois que nous verrons se lever Juda, pour menacer, pour revendiquer, pour conquérir, nous saurons que Juda trahit son héritage, quil rompt avec la bénédiction reçue de Dieu par Abraham, par Isaac et par Jacob, bénédiction qui le destinait pourtant à tenir en Israël le sceptre de sa royauté.
Il y a dautres enseignements à tirer du verset que nous venons détudier et de ceux qui lentourent, mais nous en savons assez maintenant pour analyser la signification du mot shiwiti, qui décrit l'attitude d'Ézéchias agissant « comme le Lion ».
ShiwitiShiwiti décrit une action que jeffectue moi-même, par ma volonté (cest un Piel), sans contrainte extérieure. Cette action comprend un mouvement physique, tel que mabaisser et mallonger, comme le Lion, ou encore me mettre à genoux ou me coucher comme Ézéchias sur son lit de malade qui aurait pu devenir son lit de mort. Mais ce mouvement physique, aussi indispensable soit-il, nest que le signe visible qui maide à prendre lattitude spirituelle que ce geste exprime, à savoir :
Je mabaisse et je me couche, ou je me mets en repos, parce que
je suis comblé, exalté par ce que jai reçu : absence du désir de conquête, qui me ferait lever ;
je ne crains pas, ni rien ni personne : absence du besoin de se défendre, qui me ferait lever.
Écartons quelques erreurs possibles dans la lecture de ce geste spirituel :
ce nest pas le sommeil, car celui-ci vient de la fatigue ou du découragement. Dans ce cas, lexaltation est retombée après lassimilation de la proie, et un besoin nouveau apparaît. Dieu pourvoira à ce besoin, comme à lOreb pour Élie (1R 19, 3-8) ;
ce nest pas lalignement servile du « profil bas » qui « sécrase », par crainte ou par calcul, car ces attitudes procèdent dune levée de défense (retranchement) ou dune levée dambition (désir de conquête), incompatibles avec lattitude libre et confiante du lionceau ;
ce nest pas lauto-destruction, le mazochisme ou lanorexie, car lhomme qui saplatit ainsi pour sanéantir, dénie et refuse lexaltation comblée.
Non. Redisons-le : cest lattitude confiante et sereine de qui se laisse prendre par ce qui va arriver, et se met pour cela en état de veille, au repos, pour contempler.
Revenons maintenant à Ézéchias.
La prière dÉzéchias : nouvelle lectureLe récit de la maladie du roi et de sa guérison nous est donné en deux endroits : en 2R 20, 1-11 et en Is 38 où il occupe tout le chapitre. Vers la fin de son règne, le roi est frappé dune maladie mortelle et Isaïe vient lui dire quil ne survivra pas. Le roi entre alors en prière : Seigneur, daigne te souvenir que jai marché en ta présence avec loyauté, dun cur intègre, et que jai fait ce qui est bien à tes yeux . Puis il pleure. Le Seigneur dit alors à Isaïe : Va dire à Ézéchias : « Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de David ton père : jai entendu ta prière et jai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années au nombre de tes jours ».
Le livre des Rois ne dit rien de plus. En apparence, le Seigneur a fait grâce au roi parce quil a entendu cette prière, la seule à figurer dans ce livre, et parce quil a vu les larmes dÉzéchias. Mais nous ignorons le sens de ces larmes, et nous ne savons pas ce que le roi avait demandé à Dieu. Comme nous connaissons la conclusion, nous pouvons imaginer que le roi pleurait parce quil ne voulait pas mourir tout de suite, et quil a demandé un sursis en faisant valoir ses bons états de service. Dieu a accordé le sursis.
Cette lecture est celle des chroniqueurs du livre des Rois, qui ne voient que la face visible des événements. Lisons attentivement la grande prière rapportée par Isaïe, et nous allons comprendre les choses très différemment.
Alors quil a, en effet, servi Dieu toute sa vie avec fidélité, le roi vient dentendre quil va mourir, sans avoir vu le Seigneur comme il lespérait, même une seule fois :
Jai dit : je ne verrai plus le Seigneur sur la terre des vivants. (verset 11).Il prie donc pour voir le Seigneur sur la terre des vivants , cest-à-dire avant de mourir.
Le Seigneur va exaucer Ézéchias, il va le conduire à la paix , à la vision béatifique de la lumière divine. Mais cela ne sera possible quau terme dun combat spirituel indispensable, car la prière initiale du roi ne peut pas être regardée comme une offrande agréable à Dieu. En effet, Ézéchias y revendique davoir été un bon roi, davoir fait le bien. Il demande la récompense des serviteurs qui croient à leurs mérites, il expose à Dieu ses arguments, il dresse les défenses en sa faveur. Certes, son corps sest couché sous la férule de la maladie qui prélude à sa mort, et que Yhwh lui envoie comme un appel, mais son esprit se soulève, son cur se redresse, sa revendication le « fait se lever comme un léopard ».
On na jamais de droit sur Dieu. Yhwh ne pourra pas apparaître à Ézéchias avant de lavoir remis à sa place. Cest ce que le roi lui-même nous dit, aux versets 12 et 13 :
« Tu me conduiras à la paix, Yhwh » Oui, javais tort de revendiquer, alors jai renoncé à me lever, à soutenir ma défense, « je me suis abaissé, je me suis couché », shiwiti , « comme le Lion », pour que Yhwh puisse briser toutes mes défenses, et cest ainsi quil brise tous mes « os », ces revendications qui mempêchaient de laccueillir Ah! Seigneur, tu me conduis à la paix
Yhwh a entendu cette prière, tellement différente. Il a vu les larmes du roi, des larmes de repentir, les larmes dun cur brisé. Alors le roi pourra chanter mon amertume sest changée en salut , et sa prière sachèvera en action de grâce, avec la communauté, dans la maison de Yhwh (Is 38, 20).
Tout cela sest passé en un clin dil puisque le prophète quittant le roi na même pas eu le temps de traverser la cour (2R 20, 4), détail quIsaïe ne songe pas à rapporter parce quil nest pas essentiel à ses yeux. Mais ce détail nous évite de confondre le jour, la nuit et le matin dont le roi nous parle, avec des repères de temps. Un bref instant a suffi pour que le roi passe du jour de ses certitudes à la nuit de leur abandon, nuit pendant laquelle, sans rien voir ni rien comprendre, lâchant toutes ses défenses, il sest abaissé, jusquau matin, cest-à-dire jusquau lever de la lumière et de la paix. Ézéchias vient, comme Jacob au gué du Yabboq, de rencontrer au matin, celui qui a vaincu sa défense, brisé ses os dans le combat nocturne.
Voilà pourquoi Yhwh peut maintenant envoyer son prophète annoncer au roi la guérison pour quinze ans, signe de sa guérison intérieure.
Il faut bien voir que dans ce combat spirituel rien nest jamais acquis. Shiwiti nest pas une méthode au résultat garanti si elle est bien appliquée. Cest seulement une condition nécessaire pour que Dieu agisse en celui qui veut lapprocher. Croire cette condition suffisante revient à exiger le don de Dieu, et donc à se lever comme le léopard, à dresser un nouvel os que Dieu va devoir briser. Car cest toujours et uniquement lui qui agit, comme nous le confirme Ézéchias au verset 15 :
Quoi que je fasse, ma-t-il dit, cest lui qui agit .Le laboureur
Cette certitude que seul Dieu agit, et quil ne peut agir sans laccord du sujet qui sabandonne à lui, nous allons la retrouver sous une autre forme dans un emploi très différent du verbe shiweh en Isaïe 28, 25 :
(24) Le laboureur emploie-t-il toute sa journée à labourer avant de semer ?
à ouvrir la terre et à passer la herse dans son champ ?
(25) Nest-ce pas ? quand il a « shiweh » la surface, il y répand la nigelle, y jette le cumin,
sème le froment dans les sillons, lorge où il convient, lépeautre sur les bords.
Le prophète évoque le travail effectué par le laboureur avant de semer ses graines. La plupart des traducteurs se rattachent à la racine shawah pour traduire le Piel shiweh qui, pour eux, décrit la mise à niveau de la terre , laction d égaliser la surface avant les semailles. Ce nest pas satisfaisant. Isaïe parle explicitement douvrir le sol et de passer la herse , ce qui est bien en effet le travail du laboureur avant les semailles, travail qui na pas pour résultat de niveler le sol mais plutôt de lameublir, de briser la surface durcie par la sécheresse, afin de permettre lenfouissement des graines et la pénétration des eaux de pluie.
Le travail du laboureur qui shiweh a donc pour but de briser ce qui est dur, les os , dabaisser, de réduire la résistance que la terre non préparée opposerait à la pénétration des semences et des eaux den haut. Analogie claire avec le travail de Yhwh qui brise en Ézéchias les résistances que le roi oppose à la pénétration divine. Là comme ici, cest bien Yhwh, au besoin par la main du laboureur, qui fait tout le travail. Mais la terre nayant aucun accord à donner au laboureur, cest ce dernier qui, logiquement, est sujet du verbe, la terre restant entièrement passive. Au contraire, dans le combat spirituel, bien que Dieu soit toujours le principal acteur, il ne peut rien faire devant lhomme qui se lève ou refuse de sabaisser, si bien que pour la même opération, cest lautre partie, cest-à-dire lhomme consentant à ce que « sa terre soit ameublie », qui devient le sujet du verbe actif, signe de sa volonté. Laction spirituelle décrite par le verbe consiste alors, pour lhomme, à prendre, devant Dieu, la passivité de la terre devant le laboureur.
Pour enrichir et préciser encore le sens de shiwiti, la Bible nous donne un troisième exemple demploi du mot, exemple dans lequel Yhwh est tout à la fois la terre et le laboureur.
Le psaume 89 souvre sur cette prière de David :
(Ps 89, 2) Hassedé Adonaï olam ashirah ; ledor wador - odia émounateka bephi.verset que lon peut traduire ainsi :
Je chanterai toujours les bontés de Yhwh ;
dâge en âge, ma bouche fera connaître la sûreté de ton soutien.
Les mots héssed et émounah, que nous avons soulignés, apparaissent chacun sept fois dans le psaume. Cest un signe de la reconnaissance que David exprime pour ces deux attributs de Yhwh : sa bonté et sa « sûreté », reconnaissance de cet amour jamais en défaut par lequel Dieu construit lhomme. Yhwh est bon pour moi, il maime, il veut mon bien ; Yhwh est sûr, je peux my fier et mappuyer sur lui : il ne peut pas me tromper. David célèbre ici les grands moments de cette alliance que Yhwh, dans sa bonté, a conclue avec lui ; il en rappelle les termes : Tu as dit .
Alors, tu as parlé dans une vision à ceux qui taiment,
et tu as dit : Jai « shiwiti » en aide de guerrier,
jai causé lascension dun jeune homme choisi dans le peuple (Ps 89, 20-21)
Pour élever ce jeune homme, pris dans le peuple, jusquà la royauté dun chef de guerre incontesté, Yhwh a en effet montré une immense bonté, puisquil « sest abaissé » jusquà se faire aide de guerrier . Ce que nous savons déjà de shiwiti « comme le Lion » nous permet décarter toute idée de servilité dans un tel abaissement, et dy voir au contraire la haute marque de la royauté divine. Cependant, de même que labaissement du roi Ézéchias exigeait labandon de toutes ses prétentions, Yhwh, dans son abaissement, renonce à toutes ses prérogatives divines pour se faire serviteur de David. Yhwh sest abaissé pour que David soit élevé.
Par son abaissement, Dieu nous montre aussi la voie qui conduit jusquà lui ; il nous invite à imiter son attitude. Le verset Vous serez saints parce que je suis saint (Lv 19, 2) trouve ici sa transposition: « Vous vous abaisserez comme je me suis abaissé ». Ne laissez pas votre terre se durcir et se dessécher en revendications qui vous ferment à la semence du laboureur et à la pluie bienfaisante qui vient des cieux, mais cultivez vous-même votre terre, ameublissez-la. Les jardiniers ne disent-ils pas que pour préparer de bonnes récoltes « il faut donner beaucoup damour à la terre » ? Cétait déjà ce que Yhwh-Dieu attendait de lhomme-Adam, lorsquil le prit et le plaça dans le jardin dÉden, pour la cultiver pour la servir et pour la garder pour lui prodiguer les soins nécessaires (Gn 2, 15).
Labaissement de Yhwh par amour pour son peuple est encore attesté par le prophète Osée: Vigne qui sépanche, Israël, fruit qui sabaissera pour lui (Os 10, 1). Avec cet emploi parmi les plus tardifs du verbe shiweh, Osée révèle au royaume du Nord ce que loracle dIsaïe révèle au royaume de Juda (Is 7, 14) : la venue du messie, fruit de la vigne Israël, qui sabaissera pour son salut.
Labaissement de DavidLa présence du mot shiwiti au Psaume 16 permet de goûter pleinement la prière de David, et de recueillir toute la substance de son témoignage pour notre nourriture spirituelle.
Je mabaisse, pour que Yhwh soit devant moi sans relâche,
car lui à ma droite, je ne serai pas ébranlé (Ps 16, 8)
La position de ce verset dans le psaume éclaire son sens. Après avoir exprimé sa confiance en Dieu, son seul bonheur (versets 1 et 2), David nous dit comment et pourquoi cette confiance. Il écarte dabord la pratique de ceux qui recourent aux idoles (versets 3 et 4), puis il célèbre le lot quil a reçu, la part dhéritage qui fait ses délices: cest Yhwh (versets 5 et 6). Je veux le bénir, chante le roi, car il me guide et mavertit, même la nuit (verset 7).
Ce que le psalmiste vient dexprimer, cest le bonheur quil éprouve devant tout ce quil reçoit. Fils dIsraël et fils de Juda, David est exalté par les nourritures qui le font vivre, comme le lionceau, modèle de ses pères, est exalté par la proie. Alors « il sabaisse et il se couche » shiwiti, car il ne craint rien : Yhwh est à sa droite pour le conduire, il ne sera pas ébranlé: « qui le ferait lever ? »
Certes, David ne connaît pas comme nous la prière dÉzéchias, mais il sait, car Yhwh lui a dit, que son abaissement est indispensable sil veut que la présence divine ne lui soit pas retirée. Il le dit dans ce verset :
« Je mabaisse, que Yhwh reste face à moi sans relâche »
Il ne sagit nullement dune méthode infaillible, comme nous lavons déjà observé, mais dune condition indispensable : renoncer à toute prétention, sabaisser dans la confiance et lexaltation. Cela aussi, David le sait. La dernière occurrence de shiwiti dans le Psautier nous en donne témoignage.
Nous sommes au douzième des quinze Psaumes des montées qui rythment la montée, physique mais surtout spirituelle, vers Jérusalem. Le psalmiste se présente devant Yhwh :
Seigneur, mon cur nest pas gonflé dorgueil, je nai pas le regard hautain,
je ne cherche pas de grandes choses, ni de merveilles qui me dépassent. (Ps 131, 1)
Voilà en effet lattitude juste de celui qui sabaisse : il renonce à toute prétention. Cependant, lexaltation pour les dons reçus napparaît pas encore. Et le ton nest-il pas un peu celui de la justification, plus que celui de la louange ? En effet, voici soudain quil sexclame :
im-lo shiwiti ! (Ps 131, 2)expression incompréhensible quand on ignore le sens de shiwiti . Il sagit dune imprécation, amputée de son vu. On trouve au Psautier deux imprécations semblables (avec vu) dont voici la plus comparable, construite sur le même modèle :
im-lo aalèh èt-yeroushalaïm al rosh simehati
si je nélève pas Jérusalem au sommet de ma joie ! (Ps 137, 6)
Nous comprenons alors que le psalmiste, après avoir dit son renoncement à toute prétention, vient de sexclamer :
si je ne me suis pas abaissé ! (Ps 131, 2)ce qui constitue une prétention! Il prétend avoir bien appliqué la « méthode shiwiti ». Le léopard vient de se lever. Ses grondements seront-ils agréables à Dieu ? Dautant moins, hélas, que labaissement prétendu nest pas conforme à celui du Lion : il est dénué de la moindre exaltation, qui signe la reconnaissance.
David comprend son erreur. Aussi, après avoir repris dun mot silence ! le thème de labsence de prétention, il poursuit pour développer le thème de lexaltation :
Jai fait taire mon âme. Comme un enfant sur le sein de sa mère,cest-à-dire « je me tiens comme le lionceau », exalté par la nourriture quil vient de recevoir, et qui se repose dans la sérénité béate.
comme lui, mon âme auprès de moi. (Ps 131, 2)
Cependant les mots que David emploie pour décrire cette exaltation sont en réalité beaucoup plus riches que la seule image du nourrisson comblé sur le sein de sa mère :
kegamoul aley imo
Le mot gamoul évoque la béatitude de celui qui vient de recevoir la rétribution, la restauration, la récompense après une longue période daridité, comme le chameau (gamal) que lon fait boire au puits de loasis après la traversée du désert, comme lenfant que lon vient de sevrer (gamoul) et qui accède ainsi aux nourritures substantielles de lhomme adulte, toutes situations qui marquent les réjouissances dune arrivée à un palier de maturité dans la croissance (Gn 21, 8), parce quelles donnent accès aux nourritures supérieures. Dans ce verset, la croissance dont il est question est celle de David dans sa montée mystique vers Yhwh sur le mont Sion. Et cest précisément le mont Sion que David appelle imo, sa mère, car on dira de Sion : en elle tout homme est né (Ps 87, 5). Ainsi sexplique la présence inattendue du mot aley qui désigne les parties élevées dun organisme vivant, les terminales les plus nourrissantes comme, par exemple, le feuillage dun arbre, et ici, la mamelle nourricière de la mère spirituelle.
Avec ces quelques mots, David vient de nous faire entrevoir la plus haute félicité accessible à lhomme spirituel. Au terme de sa montée vers Dieu au mont Sion, il parvient au sommet de sa joie, il reçoit la rétribution divine. Celui-là, nous en sommes certains, sest abaissé, comme le Lion de Juda ; et comme le lionceau exalté par la proie, restauré par son Seigneur, il voit se lever le matin de son jour : il entre dans la béatitude.