La Bible nest pas un livre comme les autres.
Les livres que nous connaissons nous touchent parce que leur auteur a quelque chose à nous dire. Quil sagisse dhistoire ou de roman, de savoir ou de poésie, de témoignage ou de spéculation, ce quelque chose le sujet du livre habite une pensée humaine qui veut nous le faire partager. De là vient lunité du livre. Signe et chemin de cette unité, la reliure en ordonne les pages : elle nous guide de la première à la dernière, pour accéder au sens et pénétrer lintention. Ce nest quau terme de notre lecture que nous comprendrons, sinon la pensée de lauteur, du moins ce quil a voulu nous en dire.
La Bible nest pas un livre comme les autres parce quelle na pas dauteur. On ne peut même pas la décrire comme un ensemble ordonné de livres dépoques et dauteurs différents, car à lintérieur même de chacun de ces livres, dont beaucoup défient toute chronologie, la pluralité et lanonymat de rédaction sont la règle générale. Pourtant, en dépit dune étonnante diversité de genres littéraires, lunité de lensemble se découvre et simpose à lobservateur attentif.
Cette uvre nest pas dune pensée humaine. Impossible de la lire comme sil sagissait dune histoire ancienne racontée par des témoins dautrefois, dans laquelle il faudrait chercher à comprendre ce que le rédacteur a voulu dire. Ce nest pas la pensée du prophète ou du scribe quil nous faut rechercher, mais plutôt cette invisible main qui depuis le fond des âges guide la plume de scribe en scribe, se jouant des générations, des volontés ou des tempéraments, des habitudes ou des calculs, inscrivant la parole divine avec une liberté qui, loin de souffrir des limites humaines, guide ces mains aveugles en leur faisant tracer la ligne quelle leur inspire. Ils ne verront jamais, sous les mots quils emploient, le fil de cette cohérence tissée au-dessus de leurs têtes. Lun commence, lautre poursuit, mais nul ne connaît la finalité du discours. Dieu seul conduit au terme ce que nous recevons aujourdhui : lÉcriture, source scellée, chapelet damandes closes que la nature a fait naître de la main des scribes, mais que, longtemps après, dautres mains ouvriront.
LÉcriture ne dit pas la pensée de ceux qui ont écrit, mais leur vision. Le prophète dit ce quil voit comme on raconte son rêve, sans nécessairement savoir linterpréter. Celui qui comprendra nest pas celui qui connaît les murs du visionnaire, du prophète ou du rêveur, mais celui qui entend le langage universel des symboles : un homme libre et proche de Dieu, comme Joseph interprétant les rêves de Pharaon, ou comme Daniel lisant le songe de Nabuchodonosor. Cest pourquoi tout ce qui nous paraît étrange, obscur ou invraisemblable dans certains versets, ne relève pas dune défaillance dordre culturel, mais du signe mystique. Le verset obscur nous invite à quitter nos savoirs pour partir en pèlerins vers linconnu. Soyons sans crainte. Le bras de Dieu nest pas trop court pour avoir laissé déformer ce quil voulait nous dire, mais admettons plutôt, que nos regards trop bas se refusent à lire tout ce qui est écrit. Observons lÉcriture comme on observe la nature, en botaniste plutôt quen archéologue. Là, plus que partout ailleurs, lobservation des faits, invraisemblables mais têtus, passe avant toutes les théories que chacun brûle davancer pour expliquer leur production. De cette nature aux fruits étranges, il faut dabord apprendre à recevoir nourriture ; plus tard nous comprendrons.
Dès louverture de la Genèse le problème surgit.
La critique, pour expliquer la présence de deux récits différents de la création (Gn 1, 1 à 2, 4 et Gn 2, 4 à 2, 25), les rattache à deux documents source dorigine différente. Avec la critique nous pouvons admettre, en effet, que rien ne soppose à ce que le premier récit, dans lequel Dieu est appelé Élohim , soit de rédaction « sacerdotale », et que le second, dans lequel Dieu est appelé Yhwh Élohim , soit de rédaction « yahviste ». Mais à lencontre de la critique, nous ne pouvons pas en rester là. Ce changement de rédacteurs, possible mais non nécessaire, nest pas la cause du changement de nom divin, mais seulement le moyen que Dieu emploie (lui seul est la cause) pour nous dire quelque chose de neuf, davantage porteur de sens que les habitudes littéraires de telle ou telle catégorie sociale ou religieuse en Israël. Cette transformation du nom divin, on va le voir, contient une leçon quil est essentiel de ne pas perdre. Elle se produit au sein dune même unité de lÉcriture, car les deux récits nous décrivent une vérité unique la création vue, non pas par deux rédacteurs dépoques ou de cultures différentes, mais par un « rédacteur unique » sous deux angles différents.
Quel rédacteur unique ? Observons dabord que le nom de Yhwh est celui que, par Moïse, Dieu a donné à son peuple pour linvoquer, le nommer, lappeler. La Tradition enseigne que Moïse est lauteur du Pentateuque (la Torah), donc de la Genèse. Peu importe que larchéologie, lhistoire critique ou le simple bon sens, nous amènent à douter de cette attribution dauteur ; peu importe, même, si lon venait à découvrir que Moïse na jamais rien écrit. Car ce qui compte, pour ne pas se tromper, cest de lire la Genèse comme venant de ceux qui nous lont transmise, venant donc de témoins qui eux, même dans la phase terminale tardive de sa rédaction, à tort ou à raison lisaient la Torah comme un texte de Moïse. Le point est capital, car il met en évidence un rédacteur spirituellement unique, un Moïse spirituel, dont le Moïse historique est la tête et dont le peuple dIsraël est le corps. Or, ce rédacteur unique, qui pourtant a entendu et reçu au Buisson ardent le nom de YHWH donné à tout le peuple (y compris aux éventuels rédacteurs tardifs), voici que ce rédacteur emploie dabord un autre nom Élohim pour nous dire la création, puis les deux noms accolés Yhwh Élohim pour nous redire la même création.
Cela suffit à nous faire comprendre : dabord, que les contenus sémantiques des mots Élohim et Yhwh sont différents (pour Moïse et donc pour nous), sinon il serait aberrant de changer de nom ; ensuite, quil sagit pourtant du même Dieu, puisque les deux noms sont accolés pour décrire la même création. La notion dun Dieu que lhomme en naissant ne connaît pas (Élohim), et qui se révèle à lui dans son histoire (Yhwh), est déjà là, sous cette forme littéraire insolite, que nous avions, par mégarde, prise pour un vestige culturel dénué de sens. Cest ainsi que pour goûter la substance de la leçon, loin de chercher à réduire ces deux passages à une vision synoptique, il nous faudra au contraire comparer attentivement les deux récits, méditer toutes les similitudes et toutes les différences de cette apparente redondance destinée, par Dieu qui se révèle, à faire progresser notre esprit dans la connaissance divine.
Première révélation divinePourquoi Moïse a-t-il dabord employé ce mot élohim pour nous parler de Dieu?
Élohim vient de la racine ALaH qui signifie adorer. Cette racine est à lorigine des mots Allah en arabe et Éloah en hébreu, qui lun comme lautre désignent le Dieu unique devant qui se prosternent ces peuples. Élohim est le pluriel dÉloah, et ce pluriel désigne en général des dieux ou des idoles, cest-à-dire des objets dadoration, conformément au sens de la racine. Cette notion correspond donc à ce que lhomme expérimente dès sa naissance, antérieurement à toute révélation, alors que confronté à des forces mal identifiées, quil doit subir sans les comprendre, et quil craint, il va les révérer pour sen assurer les faveurs. Le mot désigne ainsi des divinités comme en adorent les peuples primitifs, et plus généralement, des peuples qui vénèrent des dieux, ou un Dieu, mais ne connaissent pas la Bible. Et puisque la Bible a pour objet de faire connaître Dieu aux hommes, il est normal que le mot élohim, qui recouvre cette notion certes primitive et vague mais ressentie de manière universelle, soit le premier mot qui parle de Dieu. Pour se révéler, Dieu vient rejoindre lhomme à lendroit où il se trouve.
Pourtant la Genèse (1, 1) nous parle de ces dieux sous une forme étonnante, puisque ce nom commun, ici au pluriel, est employé comme sujet du verbe créer conjugué au singulier. En outre, le mot ne comporte pas darticle défini, ce qui en fait un nom propre. Il ne faut pas lire « les dieux créent », ni « des dieux créent », mais Dieux crée . Cette étrange grammaire est déjà révélation. Elle nous enseigne ce qui nest pas intuitif : quelle que soit la notion de divinité que les hommes ressentent instinctivement, notion originelle confuse dune espèce de forces qui les dépassent et quils adorent, cette divinité nest pas divisée, elle est unique. Son apparente incohérence cache son unité. Premier pas de la révélation : Dieu est Un. Vérité qui se verra sans cesse confirmée, à mesure que va se révéler ce Dieu créateur.
Car Dieu ne se révèle que de manière très progressive. Il ne fera connaître son nom de Yhwh quau temps de Moïse, à qui il dira: Je suis apparu à Abraham, à Isaac, et à Jacob, en tant que Él Shaddaï, mais mon nom Yhwh, je ne leur ai pas fait connaître (Ex 6, 3). Pourquoi ce nom intermédiaire ? Él Shaddaï pourrait se traduire par Force Omnipotente , dune racine ShaDaD qui évoque la violence, la destruction, linvasion, le pillage. On est dabord choqué de voir que Dieu se fait ainsi connaître à Abraham sous ce nom qui, loin de parler damour, est plutôt le nom dun sème-la-terreur qui moissonne où il na pas semé. Mais à la réflexion, ce nom apparaît en parfaite continuité avec la notion primitive évoquée plus haut, et partagée par tous les hommes, de ces forces inconnues quils révèrent dans la crainte. Dieu se révèle à Abraham, qui ne le connaît pas encore, en se rattachant à cette notion instinctive, la seule connue de lhomme. Pour autant, Dieu nest pas venu brutalement lui confirmer sans précautions la rigueur de son nom (Gn 17, 1 : Yhwh apparut à Abram et lui dit : « Cest moi, Él Shaddaï. Marche devant ma face et sois intègre ») ; il a dabord pris soin de lavertir pour le rassurer et lapprivoiser dans la confiance : Naie pas peur! Je suis ton protecteur! Ta récompense sera grande (Gn 15, 1). Promesse en faveur dAbraham, promesse accomplie. Cest donc un Dieu ami qui se révèle, et ce nom, Él Shaddaï, nous confirme au contraire quau delà de ces apparences premières inquiétantes, voire hostiles à lhomme, se cache lamitié dun Dieu qui veut son bien.
La leçon est universelle ; elle vaudra jusquà la fin des temps. Au premier abord, Dieu se présente toujours à nous sous la forme rigoureuse de forces incompréhensibles, de manifestations qui nous inquiètent (les élohim) ; dans la suite de notre histoire, il se révèle comme un ami qui veut faire notre bonheur : cest lui qui nous rassure, qui nous console, et qui nous aime.
Dieu ou les dieux ?La réflexion demande à être poursuivie sur le sens du mot élohim.
Il est vraiment très curieux que la Bible continue demployer ce mot, non seulement au-delà des récits de la création, mais au-delà de la Genèse, au-delà du Pentateuque, et même au-delà du règne de David, puisquil figure encore chez les derniers prophètes, qui lemploient tout aussi bien quils emploient le Nom révélé. Il se confirme ainsi que le contenu sémantique du mot Élohim est différent de celui des noms révélés, Él Shaddaï à Abraham ou Yhwh à Moïse, différent non seulement pour Moïse, nous lavons constaté, mais encore pour tout Israël, quelle que soit la période de son histoire, et donc en définitive pour tout homme, jusquà nous aujourdhui.
Mais il est peut-être plus étrange encore de constater que ce mot élohim est employé sous ses deux formes, le nom commun avec larticle défini et le nom propre sans article, dun bout à lautre de la Bible. Faudra-t-il encore recourir à lartifice de rédacteurs différents pour expliquer la chose ? Mais comment justifier que ces deux populations (supposées lune « articulophile » et lautre « articulophobe ») aient pu coexister à travers tant de siècles dhistoire, alors que, nous le savons, les plus récents témoins interdisaient quon modifie la lettre reçue des plus anciens ? alors quon peut trouver, nous allons le voir, les deux formes, nom commun et nom propre, coexistant dans le même verset ? Il est évident quune telle hypothèse est absurde ; aussi la critique a-t-elle préféré ignorer ces différences et tenir la coexistence des deux formes pour une approximation grammaticale sans signification. Cest pourquoi les traductions que nous avons entre les mains ignorent presque toutes ces variantes, ou quand elles les respectent, nen tirent aucune différence sémantique. Il nest pourtant pas possible de confondre les deux emplois : il faut distinguer deux sens différents pour Élohim et les élohim.
Élohim est le Dieu véritable, qui a créé le ciel et la terre (Gn 1, 1). Mais ce Dieu Élohim, ni Abraham, ni Moïse, ni David, personne ne le connaît, car il nest pas entièrement révélé. Il ne sera parfaitement connu quà la révélation finale, en ce jour où la maison de David sera comme Élohim (Zac 12, 8). Dun bout à lautre de la Bible, en tous temps, le mot Élohim désigne donc ce Dieu vrai et unique, tel quil est en réalité, inconnu de lhomme jusquau dernier Jour et par conséquent plus grand que tout ce que nous connaissons de lui. Au contraire, le nom commun les élohim, qui désigne les dieux ou les divinités, représente, conformément à létymologie, ce qui fait lobjet de ladoration des hommes, cest-à-dire la divinité quils révèrent, telle quils la connaissent. Lhomme ne peut pas invoquer Dieu quil ne connaît pas : il invoque la divinité quil connaît, et il linvoque sous le nom qui lui a été révélé, le nom sous lequel Dieu sest fait connaître à lui.
Le Dieu inconnu et sa révélationLes deux expressions apparaissent ensemble pour la première fois avec Hénok, et cest la brève histoire de ce patriarche qui nous permet de comprendre leur différence de sens (Gn 5, 24) :
Hénok marchait avec la divinité (les élohim); puis il ne fut plus, parce que Dieu (Élohim) lavait pris avec lui.
Lhistoire est brève, mais tout est dit dans ce verset. À la fin de son séjour sur terre, au moment dêtre jugé, au lieu de mourir comme les autres patriarches, Hénok est entré dans la révélation finale dÉlohim, ce Dieu que, comme tous les autres hommes, il ne connaissait pas encore. Et si cela lui fut accordé, cest parce quil marchait non pas avec Dieu ce qui est impossible mais avec la divinité, cest-à-dire avec sa connaissance partielle de Dieu, telle quelle lui était révélée, et quel quen soit le contenu que nous ignorons. De même, Noé sera plus tard qualifié dhomme juste par lÉcriture parce que, lui aussi, marchait avec la divinité (les élohim) (Gn 6, 9).
LÉcriture emploie donc concurremment le nom propre et le nom commun, pour nous dire que lhomme ne peut pas atteindre ce Dieu créateur qui le guide : Abraham implora la divinité (les élohim), alors Dieu (Élohim) guérit Abimélec (Gn 20, 17). Abraham invoque la divinité quil connaît, révélée à lui sous le nom Él Shaddaï, mais cest Dieu qui guérit. Quil sagisse de marcher avec lui ou de linvoquer, Dieu nest pas accessible à lhomme, mais seule la divinité révélée. Dans lautre sens, ce nest pas notre notion de la divinité qui intervient, mais cest Dieu lui-même, le Dieu que nous ne connaissons pas, qui agit directement (Élohim) ou sous son nom révélé (Él Shaddaï, Yhwh, ). Voilà pourquoi cest Dieu (Élohim) qui parle à Moïse depuis le milieu du Buisson (Ex 3, 4), tandis que Moïse, lui, sadresse à la divinité (les élohim) (Ex 3, 11 et 3, 13), et non à Dieu quil ne peut pas connaître. Connaître Dieu parfaitement, le voir face à face en plénitude, nest pas possible pour lhomme ici-bas : Tu ne peux voir ma face, car lhomme ne peut me voir et vivre (Ex 33, 20).
Puisque Dieu nest pas directement accessible à lhomme, il va se révéler dans un nom permettant la médiation : Élohim a dit à Moïse : Je suis Yhwh (Ex 6, 2). Dieu se rend accessible : on peut lappeler. Alors, Moïse et avec lui tout le peuple peut désormais sadresser à la divinité en parlant à Yhwh. Et Yhwh répond, Yhwh est la voix dÉlohim. Si nous entendons la voix de Yhwh, cest la parole dÉlohim qui nous touche. Là encore, il est important de bien percevoir les différences entre les deux mots. La connaissance que nous avons de Dieu, contenue sous le nom Yhwh, est entièrement incluse sous le nom Élohim, mais non linverse. Autrement dit, rien nest révélé par Yhwh qui ne soit déjà Élohim. Le nom révélé quel que soit ce nom , contient à chaque instant de lHistoire, toute notre connaissance de Dieu, une connaissance juste mais incomplète, toujours en évolution parce que Dieu se révèle sans cesse, et toujours moins grande que la réalité du Dieu vrai, parce que cette réalité nous demeure inconnue jusquà la vision finale au dernier Jour.
Le Nom : pédagogie de la révélationCe nest pas assez de dire que, sous le nom de Yhwh, Dieu se rend accessible à Moïse et à son peuple. Comme tout mystère divin, cette vérité est universelle. Dès le premier instant de la création, et jusquau dernier jour, Dieu se rend accessible à lhomme en se révélant sans cesse sous un nom nouveau que seul connaît celui qui le reçoit.
Cest ce que nous apprenons dès le second récit de la création, dans lequel Dieu est appelé Yhwh Élohim . Il est appelé Élohim pour nous rappeler quil sagit bien du même Dieu (inconnu) qui a créé le ciel et la terre ; il est appelé Yhwh parce que cest Moïse qui parle, et que Moïse appelle de ce nom, non pas Dieu (Élohim), mais bien la révélation de Dieu. Et dans ce livre de la Genèse qui précède la révélation au Buisson ardent , le mot Yhwh ne désigne pas seulement la révélation de Dieu telle que Moïse la connaît depuis le Buisson, mais désigne de manière universelle la divinité qui se révèle sous un nom ; le mot Yhwh désigne « Élohim qui se rend accessible », quel que soit le nom sous lequel il se révèle, connu ou inconnu de Moïse. Ce caractère universel du nom révélé éclate lorsque, pour la naissance dÉnosh, après que Set ait crié son nom, lÉcriture dit (Gn 4, 26) :
Alors le nom de Yhwh fut invoqué pour la première fois.
Observons que ce nest pas la divinité ( les élohim ) qui est alors invoquée ; ce nest pas non plus Yhwh , ce nest pas davantage le nom dÉlohim (ce que nous aurions compris comme Yhwh), mais cest le nom de Yhwh . Une telle expression, qui apparaît ici pour la première fois, naurait aucun sens si Moïse ne distinguait pas avec soin entre le Nom (à lui révélé au Buisson : Yhwh) et le nom (différent et inconnu de Moïse) révélé à dautres hommes (ici à Set), bien quil sagisse du même Dieu révélé sous deux noms différents. Et cest pour nous avertir de lexistence de ces noms successifs et différents, que Dieu, alors quil est déjà connu de Moïse sous le nom Yhwh, lui dit quil sest fait connaître dAbraham, dIsaac et de Jacob, sous un autre nom, Él Shaddaï, ce dont Moïse témoignera fidèlement dans la Genèse. Le nom invoqué par Set nest ni Yhwh, ni Él Shaddaï, mais le nom révélé à Set et connu de lui seul.
La Torah nous enseigne que le Dieu unique se révèle sous un nom qui nest pas unique. Depuis les origines, Dieu se fait connaître à lhomme sous un nom nouveau à chaque phase de son histoire. Cette vérité a des conséquences décisives. Dabord, quil ne faut pas adorer le Nom révélé, mais le Dieu inconnu (Élohim) qui reste caché derrière ce nom ; ensuite, que le changement de nom nest nullement un accident ou une imperfection, mais le moyen pédagogique par lequel Dieu se révèle davantage ; enfin, que dautres noms, inconnus de Moïse et de ses fils spirituels mais cependant vrais noms du vrai Dieu Élohim, dautres noms révélés ont précédé Él Shaddaï et suivront Yhwh : Jésus enseignera que Dieu est notre « Père », et Mahomet que Allah est le « Clément », le « Miséricordieux ».
Le Nom, lidole et le vrai DieuEn amont de lHistoire, dès les premiers pas de lhomme, Dieu se révèle. Nous pouvons le constater en tous temps, en tous lieux. Quil sagisse des dieux de la mythologie grecque ou latine, des dieux des Égyptiens ou des Perses, des Celtes, des Gaulois, des Barbares, partout dans le monde, sous un nom chaque fois différent, Dieu se révèle. Bien entendu, le croyant qui fonde sa foi sur celle dAbraham considère avec raison tous ces dieux comme des idoles : il ne les confond pas avec le vrai Dieu. Mais quoique nous ignorions tout des circonstances prophétiques de la révélation de ces noms, nous devons les respecter comme une forme nominale première du vrai Dieu. Pour nos ancêtres, ce nétaient pas des idoles mais les noms révélés de la divinité inconnue quils adoraient, les mêmes élohim quadorait Abraham avant davoir quitté la maison de son père, alors que le nom Él Shaddaï ne lui avait pas encore été révélé. La révélation du nom nouveau ne fait pas de lancien une idole ; nos ancêtres pouvaient, tout aussi bien que nous, adorer en vérité, non pas les images des élohim, ni leurs noms, mais le vrai Dieu Élohim, inconnu, caché derrière ces noms. Il ny a pas didoles, il ny a que des idolâtres.
En aval de lHistoire, Dieu se révèle toujours à lhomme incapable de le connaître en plénitude avant le dernier Jour. Aujourdhui encore, le Dieu quil nous faut adorer nest pas le Nom révélé mais le Dieu inconnu (Élohim) qui reste caché derrière ce nom. Cest pourquoi, dans les Évangiles, Jésus refuse quon se prosterne devant lui. À celui qui lappelle « bon maître », il dit : Pourquoi mappelles-tu « bon »? Personne nest bon que Dieu seul (Mc 10, 18 & Lc 18, 19). Mais jusquau dernier jour, lhomme commettra cette erreur idolâtre de se prosterner devant lenvoyé qui vient au nom du vrai Dieu, comme saint Jean : Et je tombai à ses pieds pour me prosterner devant lui ; mais il me dit : « Garde-toi de le faire! Je suis serviteur, comme toi et tes frères qui ont le témoignage de Jésus. Prosterne-toi devant Dieu ». (Apocalypse 19, 10). Jusquau dernier jour, notre foi peut tomber dans lidolâtrie, pas moins que celle de nos ancêtres qui ne connaissaient ni Yhwh ni Jésus-Christ. La vérité de Dieu ne réside dans aucun nom : elle nest pas extérieure à nous. La vérité de Dieu réside dans notre rapport à la divinité.
Cependant, chaque nom nouveau révélé nous rapproche de Dieu et fait progresser notre connaissance. La connaissance antérieure nest pas périmée, ce qui serait incohérent avec lunité de la révélation : le Nouveau contient lAncien. Et pourtant, quel que soit le nom sous lequel Dieu se fait connaître, il se révèle toujours en plénitude, sans rien dissimuler de lui-même. Mais Dieu la dit à Moïse : Nul ne peut voir ma face et vivre (Ex 33, 20). Cest pour protéger lhomme, et non pour le tromper, que Dieu fait en sorte de ne se montrer que de dos (Ex 33, 23). Il ne dissimule rien, mais il nous préserve de la trop vive lumière de sa justice et de sa vérité. À chaque instant de notre histoire, avant comme après Abraham, avant comme après Jésus-Christ, Dieu se révèle toujours en plénitude. Mais nos yeux affaiblis ne voient que partiellement ce qui nous est révélé. Chaque jour, cependant, ils découvrent un peu plus le mystère, et nous progressons pas à pas vers la connaissance parfaite de la divinité. LHistoire nest pas celle de la révélation, mais celle de nos yeux qui souvrent.