Les noms divins


La Bible n’est pas un livre comme les autres.

Les livres que nous connaissons nous touchent parce que leur auteur a quelque chose à nous dire. Qu’il s’agisse d’histoire ou de roman, de savoir ou de poésie, de témoignage ou de spéculation, ce quelque chose — le sujet du livre — habite une pensée humaine qui veut nous le faire partager. De là vient l’unité du livre. Signe et chemin de cette unité, la reliure en ordonne les pages : elle nous guide de la première à la dernière, pour accéder au sens et pénétrer l’intention. Ce n’est qu’au terme de notre lecture que nous comprendrons, sinon la pensée de l’auteur, du moins ce qu’il a voulu nous en dire.

La Bible n’est pas un livre comme les autres parce qu’elle n’a pas d’auteur. On ne peut même pas la décrire comme un ensemble ordonné de livres d’époques et d’auteurs différents, car à l’intérieur même de chacun de ces livres, dont beaucoup défient toute chronologie, la pluralité et l’anonymat de rédaction sont la règle générale. Pourtant, en dépit d’une étonnante diversité de genres littéraires, l’unité de l’ensemble se découvre et s’impose à l’observateur attentif.

Cette œuvre n’est pas d’une pensée humaine. Impossible de la lire comme s’il s’agissait d’une histoire ancienne racontée par des témoins d’autrefois, dans laquelle il faudrait chercher à comprendre ce que le rédacteur a voulu dire. Ce n’est pas la pensée du prophète ou du scribe qu’il nous faut rechercher, mais plutôt cette invisible main qui depuis le fond des âges guide la plume de scribe en scribe, se jouant des générations, des volontés ou des tempéraments, des habitudes ou des calculs, inscrivant la parole divine avec une liberté qui, loin de souffrir des limites humaines, guide ces mains aveugles en leur faisant tracer la ligne qu’elle leur inspire. Ils ne verront jamais, sous les mots qu’ils emploient, le fil de cette cohérence tissée au-dessus de leurs têtes. L’un commence, l’autre poursuit, mais nul ne connaît la finalité du discours. Dieu seul conduit au terme ce que nous recevons aujourd’hui : l’Écriture, source scellée, chapelet d’amandes closes que la nature a fait naître de la main des scribes, mais que, longtemps après, d’autres mains ouvriront.

L’Écriture ne dit pas la pensée de ceux qui ont écrit, mais leur vision. Le prophète dit ce qu’il voit comme on raconte son rêve, sans nécessairement savoir l’interpréter. Celui qui comprendra n’est pas celui qui connaît les mœurs du visionnaire, du prophète ou du rêveur, mais celui qui entend le langage universel des symboles : un homme libre et proche de Dieu, comme Joseph interprétant les rêves de Pharaon, ou comme Daniel lisant le songe de Nabuchodonosor. C’est pourquoi tout ce qui nous paraît étrange, obscur ou invraisemblable dans certains versets, ne relève pas d’une défaillance d’ordre culturel, mais du signe mystique. Le verset obscur nous invite à quitter nos savoirs pour partir en pèlerins vers l’inconnu. Soyons sans crainte. Le bras de Dieu n’est pas trop court pour avoir laissé déformer ce qu’il voulait nous dire, mais admettons plutôt, que nos regards trop bas se refusent à lire tout ce qui est écrit. Observons l’Écriture comme on observe la nature, en botaniste plutôt qu’en archéologue. Là, plus que partout ailleurs, l’observation des faits, invraisemblables mais têtus, passe avant toutes les théories que chacun brûle d’avancer pour expliquer leur production. De cette nature aux fruits étranges, il faut d’abord apprendre à recevoir nourriture ; plus tard nous comprendrons.

*

Les deux récits de la création

Dès l’ouverture de la Genèse le problème surgit.

La critique, pour expliquer la présence de deux récits différents de la création (Gn 1, 1 à 2, 4 et Gn 2, 4 à 2, 25), les rattache à deux documents source d’origine différente. Avec la critique nous pouvons admettre, en effet, que rien ne s’oppose à ce que le premier récit, dans lequel Dieu est appelé “ Élohim ”, soit de rédaction « sacerdotale », et que le second, dans lequel Dieu est appelé “ Yhwh Élohim ”, soit de rédaction « yahviste ». Mais à l’encontre de la critique, nous ne pouvons pas en rester là. Ce changement de rédacteurs, possible mais non nécessaire, n’est pas la cause du changement de nom divin, mais seulement le moyen que Dieu emploie (lui seul est la cause) pour nous dire quelque chose de neuf, davantage porteur de sens que les habitudes littéraires de telle ou telle catégorie sociale ou religieuse en Israël. Cette transformation du nom divin, on va le voir, contient une leçon qu’il est essentiel de ne pas perdre. Elle se produit au sein d’une même unité de l’Écriture, car les deux récits nous décrivent une vérité unique — la création — vue, non pas par deux rédacteurs d’époques ou de cultures différentes, mais par un « rédacteur unique » sous deux angles différents.

Quel rédacteur unique ? Observons d’abord que le nom de “ Yhwh ” est celui que, par Moïse, Dieu a donné à son peuple pour l’invoquer, le nommer, l’appeler. La Tradition enseigne que Moïse est l’auteur du Pentateuque (la Torah), donc de la Genèse. Peu importe que l’archéologie, l’histoire critique ou le simple bon sens, nous amènent à douter de cette attribution d’auteur ; peu importe, même, si l’on venait à découvrir que Moïse n’a jamais rien écrit. Car ce qui compte, pour ne pas se tromper, c’est de lire la Genèse comme venant de ceux qui nous l’ont transmise, venant donc de témoins qui eux, même dans la phase terminale tardive de sa rédaction, à tort ou à raison lisaient la Torah comme un texte de Moïse. Le point est capital, car il met en évidence un rédacteur spirituellement unique, un Moïse spirituel, dont le Moïse historique est la tête et dont le peuple d’Israël est le corps. Or, ce rédacteur unique, qui pourtant a entendu et reçu au Buisson ardent le nom de “ YHWH ” donné à tout le peuple (y compris aux éventuels rédacteurs tardifs), voici que ce rédacteur emploie d’abord un autre nom — Élohim — pour nous dire la création, puis les deux noms accolés — Yhwh Élohim — pour nous redire la même création.

Cela suffit à nous faire comprendre : d’abord, que les contenus sémantiques des mots Élohim et Yhwh sont différents (pour Moïse et donc pour nous), sinon il serait aberrant de changer de nom ; ensuite, qu’il s’agit pourtant du même Dieu, puisque les deux noms sont accolés pour décrire la même création. La notion d’un Dieu que l’homme en naissant ne connaît pas (Élohim), et qui se révèle à lui dans son histoire (Yhwh), est déjà là, sous cette forme littéraire insolite, que nous avions, par mégarde, prise pour un vestige culturel dénué de sens. C’est ainsi que pour goûter la substance de la leçon, loin de chercher à réduire ces deux passages à une vision synoptique, il nous faudra au contraire comparer attentivement les deux récits, méditer toutes les similitudes et toutes les différences de cette apparente redondance destinée, par Dieu qui se révèle, à faire progresser notre esprit dans la connaissance divine.

Première révélation divine

Pourquoi Moïse a-t-il d’abord employé ce mot élohim pour nous parler de Dieu?

Élohim vient de la racine ALaH qui signifie adorer. Cette racine est à l’origine des mots Allah en arabe et Éloah en hébreu, qui l’un comme l’autre désignent le Dieu unique devant qui se prosternent ces peuples. Élohim est le pluriel d’Éloah, et ce pluriel désigne en général des dieux ou des idoles, c’est-à-dire des objets d’adoration, conformément au sens de la racine. Cette notion correspond donc à ce que l’homme expérimente dès sa naissance, antérieurement à toute révélation, alors que confronté à des forces mal identifiées, qu’il doit subir sans les comprendre, et qu’il craint, il va les révérer pour s’en assurer les faveurs. Le mot désigne ainsi des divinités comme en adorent les peuples primitifs, et plus généralement, des peuples qui vénèrent des dieux, ou un Dieu, mais ne connaissent pas la Bible. Et puisque la Bible a pour objet de faire connaître Dieu aux hommes, il est normal que le mot élohim, qui recouvre cette notion certes primitive et vague mais ressentie de manière universelle, soit le premier mot qui parle de Dieu. Pour se révéler, Dieu vient rejoindre l’homme à l’endroit où il se trouve.

Pourtant la Genèse (1, 1) nous parle de ces “ dieux ” sous une forme étonnante, puisque ce nom commun, ici au pluriel, est employé comme sujet du verbe “ créer ” conjugué au singulier. En outre, le mot ne comporte pas d’article défini, ce qui en fait un nom propre. Il ne faut pas lire « les dieux créent », ni « des dieux créent », mais “ Dieux crée ”. Cette étrange grammaire est déjà révélation. Elle nous enseigne ce qui n’est pas intuitif : quelle que soit la notion de divinité que les hommes ressentent instinctivement, notion originelle confuse d’une espèce de forces qui les dépassent et qu’ils adorent, cette divinité n’est pas divisée, elle est unique. Son apparente incohérence cache son unité. Premier pas de la révélation : Dieu est Un. Vérité qui se verra sans cesse confirmée, à mesure que va se révéler ce Dieu créateur.

Car Dieu ne se révèle que de manière très progressive. Il ne fera connaître son nom de Yhwh qu’au temps de Moïse, à qui il dira: “ Je suis apparu à Abraham, à Isaac, et à Jacob, en tant que Él Shaddaï, mais mon nom Yhwh, je ne leur ai pas fait connaître ” (Ex 6, 3). Pourquoi ce nom intermédiaire ? Él Shaddaï pourrait se traduire par “ Force Omnipotente ”, d’une racine ShaDaD qui évoque la violence, la destruction, l’invasion, le pillage. On est d’abord choqué de voir que Dieu se fait ainsi connaître à Abraham sous ce nom qui, loin de parler d’amour, est plutôt le nom d’un sème-la-terreur qui moissonne où il n’a pas semé. Mais à la réflexion, ce nom apparaît en parfaite continuité avec la notion primitive évoquée plus haut, et partagée par tous les hommes, de ces forces inconnues qu’ils révèrent dans la crainte. Dieu se révèle à Abraham, qui ne le connaît pas encore, en se rattachant à cette notion instinctive, la seule connue de l’homme. Pour autant, Dieu n’est pas venu brutalement lui confirmer sans précautions la rigueur de son nom (Gn 17, 1 : Yhwh apparut à Abram et lui dit : « C’est moi, Él Shaddaï. Marche devant ma face et sois intègre ») ; il a d’abord pris soin de l’avertir pour le rassurer et l’apprivoiser dans la confiance : “ N’aie pas peur! Je suis ton protecteur! Ta récompense sera grande ” (Gn 15, 1). Promesse en faveur d’Abraham, promesse accomplie. C’est donc un Dieu ami qui se révèle, et ce nom, Él Shaddaï, nous confirme au contraire qu’au delà de ces apparences premières inquiétantes, voire hostiles à l’homme, se cache l’amitié d’un Dieu qui veut son bien.

La leçon est universelle ; elle vaudra jusqu’à la fin des temps. Au premier abord, Dieu se présente toujours à nous sous la forme rigoureuse de forces incompréhensibles, de manifestations qui nous inquiètent (les élohim) ; dans la suite de notre histoire, il se révèle comme un ami qui veut faire notre bonheur : c’est lui qui nous rassure, qui nous console, et qui nous aime.

Dieu ou les dieux ?

La réflexion demande à être poursuivie sur le sens du mot élohim.

Il est vraiment très curieux que la Bible continue d’employer ce mot, non seulement au-delà des récits de la création, mais au-delà de la Genèse, au-delà du Pentateuque, et même au-delà du règne de David, puisqu’il figure encore chez les derniers prophètes, qui l’emploient tout aussi bien qu’ils emploient le Nom révélé. Il se confirme ainsi que le contenu sémantique du mot Élohim est différent de celui des noms révélés, Él Shaddaï à Abraham ou Yhwh à Moïse, différent non seulement pour Moïse, nous l’avons constaté, mais encore pour tout Israël, quelle que soit la période de son histoire, et donc en définitive pour tout homme, jusqu’à nous aujourd’hui.

Mais il est peut-être plus étrange encore de constater que ce mot élohim est employé sous ses deux formes, le nom commun avec l’article défini et le nom propre sans article, d’un bout à l’autre de la Bible. Faudra-t-il encore recourir à l’artifice de rédacteurs différents pour expliquer la chose ? Mais comment justifier que ces deux “ populations ” (supposées l’une « articulophile » et l’autre « articulophobe ») aient pu coexister à travers tant de siècles d’histoire, alors que, nous le savons, les plus récents témoins interdisaient qu’on modifie la lettre reçue des plus anciens ? alors qu’on peut trouver, nous allons le voir, les deux formes, nom commun et nom propre, coexistant dans le même verset ? Il est évident qu’une telle hypothèse est absurde ; aussi la critique a-t-elle préféré ignorer ces différences et tenir la coexistence des deux formes pour une approximation grammaticale sans signification. C’est pourquoi les traductions que nous avons entre les mains ignorent presque toutes ces variantes, ou quand elles les respectent, n’en tirent aucune différence sémantique. Il n’est pourtant pas possible de confondre les deux emplois : il faut distinguer deux sens différents pour Élohim et les élohim.

Élohim est le Dieu véritable, qui a créé le ciel et la terre (Gn 1, 1). Mais ce Dieu Élohim, ni Abraham, ni Moïse, ni David, personne ne le connaît, car il n’est pas entièrement révélé. Il ne sera parfaitement connu qu’à la révélation finale, en ce jour où “ la maison de David sera comme Élohim ” (Zac 12, 8). D’un bout à l’autre de la Bible, en tous temps, le mot Élohim désigne donc ce Dieu vrai et unique, tel qu’il est en réalité, inconnu de l’homme jusqu’au dernier Jour et par conséquent plus grand que tout ce que nous connaissons de lui. Au contraire, le nom commun les élohim, qui désigne les dieux ou les divinités, représente, conformément à l’étymologie, ce qui fait l’objet de l’adoration des hommes, c’est-à-dire la divinité qu’ils révèrent, telle qu’ils la connaissent. L’homme ne peut pas invoquer Dieu qu’il ne connaît pas : il invoque la divinité qu’il connaît, et il l’invoque sous le nom qui lui a été révélé, le nom sous lequel Dieu s’est fait connaître à lui.

Le Dieu inconnu et sa révélation

Les deux expressions apparaissent ensemble pour la première fois avec Hénok, et c’est la brève histoire de ce patriarche qui nous permet de comprendre leur différence de sens (Gn 5, 24) :

Hénok marchait avec la divinité (les élohim); puis il ne fut plus, parce que Dieu (Élohim) l’avait pris avec lui.

L’histoire est brève, mais tout est dit dans ce verset. À la fin de son séjour sur terre, au moment d’être jugé, au lieu de mourir comme les autres patriarches, Hénok est entré dans la révélation finale d’Élohim, ce Dieu que, comme tous les autres hommes, il ne connaissait pas encore. Et si cela lui fut accordé, c’est parce qu’il marchait non pas avec Dieu — ce qui est impossible — mais avec la divinité, c’est-à-dire avec sa connaissance partielle de Dieu, telle qu’elle lui était révélée, et quel qu’en soit le contenu — que nous ignorons. De même, Noé sera plus tard qualifié d’homme juste par l’Écriture parce que, lui aussi, marchait avec la divinité (les élohim) (Gn 6, 9).

L’Écriture emploie donc concurremment le nom propre et le nom commun, pour nous dire que l’homme ne peut pas atteindre ce Dieu créateur qui le guide : Abraham implora la divinité (les élohim), alors Dieu (Élohim) guérit Abimélec (Gn 20, 17). Abraham invoque la divinité qu’il connaît, révélée à lui sous le nom Él Shaddaï, mais c’est Dieu qui guérit. Qu’il s’agisse de marcher avec lui ou de l’invoquer, Dieu n’est pas accessible à l’homme, mais seule la divinité révélée. Dans l’autre sens, ce n’est pas notre notion de la divinité qui intervient, mais c’est Dieu lui-même, le Dieu que nous ne connaissons pas, qui agit directement (Élohim) ou sous son nom révélé (Él Shaddaï, Yhwh, …). Voilà pourquoi c’est Dieu (Élohim) qui parle à Moïse depuis le milieu du Buisson (Ex 3, 4), tandis que Moïse, lui, s’adresse à la divinité (les élohim) (Ex 3, 11 et 3, 13), et non à Dieu qu’il ne peut pas connaître. Connaître Dieu parfaitement, le voir face à face en plénitude, n’est pas possible pour l’homme ici-bas : Tu ne peux voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre (Ex 33, 20).

Puisque Dieu n’est pas directement accessible à l’homme, il va se révéler dans un nom permettant la médiation : Élohim a dit à Moïse : Je suis Yhwh (Ex 6, 2). Dieu se rend accessible : on peut l’appeler. Alors, Moïse — et avec lui tout le peuple — peut désormais s’adresser à la divinité en parlant à Yhwh. Et Yhwh répond, Yhwh est la voix d’Élohim. Si nous entendons la voix de Yhwh, c’est la parole d’Élohim qui nous touche. Là encore, il est important de bien percevoir les différences entre les deux mots. La connaissance que nous avons de Dieu, contenue sous le nom Yhwh, est entièrement incluse sous le nom Élohim, mais non l’inverse. Autrement dit, rien n’est révélé par Yhwh qui ne soit déjà Élohim. Le nom révélé — quel que soit ce nom —, contient à chaque instant de l’Histoire, toute notre connaissance de Dieu, une connaissance juste mais incomplète, toujours en évolution parce que Dieu se révèle sans cesse, et toujours moins grande que la réalité du Dieu vrai, parce que cette réalité nous demeure inconnue jusqu’à la vision finale au dernier Jour.

Le Nom : pédagogie de la révélation

Ce n’est pas assez de dire que, sous le nom de Yhwh, Dieu se rend accessible à Moïse et à son peuple. Comme tout mystère divin, cette vérité est universelle. Dès le premier instant de la création, et jusqu’au dernier jour, Dieu se rend accessible à l’homme en se révélant sans cesse sous un nom nouveau que seul connaît celui qui le reçoit.

C’est ce que nous apprenons dès le second récit de la création, dans lequel Dieu est appelé “ Yhwh Élohim ”. Il est appelé Élohim pour nous rappeler qu’il s’agit bien du même Dieu (inconnu) qui a créé le ciel et la terre ; il est appelé Yhwh parce que c’est Moïse qui parle, et que Moïse appelle de ce nom, non pas Dieu (Élohim), mais bien la révélation de Dieu. Et dans ce livre de la Genèse — qui précède la révélation au Buisson ardent —, le mot Yhwh ne désigne pas seulement la révélation de Dieu telle que Moïse la connaît depuis le Buisson, mais désigne de manière universelle la divinité qui se révèle sous un nom ; le mot Yhwh désigne « Élohim qui se rend accessible », quel que soit le nom sous lequel il se révèle, connu ou inconnu de Moïse. Ce caractère universel du nom révélé éclate lorsque, pour la naissance d’Énosh, après que Set ait crié son nom, l’Écriture dit (Gn 4, 26) :

Alors le nom de Yhwh fut invoqué pour la première fois.

Observons que ce n’est pas la divinité (“ les élohim ”) qui est alors invoquée ; ce n’est pas non plus “ Yhwh ”, ce n’est pas davantage “ le nom d’Élohim ” (ce que nous aurions compris comme Yhwh), mais c’est “ le nom de Yhwh ”. Une telle expression, qui apparaît ici pour la première fois, n’aurait aucun sens si Moïse ne distinguait pas avec soin entre le Nom (à lui révélé au Buisson : Yhwh) et le nom (différent et inconnu de Moïse) révélé à d’autres hommes (ici à Set), bien qu’il s’agisse du même Dieu révélé sous deux noms différents. Et c’est pour nous avertir de l’existence de ces noms successifs et différents, que Dieu, alors qu’il est déjà connu de Moïse sous le nom Yhwh, lui dit qu’il s’est fait connaître d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, sous un autre nom, Él Shaddaï, ce dont Moïse témoignera fidèlement dans la Genèse. Le nom invoqué par Set n’est ni Yhwh, ni Él Shaddaï, mais le nom révélé à Set et connu de lui seul.

La Torah nous enseigne que le Dieu unique se révèle sous un nom qui n’est pas unique. Depuis les origines, Dieu se fait connaître à l’homme sous un nom nouveau à chaque phase de son histoire. Cette vérité a des conséquences décisives. D’abord, qu’il ne faut pas adorer le Nom révélé, mais le Dieu inconnu (Élohim) qui reste caché derrière ce nom ; ensuite, que le changement de nom n’est nullement un accident ou une imperfection, mais le moyen pédagogique par lequel Dieu se révèle davantage ; enfin, que d’autres noms, inconnus de Moïse et de ses fils spirituels mais cependant vrais noms du vrai Dieu Élohim, d’autres noms révélés ont précédé Él Shaddaï et suivront Yhwh : Jésus enseignera que Dieu est notre « Père », et Mahomet que Allah est le « Clément », le « Miséricordieux ».

Le Nom, l’idole et le vrai Dieu

En amont de l’Histoire, dès les premiers pas de l’homme, Dieu se révèle. Nous pouvons le constater en tous temps, en tous lieux. Qu’il s’agisse des dieux de la mythologie grecque ou latine, des dieux des Égyptiens ou des Perses, des Celtes, des Gaulois, des Barbares, partout dans le monde, sous un nom chaque fois différent, Dieu se révèle. Bien entendu, le croyant qui fonde sa foi sur celle d’Abraham considère avec raison tous ces dieux comme des idoles : il ne les confond pas avec le vrai Dieu. Mais quoique nous ignorions tout des circonstances prophétiques de la révélation de ces noms, nous devons les respecter comme une forme nominale première du vrai Dieu. Pour nos ancêtres, ce n’étaient pas des idoles mais les noms révélés de la divinité inconnue qu’ils adoraient, les mêmes élohim qu’adorait Abraham avant d’avoir quitté la maison de son père, alors que le nom Él Shaddaï ne lui avait pas encore été révélé. La révélation du nom nouveau ne fait pas de l’ancien une idole ; nos ancêtres pouvaient, tout aussi bien que nous, adorer en vérité, non pas les images des élohim, ni leurs noms, mais le vrai Dieu Élohim, inconnu, caché derrière ces noms. Il n’y a pas d’idoles, il n’y a que des idolâtres.

En aval de l’Histoire, Dieu se révèle toujours à l’homme incapable de le connaître en plénitude avant le dernier Jour. Aujourd’hui encore, le Dieu qu’il nous faut adorer n’est pas le Nom révélé mais le Dieu inconnu (Élohim) qui reste caché derrière ce nom. C’est pourquoi, dans les Évangiles, Jésus refuse qu’on se prosterne devant lui. À celui qui l’appelle « bon maître », il dit : “ Pourquoi m’appelles-tu « bon »? Personne n’est bon que Dieu seul ” (Mc 10, 18 & Lc 18, 19). Mais jusqu’au dernier jour, l’homme commettra cette erreur idolâtre de se prosterner devant l’envoyé qui vient au nom du vrai Dieu, comme saint Jean : “ Et je tombai à ses pieds pour me prosterner devant lui ; mais il me dit : « Garde-toi de le faire! Je suis serviteur, comme toi et tes frères qui ont le témoignage de Jésus. Prosterne-toi devant Dieu ». ” (Apocalypse 19, 10). Jusqu’au dernier jour, notre foi peut tomber dans l’idolâtrie, pas moins que celle de nos ancêtres qui ne connaissaient ni Yhwh ni Jésus-Christ. La vérité de Dieu ne réside dans aucun nom : elle n’est pas extérieure à nous. La vérité de Dieu réside dans notre rapport à la divinité.

Cependant, chaque nom nouveau révélé nous rapproche de Dieu et fait progresser notre connaissance. La connaissance antérieure n’est pas périmée, ce qui serait incohérent avec l’unité de la révélation : le Nouveau contient l’Ancien. Et pourtant, quel que soit le nom sous lequel Dieu se fait connaître, il se révèle toujours en plénitude, sans rien dissimuler de lui-même. Mais Dieu l’a dit à Moïse : “ Nul ne peut voir ma face et vivre ” (Ex 33, 20). C’est pour protéger l’homme, et non pour le tromper, que Dieu fait en sorte de ne “ se montrer que de dos ” (Ex 33, 23). Il ne dissimule rien, mais il nous préserve de la trop vive lumière de sa justice et de sa vérité. À chaque instant de notre histoire, avant comme après Abraham, avant comme après Jésus-Christ, Dieu se révèle toujours en plénitude. Mais nos yeux affaiblis ne voient que partiellement ce qui nous est révélé. Chaque jour, cependant, ils découvrent un peu plus le mystère, et nous progressons pas à pas vers la connaissance parfaite de la divinité. L’Histoire n’est pas celle de la révélation, mais celle de nos yeux qui s’ouvrent.




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