Le verbe hébreu yalad, « engendrer, enfanter », se rencontre assez communément dans la Bible. Il apparaît environ cinq cents fois, dont cent soixante-dix au livre de la Genèse soit près du tiers des occurrences. Beaucoup moins fréquent que lui, le substantif « engendrement » partage le même sort. Si son singulier, toledah, ne se trouve nulle part, son pluriel, toledot, se rencontre trente-neuf fois, dont treize en Genèse soit à nouveau le tiers des occurrences bibliques. Tenant compte du volume occupé par la Genèse dans la Bible, on peut ainsi observer que le radical exprimant lidée dengendrer est près de huit fois plus fréquent dans la Genèse que dans le reste de la Bible. Rien détonnant pour un livre qui traite des origines de lhomme et des premiers moments de son histoire. Mais le chercheur qui nentend pas en rester à ces banalités, doit sattendre à quelques surprises en poursuivant son étude, dès quil va sintéresser à la manière dont le mot toledot est écrit.
Lécriture dun mot peut être pleine ou défective, suivant que le scribe a, ou na pas, fait figurer les lettres qui en assurent la vocalisation. En écriture pleine, le mot toledot comporte deux fois la lettre waw qui rend compte du son « o », lettre waw que nous représenterons ici par un « W ». Il y a donc, à côté de lécriture pleine toWledoWt, trois écritures défectives possibles : toWledot et toledoWt, partiellement défectives ; toledot, entièrement défective. Ces quatre formes décriture sont toutes les quatre présentes dans la Bible.
Avant dexaminer leur distribution, il convient dobserver que lécriture dun mot est parfois modifiée par le préfixe ou le suffixe quil est souvent nécessaire daccoler au mot afin den préciser la fonction grammaticale. Pour tenir compte de cette possibilité, nous ne retiendrons dans cette étude que les mots simples, écartant de notre inventaire tous les toledot composés, cest-à-dire précédés ou suivis dune ou plusieurs lettres. Les habitudes des scribes, qui peuvent varier, dune époque à lautre, seront ainsi seules à pouvoir rendre compte des différences décriture du mot toledot, sauf à prétendre que derrière ces variantes se cache une signification particulière, intentionnelle, mais quil appartiendrait alors à lexégète de mettre en évidence, et dinterpréter. Dans limmédiat, après avoir procédé à cette sélection, on constate que la population initiale des trente-neuf pluriels se réduit à une série de treize toledot simples. Les quatre formes décriture possibles y sont présentes toutes les quatre.
Dans le tableau suivant, on a indiqué, pour chacun des treize toledot :
- son numéro dordre dans la Bible, par un repère de 1 à 13 ;
- son écriture, dans laquelle on a souligné la présence du waw ;
- la référence du verset dans lequel on le trouve ;
- le sujet, auquel se rapportent ces engendrements.
Repère | écriture | référence | sujet concerné |
1 | toWledoWt | Genèse 2, 4 | les cieux et la terre |
2 | toWledot | Genèse 5, 1 | Adam |
3 | toWledot | Genèse 6, 9 | Noé |
4 | toWledot | Genèse 10, 1 | les fils de Noé : Sém, Cham et Japhet |
5 | toWledot | Genèse 11, 10 | Sém (ancêtre des Sémites) |
6 | toWledot | Genèse 11, 27 | Térah (père dAbraham) |
7 | toledot | Genèse 25, 12 | Ismaël (fils dAbraham) |
8 | toWledot | Genèse 25, 19 | Isaac (fils dAbraham) |
9 | toledoWt | Genèse 36, 1 | Ésaü, qui est Édom (fils dIsaac) |
10 | toledoWt | Genèse 36, 9 | Ésaü, père des Édomites (fils dIsaac) |
11 | toledoWt | Genèse 37, 2 | Jacob (fils dIsaac) |
12 | toWledot | Nombres 3, 1 | Aaron et Moïse |
13 | toWledoWt | Ruth 4, 18 | Pérèç (fils de Juda [fils de Jacob]) |
La distribution de cette série présente des symétries remarquables :
La succession des 13 éléments se présente ainsi comme la traversée, de part en part, dun fruit dont lenveloppe externe est lécriture pleine (1 et 13), dont le noyau est lécriture doublement défective (7), et dont la pulpe est faite des 10 éléments décriture partiellement défective, soit 5 de part et dautre du noyau.
Cependant les deux secteurs décriture partiellement défective ne sont pas identiques :
le premier (repères 2 à 6) est entièrement homogène, composé de cinq fois lécriture défective de première espèce toWledot ;
le second (repères 8 à 12) fait apparaître une nouvelle symétrie autour de son centre (10), comme une amorce de fruit futur : les trois seules écritures de seconde espèce (9, 10, 11) forment un noyau secondaire, encadré de part et dautre par une écriture défective de première espèce qui joue pour ce nouveau fruit le rôle de lenveloppe externe.
On trouvera en annexe une étude statistique de la distribution de ces écritures et de leur arrangement au sein de la série des treize. Leurs fréquences demploi dans la série (mot simple) ne sont pas différentes des fréquences demploi en dehors de la série (mot composé) ; en revanche, le calcul montre que la probabilité dobtenir un arrangement aussi singulier est inférieure à un pour trois cent mille, malgré une multitude dautres arrangements possibles dont les formes banales, sans symétries, nont rien de remarquable. La série des 13 toledot représente donc un événement exceptionnel, une coïncidence remarquable, en raison de sa structure particulière faite de symétries et dinclusions. Or, symétries et inclusions se rencontrent couramment dans les textes bibliques (Un exemple est traité plus loin, sur un passage de Gen 22) où, généralement, elles sont porteuses de sens ; mais le sont-elles ici ?
Voilà peut-être le plus étonnant avec cette série de 13 mots. Tenir compte des sujets concernés par chacun deux fait apparaître, nous allons le voir, des intentions significatives, et liées au sens du mot toledot. Les choix de sujets figurant dans cette liste se révèlent eux aussi remarquables. Tout, dans ce tableau, sa forme comme son contenu, tout converge pour écarter lhypothèse selon laquelle la distribution des écritures du mot toledot ne résulterait que dhabitudes de scribes, sans rapport avec le sens du texte. Au contraire, cette forme exceptionnelle, qui relève dune coïncidence improbable, est en même temps porteuse de sens. Nous tenterons, avant de conclure, dinterpréter cette « coïncidence suggestive », mais voyons déjà en quoi et comment elle nous conduit au sens, et ce quelle nous suggère.
En première hypothèse, on peut considérer la série des treize toledot comme liée à la généalogie du personnage central de la Bible : le roi David. En effet, la série commence avec les engendrements dAdam, au début de la Genèse, et sachève à la fin du livre de Ruth, avec ceux de Pérèç, fils de Juda et ancêtre de David. Le verset en référence (13), dernier du tableau, est le premier dune série de cinq versets qui constituent la conclusion du livre de Ruth :
* Et ce sont les engendrements de Pérèç : Pérèç engendra Hèçron ; * Hèçron engendra Ram ; Ram engendra Amminadab ; * Amminadab engendra Nahshon ; Nahshon engendra Salmah ; * Salmon engendra Boaz ; Boaz engendra Obèd ; * Obèd engendra Jessé ; Jessé engendra David.
(Ruth 4, 18-22)
Les voisines proclamèrent un nom pour lui, disant : Un fils est né à Noémi ! Et elles proclamèrent son nom : Obèd. Cest lui le père de Jessé, père de David.
(Ruth 4, 17)
Cependant, le nom dAbraham ne figure pas dans cette liste, si ce nest de manière indirecte par les engendrements de son père, Térah. Absence étonnante du père de la foi sur qui repose toute la construction biblique, absence troublante sil sagit dune généalogie que lon aimerait exemplaire. Par ailleurs, lexamen des sujets concernés par les 13 toledot révèle dautres anomalies, plus troublantes encore : Ismaël, Ésaü, Aaron et Moïse, bien que tous descendants dAbraham, ne sont pas ancêtres de David. Pourquoi figurent-ils dans cette liste ? Quoiquil ne fasse aucun doute que le signe, en dernière analyse, pointe sur le roi David, on en vient à se demander sil a bien le sens dune généalogie, même réduite aux noms de ses personnages principaux. Les sujets des 13 toledot ne seraient-ils que des noms bibliques sans rapport entre eux ?
Interpréter exige patience, humilité, oubli de nos savoirs. Pour comprendre les anomalies de cette suite, il nous faut lire le signe tel que nous lavons trouvé dans lÉcriture, selon sa logique de construction naturelle en symétries et inclusions, et donc renoncer à le lire comme la suite linéaire suggérée par la trop suggestive lignée des générations que nous a léguée lHistoire. Cest la conjonction de plusieurs anomalies qui fait signe. Où se trouvent les anomalies ? Le premier des noms étrangers à la lignée de David est Ismaël. Il occupe le centre (7), pour le seul toledot décriture totalement défective. La rupture marquée avec ce qui lentoure de ce toledot démuni, privé de ses attributs les deux waw qui signent la plénitude des engendrements , est aussi une anomalie, comme le noyau est une anomalie au centre du fruit pour lhomme qui en mange la pulpe sans discernement. Létrangeté du contenu de ce noyau est lindice dune évolution dans la reproduction génétique, dun changement dont nous allons bientôt voir la nature.
Nous avions aussi remarqué un noyau secondaire en (10) : il est occupé par Ésaü, autre nom étranger à la lignée, mais signé dun toledot en rupture moins brutale avec son environnement que ne lest le noyau principal. Enfin, par symétrie autour de ce noyau principal, un deuxième noyau secondaire devrait exister en (4). Il nest pas visible, car homogène avec son environnement : tout est de même écriture. Mais le sujet concerné par ce « noyau » présente bien une anomalie, très visible au contraire : sont cités, à côté de Sém, les noms de Cham et Japhet qui ne sont pas ancêtres de David. Puis, comme pour rectifier cette indication propre à troubler lobservateur un seul nom ? ou plusieurs ? , le toledot suivant confirme : un seul nom, le premier. Ainsi sétablit, dans ce premier tercet (3, 4, 5) délimité par les engendrements de Noé à Sém, la règle de lhéritage au fils aîné, règle munie en son noyau dune inclusion, dune ouverture possible sur dautres fils. Au second tercet (9, 10, 11), celui-là bien distinct de son environnement, nous retrouvons un nom répété (Ésaü), symétrique par rapport au centre principal du nom répété au premier tercet (Sém). Le sens en sera peut-être différent, mais le toledot de ce centre secondaire indique, comme au centre principal, un changement dans lévolution des engendrements, une rupture, à limage de la singularité du toledot (7) (Ismaël). Cette rupture vaut à la fois pour le signe et pour lévénement correspondant retenu par lHistoire : ce nest pas le fils aîné dAbraham qui héritera de la promesse, mais Isaac, un autre de ses fils. Un pas dévolution, un pas décisif, est franchi par les engendrements.
On est un peu surpris de voir figurer, parmi les noms cités, Noé et Adam, quil nest nul besoin de mentionner dans une généalogie puisque tout homme descend nécessairement de ces patriarches. Plus étonnant encore, le premier toledot, qui partage avec le treizième lexclusivité de lécriture pleine, souvre sur la création des cieux et de la terre. Pourquoi une telle solennité ? Pourquoi faut-il que le lignage de David senracine aussi loin en amont, jusquaux origines de la création ?
Relisons la Genèse. Le premier homme (le adam) fut créé par Élohim, Dieu (le Ciel) modelant la adamah, largile (la Terre), et lui insufflant la vie (Gen 2, 7). Nest-ce pas là ce sur quoi la liste des toledot attire notre attention ? Elle nous présente un Adam non pas créé, mais issu des « engendrements » du Ciel et de la Terre. Elle nous dit que la création de lHomme est un engendrement. En même temps, la notion dengendrement sélargit : ce ne sont pas les hommes qui engendrent pour se perpétuer, cest Dieu qui engendre lHomme, qui conduit lévolution de lHomme depuis les origines de la création, pour laccomplissement dun plan divin.
Au début, la correspondance entre les toledot et lhistoire biblique semble aller de soi. Jusquà cette position clef, au centre du dispositif, où lon attendait Abraham, entre Térah, son père, et Isaac, son fils, et où surgit Ismaël. Ismaël est bien laîné, en effet, le premier fils dAbraham, précédant de treize ans le second, Isaac, lui lancêtre de David. Mais cette symétrie Térah/Isaac autour de son nom dit clairement que lintrusion dIsmaël nest pas un accident ou une erreur. LÉcriture nous fait signe : « Je sais parfaitement qui est le fils aîné, mais ce nest pas lui que je choisis ». Changement considérable dans la règle de transmission : à partir dAbraham, lhéritage à quoi nous devons être attentifs nest plus un patrimoine génétique transmis par le père, mais, comme nous allons le voir, une promesse divine reçue par le fils.
Notons dabord que ce changement dorientation ne brime pas le fils aîné, car Ismaël, comme Isaac, sera le père dun peuple nombreux, conformément à la promesse divine (Gen 17, 20). Toutefois, une bénédiction particulière est accordée à celui des fils dAbraham qui sengage dans le sacrifice de son père, qui le suit sans craindre pour sa vie (et ils allaient tous deux ensemble - Genèse 22, 6 et 8) quand on fait appel à sa foi : Mon fils, cest Dieu qui pourvoira au sacrifice . Dieu choisit ainsi et scelle alliance avec celui qui accepte dêtre fils, de recevoir en conscience, et non plus de façon mécanique, lhéritage spirituel de son père, et non plus seulement lhéritage matériel. Ce point capital, encore difficile à distinguer dans cette première mutation, se voit confirmé par les trois seuls toledoWt de la série (9, 10 et 11) qui suivent le nom dIsaac et qui concernent ses fils. Le nom dÉsaü, le fils aîné, est dabord cité deux fois, comme pour affirmer que cest bien lui lhéritier légitime de la promesse, et après lui les Édomites, ses descendants selon la loi génétique, leur nom installé au cœur de ce tercet, au centre du noyau ; puis le nom de Jacob, en troisième position, vient le supplanter, lui et ses descendants, dans les conditions que lon sait. Car en méprisant son droit daînesse devant son frère Jacob, Ésaü laissait entendre quil nétait pas prêt, spirituellement, à recevoir de son père lhéritage de la promesse.
Isaac et Jacob illustrent lun et lautre la « supplantation » du frère aîné par le frère puîné. Dès la génération suivante, la règle de lhéritage par le fils aîné sestompe encore : Juda, lancêtre de David, est le quatrième fils de Jacob ; son nom ne figure même plus dans la liste des toledot. Puis, avec lhéritier de Juda, la règle disparaît dans un parfum de scandale : Pérèç, que la liste des toledot éclaire de son dernier feu en direction de David, est le quatrième fils de Juda, né de sa belle-fille Tamar, veuve sans enfants qui se fit passer pour une prostituée auprès de son beau-père pour en obtenir une descendance. La loi du fils aîné nest donc plus là désormais que pour la figuration. Quelle soit invoquée implicitement par les rédacteurs des cinq derniers versets du livre de Ruth montre assez que leur génération navait pas encore assimilé cette évolution vers le spirituel ; que leurs efforts pour raccorder Boaz à Juda, au moyen dun hypothétique Salmon ou Salmah, accréditent fortement la thèse dun ajout de ces versets au livre de Ruth ; mais que, paradoxalement, cest leur volonté de perpétuer dans lÉcriture les droits du sang qui aura fait naître à leur insu le signe des toledot !
Cependant la question demeure : Qui hérite de la promesse divine ? Qui choisit lhéritier, et sur quel critère ?
Le livre de Samuel, dans une page célèbre, nous apprend que le prophète fut envoyé par Yhwh auprès de Jessé pour oindre le futur roi dIsraël. Jessé avait sept fils tous candidats à lonction messianique. Mais Yhwh ne choisit aucun deux. On envoya chercher le huitième fils, qui faisait paître les brebis. Il vint. Yhwh dit à Samuel : Cest lui ! . Alors, nous dit lÉcriture :
Samuel prit la corne dhuile, et lui fit lonction au milieu de ses frères. Lesprit de Yhwh saisit David à partir de ce jour, et par la suite.
(1 Samuel 16, 13)
Non ! Pas ce que les hommes voient !
Car les hommes regardent ce que voient leurs yeux, mais Yhwh regarde le cœur.
(1 Samuel 16, 7b)
Peu importent les apparences. Peu importe la belle prestance des candidats, ou leurs titres. Pour Dieu, ce sont les qualités du cœur qui comptent, et non les droits du sang. Le roi dIsraël est dabord lélu de Dieu. Quel que soit son nom, quels que soient ses ascendants, il est élu messie pour être guide spirituel du peuple de Dieu. Aujourdhui, son nom est David. Il est certes fils dAbraham, Isaac et Jacob, mais il est surtout leur héritier spirituel. En quoi est-il fils spirituel dIsraël ? et de Juda ?
Le plus grand sujet détonnement, dans cette liste des toledot, est à coup sûr dy voir figurer, en position (12), les noms accolés dAaron et de Moïse. Ils sont certes descendants dAbraham, dIsaac et de Jacob, mais ne sont ni lun ni lautre ancêtre de David. Ils sont descendants de Lévy, troisième fils de Jacob, tandis que lhéritier ancêtre de David est Juda, quatrième fils de Jacob, dont le nom ne figure pas dans la liste. Ce qui nous est suggéré par là, est peut-être que David est lhéritier spirituel de Juda, beaucoup plus que son héritier génétique. En effet, cest ainsi, souvenons-nous, que nous a été présentée la filiation spirituelle à Abraham : absence du nom dAbraham mais présence des noms de son père (Térah) et de son fils héritier (Isaac) autour dun nom hors lignage. On observe parallèlement : absence du nom de Juda mais présence des noms de son père (Jacob) et de son fils héritier (Pérèç) autour dun nom hors lignage. Le signe des toledot nous invite donc à rechercher quel testament spirituel a été reçu par Juda de son père Jacob, transmis à son fils Pérèç, et neuf générations plus tard, reçu par David.
Comment, et pourquoi, Juda est-il devenu lhéritier spirituel de Jacob ? À la fin du livre de la Genèse, le testament de Jacob à ses douze fils nous livre le secret de cet engendrement capital :
Écoutez, fils de Jacob ! écoutez Israël votre père !
[ ]
Lionceau de lion, Juda ! La proie, mon fils, ta exalté.
Il sabaisse, il se couche comme un lion ; et comme un léopard, qui le fera lever ?
Le sceptre ne séloignera pas de Juda, ni le bâton de souverain dentre ses pieds
(Gen 49, 2 & 9-10)
On ne tappellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu, et tu tes montré capable.
(Gen 32, 28)
Pour sceller le changement majeur que représentent les quarante années de lExode dans la vie spirituelle des fils dIsraël, les noms dAaron et Moïse figurent dans la liste sous le signe du dernier des sept toWledot (12). Son écriture défective de première espèce répond symétriquement à celle, identique, qui marque Isaac, premier héritier à rompre avec lancienne loi des patriarches, une loi caractérisée par ce même signe (de 2 à 6). La volonté divine de conduire ce lignage jusquà un chef spirituel pour le peuple de Dieu, ainsi que la vocation de ce chef, sont révélées, ici, dans les vocations exceptionnelles dAaron et de Moïse. Héritier du premier des prêtres et du plus grand des prophètes, le Messie, Élu de Dieu, roi et chef spirituel de son peuple, sera prêtre et prophète.
Le signe des treize toledot ne nous apprend rien qui ne soit déjà inscrit dans la Bible, mais il attire nos regards sur ce qui est essentiel. Il nous ouvre à une vision spirituelle approfondie, qui vient éclairer des textes dont la lecture trop rapide ne livre que des apparences. Loin de porter laccent sur les grandes figures qui ont fait lhistoire dIsraël, les toledot mettent en lumière linvisible action spirituelle de Dieu, qui au moyen de ce lignage engendre lHomme. Alors que leur sang sest illustré dans la construction de la maison de David, les noms dAbraham, Israël, Juda, et même David, napparaissent pas dans les toledot, mais le signe pointe sur leur héritage spirituel ; alors que son sang nest pas entré dans la maison de David, le nom de Moïse apparaît dans les toledot en seconde place, derrière son aîné car il est le premier chef spirituel du peuple. Afin que nulle chair ne puisse se vanter de lœuvre de Dieu, qui de son souffle engendre lHomme, par la maison de David, pour conduire lHomme en éternité.
Le signe des toledot ne nous enseigne rien de nouveau, pourrait-on dire, puisque la lecture de la Bible quil suggère est parfaitement conforme aux traditions religieuses, juive ou chrétienne. Il pourrait donc, en dernière analyse, nêtre regardé que comme simple détail, sans autre portée que de concourir à lunité de la Bible, comme tous les détails dun chef-dœuvre concourent à ce que dit lensemble. Cest vrai, cest beau, mais le signe dit davantage. Car il pointe sur un messie dont il tait le nom. Ce nest pas une lacune, cest une information, puisque le signe est né après la mort de David et que David est le premier messie nommé par lÉcriture. Ainsi nous apprenons que le roi David nest pas un personnage hors du commun, favorisé par le Ciel au détriment des autres hommes, mais le premier des fils dAdam à illustrer en sy conformant la volonté de Dieu : faire de lHomme, de tout homme, son élu, son messie, son fils, chéri comme un fils unique. Par imitation de David, en vivant dans son héritage spirituel, tout homme de bonne volonté pourra, sans être de son sang, vivre dans la maison de David, et, héritier de ses héritiers, devenir fils de David, devenant ainsi lui-même messie, le bien-aimé, lélu, le fils de Dieu.
Certes, ceci encore a été dit. Mais plus encore contredit, par tant dhommes pour lesquels on ne saurait être élu que dans les droits du sang, pour qui lon ne peut hériter que de la chair. Beaucoup, parmi ceux-là, ont contribué de leur main à forger lÉcriture, nous lavons vu à propos des cinq derniers versets du livre de Ruth. Cest pourquoi le signe devait rester caché à leurs yeux. Et cest pourquoi cette lecture essentielle du projet divin se trouve noyée, sous une forme presque invisible, dans un océan de textes aux développements innombrables. Ainsi, parce quil nattire pas lattention, le signe est préservé des agressions du monde. Et, comme une amande précieuse protégée par le noyau qui lentoure, le patrimoine spirituel de lhumanité, sous la coque dure des textes intangibles, a traversé les siècles jusquà nous.
Reste limmense question posée à la critique. Comment le signe des toledot est-il venu dans la Bible ? On peut certes expliquer par la coïncidence une configuration aussi improbable : les hasards de la nature ont engendré, ailleurs, forme plus improbable encore, le diamant ou la pépite rare. Mais comment rendre compte, sans quitter la nature, du sens qui relie ces formes aux textes de la Bible ? À linverse, on peut tenir que tout est lœuvre dune volonté humaine, que sous le règne de Salomon, par exemple, les derniers rédacteurs de la Bible ont très bien pu mettre en place tous les éléments du signe. Oui. Mais un tel travail dorfèvre suppose une maîtrise de la distribution de toutes les fréquences du mot toledot, simple ou composé. Et la moindre manipulation se voit, car le hasard est la chose naturelle la plus difficile au monde à imiter. Or on ne voit rien. Les distributions dans le signe et en dehors sont homogènes : elles noffensent en rien la nature. Dautre part, comment des rédacteurs aussi attachés aux droits du sang auraient-ils pu singénier à mettre en place dans lÉcriture un signe qui invite si fortement à sen détacher ?
À lissue de cette étude, on en vient à se demander sil est encore possible de croire à la maîtrise totale de lécrivain, du poète, de lartiste, sur leur œuvre, sur leur pensée. Doù vient quun signe aussi puissant ait pu naître à linsu des hommes dans une œuvre humaine ? Le signe des toledot gardera sans doute encore longtemps le mystère de ses sources. Cependant, ce qui compte, avant tout, cest de lire le signe dans les textes sans se tromper. Cest pourquoi il est urgent que nous changions de méthode. À la fin du XIXème siècle, refusant avec raison de se laisser absorber par le fondamentalisme ambiant, lexégèse avait reconnu la multiplicité des sources de la Bible. Le XXème siècle a vécu sur cette distinction devenue classique (sources yahviste, élohiste ), mais son analyse sest arrêtée trop longtemps sur ce qui nest en définitive quune commodité de langage. Les sources de la Bible sont à la fois plus anciennes, plus diverses, et pour la plupart extérieures à Israël, et surtout, cette analyse systématique a ignoré, voire méconnu, les synthèses opérées par Israël à partir de ces sources, synthèses dont nous tenons une preuve évidente avec ce signe des toledot, qui traverse la Bible depuis lintroduction de la Genèse jusquà la conclusion du livre de Ruth. En faisant de lindépendance des sources une sorte de dogme intangible, lanalyse moderne a cloisonné la Bible en éléments disparates, tuant dans lœuf lorganisme vivant soumis à sa vivisection.
Il faut retrouver lunité de la Bible. Le signe des toledot nous invite à en relire les textes avec un regard transformé, à en redécouvrir le contenu : non pas un recueil des premières formes dune spiritualité balbutiante, mais au contraire le résultat subtil dune élaboration multi-séculaire, le terme achevé dun héritage spirituel capital pour lhumanité.
Cest sans doute sous le règne de Salomon quont été fixés par lécriture, les premiers textes, dont la tradition sest perpétuée longtemps par transmission orale. Lexistence dun rouleau de la Torah est attestée pour la première fois lorsque le prêtre et scribe Esdras, au retour de lExil, donne lecture de ce qui fut sans doute lun des plus anciens écrits bibliques (Néhémie 8, 1-3). Ce livre ne pouvait provenir que du règne de Salomon, alors quIsraël vivait au plus haut de son unité spirituelle. Par la suite, et dès la fin de ce règne comme lon sait, la dérive a contaminé la communauté à partir de son chef. Lunité spirituelle sest dégradée, conduisant le royaume dabord à la scission, puis à la déportation, pour deux générations dexil en terre étrangère. Israël na plus jamais retrouvé la vie spirituelle qui lanimait au temps de Salomon. Les formes écrites sont restées figées, et la source scellée, qui jadis abreuvait une communauté vivante. Aujourdhui encore, la source est toujours scellée. De ces textes que nous lisons en les sollicitant, nous ne percevons plus lunité, nous ne pouvons plus les comprendre.
Il nous faut retrouver lesprit de la Bible, nous laisser guider par ses formes naturelles, nous pénétrer de son symbolisme universel. Il nous faut lire ce qui est écrit, comme cest écrit, sans calcul, sans suspicion, mais avec foi. Lire la Bible en vérité ne peut être que dun homme dont la foi est assez sûre pour ne jamais douter que tout, absolument tout dans ce quil perçoit, trouvera, pour peu quil le demande, son sens favorable, vérité de son chemin de vie et témoignage de lamour infini que le Ciel lui porte en révélant son nom.