Les engendrements


Les « toledot »

Le verbe hébreu yalad, « engendrer, enfanter », se rencontre assez communément dans la Bible. Il apparaît environ cinq cents fois, dont cent soixante-dix au livre de la Genèse soit près du tiers des occurrences. Beaucoup moins fréquent que lui, le substantif « engendrement » partage le même sort. Si son singulier, toledah, ne se trouve nulle part, son pluriel, toledot, se rencontre trente-neuf fois, dont treize en Genèse soit à nouveau le tiers des occurrences bibliques. Tenant compte du volume occupé par la Genèse dans la Bible, on peut ainsi observer que le radical exprimant l’idée d’engendrer est près de huit fois plus fréquent dans la Genèse que dans le reste de la Bible. Rien d’étonnant pour un livre qui traite des origines de l’homme et des premiers moments de son histoire. Mais le chercheur qui n’entend pas en rester à ces banalités, doit s’attendre à quelques surprises en poursuivant son étude, dès qu’il va s’intéresser à la manière dont le mot toledot est écrit.

L’écriture d’un mot peut être pleine ou défective, suivant que le scribe a, ou n’a pas, fait figurer les lettres qui en assurent la vocalisation. En écriture pleine, le mot toledot comporte deux fois la lettre waw qui rend compte du son « o », lettre waw que nous représenterons ici par un « W ». Il y a donc, à côté de l’écriture pleine toWledoWt, trois écritures défectives possibles : toWledot et toledoWt, partiellement défectives ; toledot, entièrement défective. Ces quatre formes d’écriture sont toutes les quatre présentes dans la Bible.

Avant d’examiner leur distribution, il convient d’observer que l’écriture d’un mot est parfois modifiée par le préfixe ou le suffixe qu’il est souvent nécessaire d’accoler au mot afin d’en préciser la fonction grammaticale. Pour tenir compte de cette possibilité, nous ne retiendrons dans cette étude que les mots simples, écartant de notre inventaire tous les toledot composés, c’est-à-dire précédés ou suivis d’une ou plusieurs lettres. Les habitudes des scribes, qui peuvent varier, d’une époque à l’autre, seront ainsi seules à pouvoir rendre compte des différences d’écriture du mot toledot, sauf à prétendre que derrière ces variantes se cache une signification particulière, intentionnelle, mais qu’il appartiendrait alors à l’exégète de mettre en évidence, et d’interpréter. Dans l’immédiat, après avoir procédé à cette sélection, on constate que la population initiale des trente-neuf pluriels se réduit à une série de treize toledot simples. Les quatre formes d’écriture possibles y sont présentes toutes les quatre.

Une distribution exceptionnelle

Dans le tableau suivant, on a indiqué, pour chacun des treize toledot :
- son numéro d’ordre dans la Bible, par un repère de 1 à 13 ;
- son écriture, dans laquelle on a souligné la présence du waw ;
- la référence du verset dans lequel on le trouve ;
- le sujet, auquel se rapportent ces engendrements.

    Repère     écriture référence sujet concerné
1 toWledoWt      Genèse 2, 4 les cieux et la terre
2 toWledot Genèse 5, 1 Adam
3 toWledot Genèse 6, 9 Noé
4 toWledot Genèse 10, 1 les fils de Noé : Sém, Cham et Japhet
5 toWledot Genèse 11, 10 Sém (ancêtre des Sémites)
6 toWledot Genèse 11, 27 Térah (père d’Abraham)
7 toledot Genèse 25, 12 Ismaël (fils d’Abraham)
8 toWledot Genèse 25, 19      Isaac (fils d’Abraham)
9 toledoWt Genèse 36, 1 Ésaü, qui est Édom (fils d’Isaac)
10 toledoWt Genèse 36, 9 Ésaü, père des Édomites (fils d’Isaac)
11 toledoWt Genèse 37, 2 Jacob (fils d’Isaac)
12 toWledot Nombres 3, 1 Aaron et Moïse
13 toWledoWt Ruth 4, 18 Pérèç (fils de Juda [fils de Jacob])

La distribution de cette série présente des symétries remarquables :

La succession des 13 éléments se présente ainsi comme la traversée, de part en part, d’un fruit dont l’enveloppe externe est l’écriture pleine (1 et 13), dont le noyau est l’écriture doublement défective (7), et dont la pulpe est faite des 10 éléments d’écriture partiellement défective, soit 5 de part et d’autre du noyau.

Cependant les deux secteurs d’écriture partiellement défective ne sont pas identiques :
— le premier (repères 2 à 6) est entièrement homogène, composé de cinq fois l’écriture défective de première espèce toWledot ;
— le second (repères 8 à 12) fait apparaître une nouvelle symétrie autour de son centre (10), comme une amorce de fruit futur : les trois seules écritures de seconde espèce (9, 10, 11) forment un noyau secondaire, encadré de part et d’autre par une écriture défective de première espèce qui joue pour ce nouveau fruit le rôle de l’enveloppe externe.

On trouvera en annexe une étude statistique de la distribution de ces écritures et de leur arrangement au sein de la série des treize. Leurs fréquences d’emploi dans la série (mot simple) ne sont pas différentes des fréquences d’emploi en dehors de la série (mot composé) ; en revanche, le calcul montre que la probabilité d’obtenir un arrangement aussi singulier est inférieure à un pour trois cent mille, malgré une multitude d’autres arrangements possibles dont les formes banales, sans symétries, n’ont rien de remarquable. La série des 13 toledot représente donc un événement exceptionnel, une coïncidence remarquable, en raison de sa structure particulière faite de symétries et d’inclusions. Or, symétries et inclusions se rencontrent couramment dans les textes bibliques (Un exemple est traité plus loin, sur un passage de Gen 22) où, généralement, elles sont porteuses de sens ; mais le sont-elles ici ?

Voilà peut-être le plus étonnant avec cette série de 13 mots. Tenir compte des sujets concernés par chacun d’eux fait apparaître, nous allons le voir, des intentions significatives, et liées au sens du mot toledot. Les choix de sujets figurant dans cette liste se révèlent eux aussi remarquables. Tout, dans ce tableau, sa forme comme son contenu, tout converge pour écarter l’hypothèse selon laquelle la distribution des écritures du mot toledot ne résulterait que d’habitudes de scribes, sans rapport avec le sens du texte. Au contraire, cette forme exceptionnelle, qui relève d’une coïncidence improbable, est en même temps porteuse de sens. Nous tenterons, avant de conclure, d’interpréter cette « coïncidence suggestive », mais voyons déjà en quoi et comment elle nous conduit au sens, et ce qu’elle nous suggère.

Les engendrements de David ?

En première hypothèse, on peut considérer la série des treize toledot comme liée à la généalogie du personnage central de la Bible : le roi David. En effet, la série commence avec les engendrements d’Adam, au début de la Genèse, et s’achève à la fin du livre de Ruth, avec ceux de Pérèç, fils de Juda et ancêtre de David. Le verset en référence (13), dernier du tableau, est le premier d’une série de cinq versets qui constituent la conclusion du livre de Ruth :

Et ce sont les engendrements de Pérèç : Pérèç engendra Hèçron ;Hèçron engendra Ram ; Ram engendra Amminadab ;Amminadab engendra Nahshon ; Nahshon engendra Salmah ;Salmon engendra Boaz ; Boaz engendra Obèd ;Obèd engendra Jessé ; Jessé engendra David.
(Ruth 4, 18-22)
Ces cinq versets sont généralement considérés par les critiques comme un ajout au livre de Ruth. On peut en effet les supprimer sans dommage pour l’unité du livre, qui s’achève sur la naissance d’un fils longtemps désiré, pour Ruth, la Moabite restée veuve sans avoir pu donner de descendance à sa belle-mère, Noémi, dont les deux fils étaient morts. On se souvient comment Boaz racheta l’héritage de Noémi en épousant Ruth, et combien cette union, bénie par Yhwh à l’invocation de toute la communauté (Ruth 4, 11), se révéla rapidement féconde, avec la naissance de Obèd :
Les voisines proclamèrent un nom pour lui, disant : “ Un fils est né à Noémi !  ” Et elles proclamèrent son nom : Obèd. C’est lui le père de Jessé, père de David.
(Ruth 4, 17)
Par ce livre, qui aurait pu s’achever sur ces mots, nous savons que Boaz est l’ancêtre de David. Mais à défaut des cinq versets qui le complètent, nous ignorerions tout de l’ascendance de David avant Boaz, car le nom de Salmon, père de Boaz et descendant de Pérèç selon ces cinq versets, ce nom ne figure nulle part ailleurs dans la Bible, si ce n’est au livre des Chroniques, de composition beaucoup plus tardive et qui reprend probablement l’information du livre de Ruth. Il apparaît donc que la dernière référence des treize toledot, soulignée par le poids de l’écriture pleine qui ouvre et ferme la série, n’a pas d’autre but que de raccorder, par un lignage ininterrompu, la naissance de David à la descendance d’Abraham, Isaac et Jacob, par Juda et Pérèç. Le treizième toledot fait de David le descendant d’Abraham, le fils héritier du premier dépositaire de la promesse divine.

Nouveau langage du signe

Cependant, le nom d’Abraham ne figure pas dans cette liste, si ce n’est de manière indirecte par les engendrements de son père, Térah. Absence étonnante du père de la foi sur qui repose toute la construction biblique, absence troublante s’il s’agit d’une généalogie que l’on aimerait exemplaire. Par ailleurs, l’examen des sujets concernés par les 13 toledot révèle d’autres anomalies, plus troublantes encore : Ismaël, Ésaü, Aaron et Moïse, bien que tous descendants d’Abraham, ne sont pas ancêtres de David. Pourquoi figurent-ils dans cette liste ? Quoiqu’il ne fasse aucun doute que le signe, en dernière analyse, pointe sur le roi David, on en vient à se demander s’il a bien le sens d’une généalogie, même réduite aux noms de ses personnages principaux. Les sujets des 13 toledot ne seraient-ils que des noms bibliques sans rapport entre eux ?

Interpréter exige patience, humilité, oubli de nos savoirs. Pour comprendre les anomalies de cette suite, il nous faut lire le signe tel que nous l’avons trouvé dans l’Écriture, selon sa logique de construction naturelle en symétries et inclusions, et donc renoncer à le lire comme la suite linéaire suggérée par la trop suggestive lignée des générations que nous a léguée l’Histoire. C’est la conjonction de plusieurs anomalies qui fait signe. Où se trouvent les anomalies ? Le premier des noms étrangers à la lignée de David est Ismaël. Il occupe le centre (7), pour le seul toledot d’écriture totalement défective. La rupture marquée avec ce qui l’entoure de ce toledot démuni, privé de ses attributs les deux waw qui signent la plénitude des engendrements —, est aussi une anomalie, comme le noyau est une anomalie au centre du fruit pour l’homme qui en mange la pulpe sans discernement. L’étrangeté du contenu de ce noyau est l’indice d’une évolution dans la reproduction génétique, d’un changement dont nous allons bientôt voir la nature.

Nous avions aussi remarqué un noyau secondaire en (10) : il est occupé par Ésaü, autre nom étranger à la lignée, mais signé d’un toledot en rupture moins brutale avec son environnement que ne l’est le noyau principal. Enfin, par symétrie autour de ce noyau principal, un deuxième noyau secondaire devrait exister en (4). Il n’est pas visible, car homogène avec son environnement : tout est de même écriture. Mais le sujet concerné par ce « noyau » présente bien une anomalie, très visible au contraire : sont cités, à côté de Sém, les noms de Cham et Japhet qui ne sont pas ancêtres de David. Puis, comme pour rectifier cette indication propre à troubler l’observateur — un seul nom ? ou plusieurs ? —, le toledot suivant confirme : un seul nom, le premier. Ainsi s’établit, dans ce premier tercet (3, 4, 5) délimité par les engendrements de Noé à Sém, la règle de l’héritage au fils aîné, règle munie en son noyau d’une inclusion, d’une ouverture possible sur d’autres fils. Au second tercet (9, 10, 11), celui-là bien distinct de son environnement, nous retrouvons un nom répété (Ésaü), symétrique par rapport au centre principal du nom répété au premier tercet (Sém). Le sens en sera peut-être différent, mais le toledot de ce centre secondaire indique, comme au centre principal, un changement dans l’évolution des engendrements, une rupture, à l’image de la singularité du toledot (7) (Ismaël). Cette rupture vaut à la fois pour le signe et pour l’événement correspondant retenu par l’Histoire : ce n’est pas le fils aîné d’Abraham qui héritera de la promesse, mais Isaac, un autre de ses fils. Un pas d’évolution, un pas décisif, est franchi par les engendrements.

Genèse spirituelle

On est un peu surpris de voir figurer, parmi les noms cités, Noé et Adam, qu’il n’est nul besoin de mentionner dans une généalogie puisque tout homme descend nécessairement de ces patriarches. Plus étonnant encore, le premier toledot, qui partage avec le treizième l’exclusivité de l’écriture pleine, s’ouvre sur la création des cieux et de la terre. Pourquoi une telle solennité ? Pourquoi faut-il que le lignage de David s’enracine aussi loin en amont, jusqu’aux origines de la création ?

Relisons la Genèse. Le premier homme (le adam) fut créé par Élohim, Dieu (le Ciel) modelant la adamah, l’argile (la Terre), et lui insufflant la vie (Gen 2, 7). N’est-ce pas là ce sur quoi la liste des toledot attire notre attention ? Elle nous présente un Adam non pas créé, mais issu des « engendrements » du Ciel et de la Terre. Elle nous dit que la création de l’Homme est un engendrement. En même temps, la notion d’engendrement s’élargit : ce ne sont pas les hommes qui engendrent pour se perpétuer, c’est Dieu qui engendre l’Homme, qui conduit l’évolution de l’Homme depuis les origines de la création, pour l’accomplissement d’un plan divin.

Au début, la correspondance entre les toledot et l’histoire biblique semble aller de soi. Jusqu’à cette position clef, au centre du dispositif, où l’on attendait Abraham, entre Térah, son père, et Isaac, son fils, et où surgit Ismaël. Ismaël est bien l’aîné, en effet, le premier fils d’Abraham, précédant de treize ans le second, Isaac, lui l’ancêtre de David. Mais cette symétrie Térah/Isaac autour de son nom dit clairement que l’intrusion d’Ismaël n’est pas un accident ou une erreur. L’Écriture nous fait signe : « Je sais parfaitement qui est le fils aîné, mais ce n’est pas lui que je choisis ». Changement considérable dans la règle de transmission : à partir d’Abraham, l’héritage à quoi nous devons être attentifs n’est plus un patrimoine génétique transmis par le père, mais, comme nous allons le voir, une promesse divine reçue par le fils.

Notons d’abord que ce changement d’orientation ne brime pas le fils aîné, car Ismaël, comme Isaac, sera le père d’un peuple nombreux, conformément à la promesse divine (Gen 17, 20). Toutefois, une bénédiction particulière est accordée à celui des fils d’Abraham qui s’engage dans le sacrifice de son père, qui le suit sans craindre pour sa vie (et ils allaient tous deux ensemble - Genèse 22, 6 et 8) quand on fait appel à sa foi : “ Mon fils, c’est Dieu qui pourvoira au sacrifice ”. Dieu choisit ainsi et scelle alliance avec celui qui accepte d’être fils, de recevoir en conscience, et non plus de façon mécanique, l’héritage spirituel de son père, et non plus seulement l’héritage matériel. Ce point capital, encore difficile à distinguer dans cette première mutation, se voit confirmé par les trois seuls toledoWt de la série (9, 10 et 11) qui suivent le nom d’Isaac et qui concernent ses fils. Le nom d’Ésaü, le fils aîné, est d’abord cité deux fois, comme pour affirmer que c’est bien lui l’héritier légitime de la promesse, et après lui les Édomites, ses descendants selon la loi génétique, leur nom installé au cœur de ce tercet, au centre du noyau ; puis le nom de Jacob, en troisième position, vient le supplanter, lui et ses descendants, dans les conditions que l’on sait. Car en méprisant son droit d’aînesse devant son frère Jacob, Ésaü laissait entendre qu’il n’était pas prêt, spirituellement, à recevoir de son père l’héritage de la promesse.

Genèse d’un messie

Isaac et Jacob illustrent l’un et l’autre la « supplantation » du frère aîné par le frère puîné. Dès la génération suivante, la règle de l’héritage par le fils aîné s’estompe encore : Juda, l’ancêtre de David, est le quatrième fils de Jacob ; son nom ne figure même plus dans la liste des toledot. Puis, avec l’héritier de Juda, la règle disparaît dans un parfum de scandale : Pérèç, que la liste des toledot éclaire de son dernier feu en direction de David, est le quatrième fils de Juda, né de sa belle-fille Tamar, veuve sans enfants qui se fit passer pour une prostituée auprès de son beau-père pour en obtenir une descendance. La loi du fils aîné n’est donc plus là désormais que pour la figuration. Qu’elle soit invoquée implicitement par les rédacteurs des cinq derniers versets du livre de Ruth montre assez que leur génération n’avait pas encore assimilé cette évolution vers le spirituel ; que leurs efforts pour raccorder Boaz à Juda, au moyen d’un hypothétique Salmon ou Salmah, accréditent fortement la thèse d’un ajout de ces versets au livre de Ruth ; mais que, paradoxalement, c’est leur volonté de perpétuer dans l’Écriture les droits du sang qui aura fait naître à leur insu le signe des toledot !

Cependant la question demeure : Qui hérite de la promesse divine ? Qui choisit l’héritier, et sur quel critère ?

Le livre de Samuel, dans une page célèbre, nous apprend que le prophète fut envoyé par Yhwh auprès de Jessé pour oindre le futur roi d’Israël. Jessé avait sept fils tous candidats à l’onction messianique. Mais Yhwh ne choisit aucun d’eux. On envoya chercher le huitième fils, qui faisait paître les brebis. Il vint. Yhwh dit à Samuel : “ C’est lui ! ”. Alors, nous dit l’Écriture :

Samuel prit la corne d’huile, et lui fit l’onction au milieu de ses frères. L’esprit de Yhwh saisit David à partir de ce jour, et par la suite.
(1 Samuel 16, 13)
C’est dans ce verset que le nom de David apparaît pour la première fois dans la Bible. Aucune annonce antérieure. La Torah ignore entièrement le nom de David : rien ne nous prépare à ce qu’il devienne le roi d’Israël. Au contraire, il succèdera au roi Saül, descendant d’un autre des fils de Jacob, et l’on pouvait croire, en ce temps-là, que l’héritage d’Abraham resterait dans la tribu de Benjamin. Yhwh, pourtant, a choisi David, de la tribu de Juda. Mais les choix de Dieu ne sont pas arbitraires. L’Écriture nous en donne les raisons. Quand il récuse les fils de Jessé, Yhwh dit à Samuel :
Non ! Pas ce que les hommes voient !
Car les hommes regardent ce que voient leurs yeux, mais Yhwh regarde le cœur.

(1 Samuel 16, 7b)

Peu importent les apparences. Peu importe la belle prestance des candidats, ou leurs titres. Pour Dieu, ce sont les qualités du cœur qui comptent, et non les droits du sang. Le roi d’Israël est d’abord l’élu de Dieu. Quel que soit son nom, quels que soient ses ascendants, il est élu messie pour être guide spirituel du peuple de Dieu. Aujourd’hui, son nom est David. Il est certes fils d’Abraham, Isaac et Jacob, mais il est surtout leur héritier spirituel. En quoi est-il fils spirituel d’Israël ? et de Juda ?

Un messie prêtre, prophète et roi

Le plus grand sujet d’étonnement, dans cette liste des toledot, est à coup sûr d’y voir figurer, en position (12), les noms accolés d’Aaron et de Moïse. Ils sont certes descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais ne sont ni l’un ni l’autre ancêtre de David. Ils sont descendants de Lévy, troisième fils de Jacob, tandis que l’héritier ancêtre de David est Juda, quatrième fils de Jacob, dont le nom ne figure pas dans la liste. Ce qui nous est suggéré par là, est peut-être que David est l’héritier spirituel de Juda, beaucoup plus que son héritier génétique. En effet, c’est ainsi, souvenons-nous, que nous a été présentée la filiation spirituelle à Abraham : absence du nom d’Abraham mais présence des noms de son père (Térah) et de son fils héritier (Isaac) autour d’un nom hors lignage. On observe parallèlement : absence du nom de Juda mais présence des noms de son père (Jacob) et de son fils héritier (Pérèç) autour d’un nom hors lignage. Le signe des toledot nous invite donc à rechercher quel testament spirituel a été reçu par Juda de son père Jacob, transmis à son fils Pérèç, et neuf générations plus tard, reçu par David.

Comment, et pourquoi, Juda est-il devenu l’héritier spirituel de Jacob ? À la fin du livre de la Genèse, le testament de Jacob à ses douze fils nous livre le secret de cet engendrement capital :

…Écoutez, fils de Jacob ! écoutez Israël votre père !
[…]
Lionceau de lion, Juda ! La proie, mon fils, t’a exalté.
Il s’abaisse, il se couche comme un lion ; et comme un léopard, qui le fera lever ?
Le sceptre ne s’éloignera pas de Juda, ni le bâton de souverain d’entre ses pieds…

(Gen 49, 2 & 9-10)
En cet instant, ce n’est plus Jacob qui parle, mais Israël, c’est-à-dire Jacob après son combat nocturne au gué du Yabboq, quand l’envoyé divin qui l’affronte toute la nuit lui dit :
On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu, et tu t’es montré capable.
(Gen 32, 28)
C’est donc un Jacob revêtu de la force de Dieu, qui livre son héritage spirituel à Juda ; Juda, le seul de ses fils auquel il dise, au singulier, “ mon fils ”. Juda reçoit alors la promesse de la royauté, qui va se transmettre jusqu’à David, et surtout le secret de la force spirituelle de son père, Israël : l’humilité de l’homme qui accepte de tout recevoir de son père, et donc de tout lui demander. Le droit du fils aîné est maintenant devenu très secondaire : l’héritage est spirituel, c’est l’héritage du “ Lion de Juda ”. Il en sera ainsi pendant plusieurs siècles, jusqu’à la sortie d’Égypte, avec Moïse et Aaron.

Pour sceller le changement majeur que représentent les quarante années de l’Exode dans la vie spirituelle des fils d’Israël, les noms d’Aaron et Moïse figurent dans la liste sous le signe du dernier des sept toWledot (12). Son écriture défective de première espèce répond symétriquement à celle, identique, qui marque Isaac, premier héritier à rompre avec l’ancienne loi des patriarches, une loi caractérisée par ce même signe (de 2 à 6). La volonté divine de conduire ce lignage jusqu’à un chef spirituel pour le peuple de Dieu, ainsi que la vocation de ce chef, sont révélées, ici, dans les vocations exceptionnelles d’Aaron et de Moïse. Héritier du premier des prêtres et du plus grand des prophètes, le Messie, Élu de Dieu, roi et chef spirituel de son peuple, sera prêtre et prophète.

*

Un signe parmi les signes ?

Le signe des treize toledot ne nous apprend rien qui ne soit déjà inscrit dans la Bible, mais il attire nos regards sur ce qui est essentiel. Il nous ouvre à une vision spirituelle approfondie, qui vient éclairer des textes dont la lecture trop rapide ne livre que des apparences. Loin de porter l’accent sur les grandes figures qui ont fait l’histoire d’Israël, les toledot mettent en lumière l’invisible action spirituelle de Dieu, qui au moyen de ce lignage engendre l’Homme. Alors que leur sang s’est illustré dans la construction de la maison de David, les noms d’Abraham, Israël, Juda, et même David, n’apparaissent pas dans les toledot, mais le signe pointe sur leur héritage spirituel ; alors que son sang n’est pas entré dans la maison de David, le nom de Moïse apparaît dans les toledot — en seconde place, derrière son aîné — car il est le premier chef spirituel du peuple. Afin que nulle chair ne puisse se vanter de l’œuvre de Dieu, qui de son souffle engendre l’Homme, par la maison de David, pour conduire l’Homme en éternité.

Le signe des toledot ne nous enseigne rien de nouveau, pourrait-on dire, puisque la lecture de la Bible qu’il suggère est parfaitement conforme aux traditions religieuses, juive ou chrétienne. Il pourrait donc, en dernière analyse, n’être regardé que comme simple détail, sans autre portée que de concourir à l’unité de la Bible, comme tous les détails d’un chef-d’œuvre concourent à ce que dit l’ensemble. C’est vrai, c’est beau, mais le signe dit davantage. Car il pointe sur un messie dont il tait le nom. Ce n’est pas une lacune, c’est une information, puisque le signe est né après la mort de David et que David est le premier messie nommé par l’Écriture. Ainsi nous apprenons que le roi David n’est pas un personnage hors du commun, favorisé par le Ciel au détriment des autres hommes, mais le premier des fils d’Adam à illustrer en s’y conformant la volonté de Dieu : faire de l’Homme, de tout homme, son élu, son messie, son fils, chéri comme un fils unique. Par imitation de David, en vivant dans son héritage spirituel, tout homme de bonne volonté pourra, sans être de son sang, vivre dans la maison de David, et, héritier de ses héritiers, devenir fils de David, devenant ainsi lui-même messie, le bien-aimé, l’élu, le fils de Dieu.

Certes, ceci encore a été dit. Mais plus encore contredit, par tant d’hommes pour lesquels on ne saurait être élu que dans les droits du sang, pour qui l’on ne peut hériter que de la chair. Beaucoup, parmi ceux-là, ont contribué de leur main à forger l’Écriture, nous l’avons vu à propos des cinq derniers versets du livre de Ruth. C’est pourquoi le signe devait rester caché à leurs yeux. Et c’est pourquoi cette lecture essentielle du projet divin se trouve noyée, sous une forme presque invisible, dans un océan de textes aux développements innombrables. Ainsi, parce qu’il n’attire pas l’attention, le signe est préservé des agressions du monde. Et, comme une amande précieuse protégée par le noyau qui l’entoure, le patrimoine spirituel de l’humanité, sous la coque dure des textes intangibles, a traversé les siècles jusqu’à nous.

*

Relire la Bible

Reste l’immense question posée à la critique. Comment le signe des toledot est-il venu dans la Bible ? On peut certes expliquer par la coïncidence une configuration aussi improbable : les hasards de la nature ont engendré, ailleurs, forme plus improbable encore, le diamant ou la pépite rare. Mais comment rendre compte, sans quitter la nature, du sens qui relie ces formes aux textes de la Bible ? À l’inverse, on peut tenir que tout est l’œuvre d’une volonté humaine, que sous le règne de Salomon, par exemple, les derniers rédacteurs de la Bible ont très bien pu mettre en place tous les éléments du signe. Oui. Mais un tel travail d’orfèvre suppose une maîtrise de la distribution de toutes les fréquences du mot toledot, simple ou composé. Et la moindre manipulation se voit, car le hasard est la chose naturelle la plus difficile au monde à imiter. Or on ne voit rien. Les distributions dans le signe et en dehors sont homogènes : elles n’offensent en rien la nature. D’autre part, comment des rédacteurs aussi attachés aux droits du sang auraient-ils pu s’ingénier à mettre en place dans l’Écriture un signe qui invite si fortement à s’en détacher ?

À l’issue de cette étude, on en vient à se demander s’il est encore possible de croire à la maîtrise totale de l’écrivain, du poète, de l’artiste, sur leur œuvre, sur leur pensée. D’où vient qu’un signe aussi puissant ait pu naître à l’insu des hommes dans une œuvre humaine ? Le signe des toledot gardera sans doute encore longtemps le mystère de ses sources. Cependant, ce qui compte, avant tout, c’est de lire le signe dans les textes sans se tromper. C’est pourquoi il est urgent que nous changions de méthode. À la fin du XIXème siècle, refusant avec raison de se laisser absorber par le fondamentalisme ambiant, l’exégèse avait reconnu la multiplicité des sources de la Bible. Le XXème siècle a vécu sur cette distinction devenue classique (sources yahviste, élohiste…), mais son analyse s’est arrêtée trop longtemps sur ce qui n’est en définitive qu’une commodité de langage. Les sources de la Bible sont à la fois plus anciennes, plus diverses, et pour la plupart extérieures à Israël, et surtout, cette analyse systématique a ignoré, voire méconnu, les synthèses opérées par Israël à partir de ces sources, synthèses dont nous tenons une preuve évidente avec ce signe des toledot, qui traverse la Bible depuis l’introduction de la Genèse jusqu’à la conclusion du livre de Ruth. En faisant de l’indépendance des sources une sorte de dogme intangible, l’analyse moderne a cloisonné la Bible en éléments disparates, tuant dans l’œuf l’organisme vivant soumis à sa vivisection.

Il faut retrouver l’unité de la Bible. Le signe des toledot nous invite à en relire les textes avec un regard transformé, à en redécouvrir le contenu : non pas un recueil des premières formes d’une spiritualité balbutiante, mais au contraire le résultat subtil d’une élaboration multi-séculaire, le terme achevé d’un héritage spirituel capital pour l’humanité.

C’est sans doute sous le règne de Salomon qu’ont été fixés par l’écriture, les premiers textes, dont la tradition s’est perpétuée longtemps par transmission orale. L’existence d’un rouleau de la Torah est attestée pour la première fois lorsque le prêtre et scribe Esdras, au retour de l’Exil, donne lecture de ce qui fut sans doute l’un des plus anciens écrits bibliques (Néhémie 8, 1-3). Ce livre ne pouvait provenir que du règne de Salomon, alors qu’Israël vivait au plus haut de son unité spirituelle. Par la suite, et dès la fin de ce règne comme l’on sait, la dérive a contaminé la communauté à partir de son chef. L’unité spirituelle s’est dégradée, conduisant le royaume d’abord à la scission, puis à la déportation, pour deux générations d’exil en terre étrangère. Israël n’a plus jamais retrouvé la vie spirituelle qui l’animait au temps de Salomon. Les formes écrites sont restées figées, et la source scellée, qui jadis abreuvait une communauté vivante. Aujourd’hui encore, la source est toujours scellée. De ces textes que nous lisons en les sollicitant, nous ne percevons plus l’unité, nous ne pouvons plus les comprendre.

Il nous faut retrouver l’esprit de la Bible, nous laisser guider par ses formes naturelles, nous pénétrer de son symbolisme universel. Il nous faut lire ce qui est écrit, comme c’est écrit, sans calcul, sans suspicion, mais avec foi. Lire la Bible en vérité ne peut être que d’un homme dont la foi est assez sûre pour ne jamais douter que tout, absolument tout dans ce qu’il perçoit, trouvera, pour peu qu’il le demande, son sens favorable, vérité de son chemin de vie et témoignage de l’amour infini que le Ciel lui porte en révélant son nom.




HebraScriptur - Septembre 2004




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