Aux versets 1, 6, 1, 13 et 2, 1, nous trouvons trois fois la même incise qui ouvre le verset : wayehi hayyom, Et il y eut le « jour » . Les malheurs de Job surviennent au second de ces « jours » et ils sont suivis, dans le récit, par lulcère dont il est frappé au troisième « jour ». Le lecteur occidental en déduit, consciemment ou non, que ces trois « jours » se succèdent eux aussi, dans le temps. Pas tout à fait. Ce sont trois éclairages différents de la même journée, du même temps de la vie spirituelle, et ce temps est celui du Jugement, du Jour de colère.
Pour nous en convaincre, observons la première et la dernière de ces trois incises. Elles nous disent toutes les deux quil sagit de ce jour où les fils des élohim viennent se présenter devant YHWH. La répétition confirme et verrouille le sens : cest bien le jour du Jugement. La seconde incise est incluse entre les deux autres forme sémitique fréquente dans la Bible pour nous dire que ce second « jour » nest rien dautre que laspect visible de ce qui se passe à la cour céleste, de manière invisible pour nous.
Le récit cependant ne cesse dalterner entre le ciel et la terre. Le prologue (versets 1 à 5) se situe sur terre; le premier « jour » (6 à 12) nous ouvre aux secrets de la cour céleste ; le second (13 à 22) braque à nouveau les projecteurs sur notre monde ; au chapitre 2, le troisième « jour » (1 à 7) nous ramène à la cour céleste, et le chapitre sachève par un dernier retour sur terre (7 à 13). Cette symétrie parfaite sarticule autour du second « jour », véritable amande entourée de son noyau et de ses enveloppes, qui ne livrera les secrets de sa substance, pour notre nourriture spirituelle, quaprès que nous ayons franchi les obstacles qui lentourent. Entendez par là : nous ne pourrons comprendre le pourquoi des catastrophes frappant Job, quaprès avoir minutieusement décortiqué les couches qui enveloppent cette partie centrale du récit, en particulier les deux coques du noyau dur constituées par le premier et le troisième « jours ». Ce sont les deux passages se situant à la cour céleste, les seuls où figure le nom de Satan.
La présence systématique de larticle défini devant tous les emplois du nom de Satan, démontre la volonté du narrateur de ne pas nous laisser considérer Satan comme une personne ou un personnage ; le satan figure ici l« adversité » ou les « forces adverses », conformément au sens de la racine du mot. Il est encore trop tôt pour se prononcer sur lorigine de cette adversité, mais il est possible de la comparer, pour linstant et du seul point de vue de la grammaire, à la divinité, ha-élohim, mot précédé lui aussi de larticle défini. On veut ici souligner la différence entre ces réalités dépendantes qui sont désignées par un nom commun, et des personnes ou des personnages autonomes tels que Élohim, YHWH ou Job, qui sont désignés par des noms propres sans article.
À quatre reprises, pourtant, le narrateur fait parler cette adversité . Parler est réservé aux hommes et à Dieu. Dans ce livre, YHWH parle, Job, sa femme, ses amis (plus tard), les serviteurs témoins, tous parlent. Mais les élohim ne parlent pas. Aussi, pour confirmer que le Satan nest pas une personne, le narrateur, à quatre reprises, avant chaque intervention du Satan, prend la précaution de nous dire : le Satan répond à YHWH . Cette répétition à lallure puérile est en vérité une sérieuse mise en garde ; elle nous confirme que cette histoire est une parabole, un conte, une fable, où lon fait parler les animaux ou les choses par artifice littéraire. Comme au chapitre 3 de la Genèse, quand le serpent parle à Ève. Ainsi, pas plus que le serpent le Satan nest une personne.
Trois détails, mais trois détails importants, vont nous permettre de mieux cerner lorigine de ce Satan, de cette Adversité. Dans les trois cas, il sagit dune différence entre la première et la seconde entrevue de YHWH avec le Satan.
Tout se passe donc comme si le Satan était une force ou un esprit créé par Dieu, doué dune certaine autonomie mais sous contrôle divin. Force ou esprit créé et mis au monde des mortels pour une mission divine au sinistre visage, sorti des faces de YHWH, le Satan, en quelque sorte, en est la face obscure.
Conséquence significative de cette découverte, il nous faut relire au moins le premier des deux dialogues, en nous disant que nous nassistons pas à un affrontement entre le bien et le mal conduit par deux adversaires autonomes (cest lerreur manichéenne), mais à une délibération interne à YHWH.
Comment croire, devant une telle série de malheurs, que Dieu aime Job ?
Observons tout dabord que personne, ni le lecteur ni Job, na le moindre doute sur lorigine de ces malheurs. Le texte ne permet aucune échappatoire. Notre esprit, toujours prompt à juger, à chercher des coupables pour les punir, serait peut-être tenté daccuser des tiers, par exemple ces peuples de Sheba ou de Kasdim venus massacrer troupeaux et serviteurs de Job. Mais la concertation entre YHWH et le Satan ne laisse place à aucune autre hypothèse, et comme pour prévenir toute objection, les deux autres causes un feu dÉlohim et un vent puissant ne peuvent que venir du ciel ; les unes comme les autres ont toutes été permises par YHWH. Cest pourquoi Job, qui pourtant ignore tout des préparatifs célestes, naccuse personne, et faisant preuve dune foi admirable, accueille ces malheurs comme dons de Dieu en bénissant YHWH. A-t-il déjà compris que Dieu est venu le guérir de son infirmité spirituelle ? Quoi quil en soit, même sil ignore les raisons de son infortune, il affirme que Dieu a agi pour son bien. Sa foi est grande ; Job est sûr que Dieu laime.
Nous avons sur Job lavantage de pouvoir scruter les profondeurs de la pensée divine en écoutant la conversation de YHWH avec le Satan, sans perdre de vue quil sagit dune réflexion unique exposée à deux voix. Au début de chacune de ces deux conversations, YHWH émet une appréciation sur Job, disant quil est intègre et droit, craignant Dieu et sécartant du mal . Il reprend ainsi les termes du narrateur, mais en transformant linfirmité de Job il craint le malheur en une qualité « il sécarte des mauvaises actions ». On peut comprendre que ce discours sadresse au Satan, lequel na pas à savoir pourquoi YHWH va le laisser faire son travail destructeur. Cest déjà lindice que YHWH, loin de sintéresser à lAdversaire, prend le parti de Job. Mais sachant que ce dialogue nest quune mise en scène, nous découvrons maintenant que cest à nous, lecteurs, que cette présentation est destinée. Elle nous dit que Dieu na pas à se justifier devant nous des raisons pour lesquelles il agit ainsi envers Job : cette affaire est entre Dieu et lui. Comme dit le Satan, Dieu couvre Job, et il le couvre dans son infirmité spirituelle comme en tout le reste, de tout son amour, de toute sa tendresse, prenant même le risque dêtre perçu par nous comme un Dieu arbitraire. Peu importe ce que nous en pensons : ce qui compte, cest le salut de Job et non la réputation de Dieu.
Dieu veut donc guérir Job. Nous qui trouvons si légitime de craindre le malheur, nous préférerions sans doute rester affecté par ce genre de maladie plutôt que daccepter un remède aussi éprouvant. Cest que nous navons pas, comme Job, ce désir immense de nous rapprocher de Dieu. Il tient à son intégrité, dit Yhwh au Satan (Jb 2, 3b), et les réactions de Job bénissant Dieu, nous disent à quel point il accepte et adhère à ce traitement.
Mais connaissait-il son mal ? et va-t-il en guérir, ce qui suppose au moins quil en devienne conscient ?
Il est certain que Job ne connaissait pas son mal. En offrant des sacrifices pour ses fils, il croyait bien faire. Pourtant, ses invocations répétées, même mal dirigées, témoignaient de son désir de se rapprocher de Dieu. Il avait ouvert sa porte. Dieu est entré et lui a révélé son péché. Job le dira, à la fin de sa longue plainte du chapitre 3 : Cest la peur dont javais peur qui mest advenue ; ce que je redoutais mest arrivé (Jb 3, 25). Et Job fait pénitence : il déchire son manteau, se rase la tête, se jette à terre (Jb 1, 20) ; il est prostré dans la cendre (Jb 2, 8).
Lépreuve a guéri Job de son infirmité. Cest ce quil nous dit lorsquil rétorque à sa femme que nous devons accueillir le mauvais comme le bon : lun et lautre sont dons de Dieu. Cependant, lhistoire ne sarrête pas sur cette belle leçon. La guérison de Job ne pouvait pas rester acquise à ses frais, car dans ce cas nous aurions bien des raisons de continuer à craindre le malheur! Cest pourquoi, signe définitif de lamour divin, et signe que les dons de Dieu sont sans repentance, à la fin du livre, Job est rétabli dans sa famille, dans tous ses biens et même au-delà.
Dieu est avec nous, même quand nous devons souffrir pour guérir de nos maux, et plus encore en ces instants dépreuve et de douleur. Un signe imperceptible dans le texte nous confirme cette présence aimante. Lorsquau premier « jour » les fils des élohim viennent pour se présenter devant YHWH, le Satan est au milieu deux . Pourtant, ce nest quau verset suivant que le Satan est créé, quil sort du néant. En cet instant, cest donc le projet de YHWH qui se cache derrière le Satan : cest YHWH qui est au milieu deux. Au troisième « jour », le Satan est toujours au milieu deux , mais il est maintenant distinct de YHWH. Cest pourquoi le mot betokham, « au milieu deux », est écrit de manière défective, fait unique dans toute la Bible, sans la lettre waw. Vous ne laviez pas reconnu sous cet habit si peu flatteur. Cétait pourtant lui, YHWH, au milieu deux, comme en Exode au désert, où pendant quarante ans il les a entourés de sa tendresse dans lépreuve.
Mais le voisinage de Satan aura toujours pour nous lodeur du soufre. Refusant de chercher Dieu derrière le mal qui nous frappe, nous préférons refuser le mal et y voir des coupables : nous rejetons Dieu, nous maudissons lhomme. Lattitude de Job est une forte leçon de foi. Tenté de maudire Dieu, il reste inébranlable. Il ne comprend rien à ce qui lui arrive, il ne sait pas encore pourquoi Dieu agit ainsi envers lui, il en souffre, mais il naccuse aucun démon ni personne dêtre responsable de ses malheurs. Pour lui, qui ne sait rien de lintervention du Satan, tout cela vient de Dieu. Il a raison. Et nous devons penser comme lui. LAdversaire nest pas un principe du mal indépendant de Dieu (erreur manichéenne) mais une créature qui ne peut rien faire sans la permission divine. Tout cela vient de Dieu, et Job le bénit. Car Job est sûr que Dieu laime. C'est la foi.
Cet enseignement, sur la façon dont Dieu nous fait avancer vers la vie éternelle en se servant de lAdversaire, nest acceptable que si notre foi est forte, aussi forte que celle de Job, pour croire que Dieu nous aime en agissant ainsi, que cest en vue dun bien ultime que nous souffrons. On peut, comme Job, protester, gémir, voire haïr Dieu pour cela, on peut renoncer à comprendre comme il semble le faire, mais on ne peut jamais se satisfaire de cette fausse explication que serait larbitraire de laction divine. Job sy refuse : il sait que Dieu agit par amour pour lui. Attribuer à Dieu des intentions arbitraires (Job 1, 22) est un manque de foi, qui parie sur une action divine non ordonnée à son amour pour les hommes. Non. Toute action de Dieu est ordonnée au bien de lhomme : elle a pour seul but de le conduire vers la félicité de la vie éternelle.