Le Livre de Job nous ouvre à une sagesse venue dailleurs. Une sagesse dOrient qui nest pas juive, et que les fils dIsraël, faisant preuve en cela dune ouverture desprit surprenante, ont intégrée à leur propre sagesse.
Surprenante, en effet, une telle ouverture desprit de la part dun peuple si averti de ne pas se mêler aux autres peuples, et auquel le Dieu dIsraël reproche si souvent de sêtre laissé séduire par les « dieux étrangers ». Si les premières pages du livre (avec les dernières) datent bien, comme beaucoup le pensent, de lépoque du roi Salomon, on peut se demander si les imprudences venues par cette ouverture ne sont pas à lorigine de la dérive religieuse observée à partir de cette époque ; le culte des idoles auquel sest livré le roi à la fin de sa vie fut sans doute le prélude au déclin de la vie spirituelle en Israël, qui conduisit le peuple, en deux ou trois siècles, de la scission du royaume aux invasions ennemies, et jusquà la déportation totale.
Et pourtant, cest avec Salomon que la sagesse dIsraël culmine comme un fruit mûr, avant sa décomposition. Le livre de Job tient une place de choix dans cette maturité. Cest lui, en effet, et le seul, qui aborde de front le problème des forces du mal. Il contient quatorze fois le nom de Satan, sur un total de vingt-sept dans toute la Bible ; cest dire à quel point il est le lieu choisi pour étudier les agissements du Mauvais. Mais sil est indispensable à la sagesse de comprendre, pour dominer les forces du mal, comment celles-ci agissent, nous avons appris, avec Adam et Ève, quel risque on court à se laisser approcher sans précautions par le prince des idoles. Quoi quil en soit, avec Salomon ou non, Israël a pris ce risque, et le livre est entré à jamais dans la sagesse qui nous est transmise.
Transmise, mais pas encore déchiffrée. Car la thèse qui prévaut partout, pour interpréter ce livre, est celle de la persécution du juste, que Dieu laisserait faire à Satan sans autre raison que de « démontrer que ce juste est juste ». Un tel arbitraire prêté à Dieu est inacceptable. Il nest pas dans le texte. On se propose ici, par une lecture rigoureuse de ce qui est écrit, de montrer tout au contraire comment, par amour pour Job et pour le faire avancer vers le bonheur de la vie éternelle, le Dieu dIsraël, en manuvrant le Satan et quitte à apparaître dans le plus mauvais rôle, parvient à rendre lhomme plus libre et plus proche de Dieu.
Job est un fils dOrient qui vit au pays de Owç . Ces deux affirmations suffisent à faire de lui un étranger, à la fois à la terre dIsraël (il vit ailleurs) et à son peuple (il nest pas fils dIsraël). Caractère qui nous est confirmé par deux autres signes : (1) il craint Élohim, alors que les juifs craignent YHWH ; et (2) comme il nest le fils de personne de connu dans la Bible, doù serait-il Juif ?
Cette « naissance » de père inconnu peut aussi nous orienter vers un personnage imaginaire. En effet, le pays de Owç , même sil a réellement existé, est le pays du « Conseil », de la « Délibération », et pour qui a lu, même rapidement, tout le livre, cest bien de cela quil sagit, dun débat sur le problème du mal et la souffrance. Mais encore, le nom de Job , le « haï », le « persécuté », correspond tout autant à la situation du personnage titre : ne sagit-il pas de la persécution dun « juste », par Dieu lui-même, au point de faire protester ce juste auprès de son Dieu : tu me traites comme ton ennemi (Jb 13, 24), ton « ennemi », en hébreu, ton « haïssant » ?
Si Job est bien un personnage imaginaire, on peut penser que le livre a été inspiré à la sagesse dIsraël à partir dun conte venu du proche Orient, pour en faire une parabole dans laquelle Job est confronté au Dieu dIsraël, à YHWH. Le livre, alors, doit être regardé comme un enseignement destiné à faire progresser dans la connaissance de Dieu ceux qui, comme cétait le cas en ancien Orient, croient en un Dieu Élohim, Dieu de rigueur et de justice, et ne connaissent pas YHWH, Dieu de tendresse et de miséricorde. Il convient alors de sinterroger sur la religion de Job et peut-être sur ses insuffisances.
La présence des chameaux dans le patrimoine pléthorique de Job intrigue la critique historique, qui sappuie sur ce détail pour situer les origines du livre. Nous suivrons plutôt ce « détail » pour nous orienter vers la Genèse, où la présence des chameaux, tout aussi intrigante, nous conduit jusquà Abraham qui en était le riche possesseur :
Abram reçut des brebis, des bufs, des ânes, des serviteurs et des servantes, des ânesses, et des chameaux. (Gn 12, 16b)On voit quil faut plutôt, pour être exact, comparer la situation de Job avec celle dAbram, cest-à-dire Abraham avant lAlliance avec le Dieu qui se révèlera plus tard, à Moïse sous le nom de YHWH.
Abram était très riche en troupeaux, en argent et en or. (Gn 13, 2)
Mais Job est surtout un homme intègre, de cette même intégrité (hébreu : tam ou tammim) que Dieu demande à Abram : Je suis El Shaddaï ; marche devant ma face et sois intègre (Gn 17, 1). En craignant Élohim, Job marche lui aussi devant la face du Dieu qui se révèle à lui : il marche avec les élohim, ce qui le rapproche non seulement dAbram mais encore des patriarches, Noé (Noé, homme juste et intègre en sa génération, marchait avec les élohim Gn 6, 9) et avant lui Hénokh (Hénokh marchait avec les élohim, et ne fut plus, car Élohim le prit avec lui Gn 5, 24). La figure de Job peut donc être considérée comme le modèle de ceux qui ont précédé Israël, peut-être les fils dIsmaël, eux aussi héritiers d'Abraham ; ce sont sans doute ces fils des élohim que nous allons voir maintenant se présenter devant YHWH (Jb 1, 6).
La vie spirituelle de Job est de grande qualité. Sa religion diffère sans doute de celle des fils dIsraël, mais cest celle de leurs pères avant lAlliance avec Abraham. Il craint Élohim, il suit la divinité qui se révèle à lui. Nest-ce pas là tout ce que Dieu attend de lhomme ? Nétait-ce pas lattitude de Hénokh ? et celle de Noé, qui fut reconnu « homme juste » par Dieu ? Job nous apparaît comme un modèle du juste.
Mais à aucun moment le narrateur ne nous dit que Job est juste. Ayant appris quil est intègre et droit, et quil craint Dieu, nous pensons quil est juste puisque nous lisons quil sécarte du mal, ce qui pour nous signifie qu« il ne commet pas de mauvaise action ». Cest négliger de prendre en compte lambiguïté du mot mal , qui peut en effet, en hébreu comme en français, désigner le mal éprouvé par lhomme, celui dont il est lobjet (souffrance, malheur), comme aussi le mal voulu, celui dont il est coupable (malveillance, mauvaise action). Il est certain que si Job ne commet aucune mauvaise action, il est juste. Mais lambiguïté du mot nous oblige au moins à envisager comme possible quil cherche simplement à fuir le malheur, ce qui, sans faire de lui un coupable, ne suffit pas à en faire un juste.
Par deux fois, le narrateur nous dit : En tout cela, Job ne pécha pas . En tout cela sa conduite a donc été celle dun juste, cest-à-dire en tout ce qui vient dêtre décrit. Mais en dehors de tout cela, quen est-il ? Comment, par exemple, qualifier la conduite habituelle de Job vis-à-vis de ses enfants ? Pourquoi offre-t-il des sacrifices « au cas où ils auraient péché » ? Ne serait-ce pas que Job craint ce qui pour lui serait un malheur : des fils pécheurs ? Le cinquième verset commence à dissiper lambiguïté du premier : Job craint un malheur.
Deux autres indices confirment que Job éprouve des craintes. Aussitôt « passés » les jours de ce festin, Job se mettait en devoir de les sanctifier (Jb 1, 5). Le mot « passés » (hébreu : hiqqiphou) a le sens de « contourner un obstacle » ; il évoque donc ici une grosse difficulté qui séloigne. Loin de se réjouir avec ses fils festoyant, Job tremble : « ouf! cest fini! vite, un sacrifice pour les purifier! » Est-ce là le signe dun cur qui sabandonne dans la gratuité et la confiance ? Dailleurs, le Satan ne va pas manquer de le faire remarquer : Est-ce gratuitement que Job craint Dieu ? » (Jb 1, 9). Demblée, il pique là où ça fait mal. Laction habituelle de Job nest pas gratuite. Sa crainte de Dieu est surtout une grande peur que ses fils ne pèchent ; il sacrifie pour les sanctifier, en vue dobtenir un résultat, ce qui nest pas une action gratuite. On nachète pas Dieu, même avec de belles intentions pieuses. Loin dêtre confiant, le cur de Job tremble dans la crainte dun malheur, et lon peut se demander si les sacrifices quil offre dans ces conditions seront agréés par Dieu.
Est-ce donc une faute de craindre le malheur ? Oui. Le juste ne craint pas lannonce dun malheur : son cur est ferme, confiant en YHWH (Ps 112, 7). La crainte du malheur est un manque de foi. Assez répandue malgré tout, cette crainte nous semble parfaitement légitime. Cest précisément parce que nous léprouvons tous et désirons nous justifier, que nous lisons il sécarte du mal en comprenant « il ne commet pas de mauvaise action » : Job est juste, nous aussi. La crainte du malheur est en vérité la pierre dachoppement de toute vie spirituelle ; elle empêche tout progrès. Elle était là, dès les premières lueurs de la foi, au cur dAbraham.
Genèse, chapitre 12. Dieu vient de promettre à Abram de faire de lui une grande nation et de combler sa postérité, alors quil est toujours sans descendance. Survient une première épreuve : la famine. Abram descend en Égypte avec sa femme. Là, il craint que les Égyptiens, pour semparer de sa femme qui est belle, ne le tuent. Alors il lui demande : Dis, je te prie, que tu es ma sur, afin que je sois bien traité avec ta contribution, et que mon âme vive grâce à toi . Abram en effet fut bien traité ; cest là quil reçut en cadeau les premiers chameaux de la Bible. Mais il a fait preuve dun manque de foi évident ; il na pas cru en la promesse divine : il a cherché à se protéger lui-même de la mort. Abram craint le malheur. Plus tard, il apprendra à mettre sa foi en Dieu, qui le lui demande : Naie pas peur, Abram, cest moi ton protecteur! (Gn 15, 1). Alors, nous dit lÉcriture, en écoutant Yhwh lui renouveler sa promesse, mais alors seulement Abram eut foi en Dieu, qui le considéra comme juste (Gn 15, 6).
Malheur ou bonheur, tout vient de Dieu. Ce sera lune des grandes leçons du livre, que nous entendrons de la bouche de Job (2, 10). Cette leçon nest pas nouvelle. Déjà Isaïe nous rapporte ce que disait YHWH au roi Cyrus : Je suis YHWH et il ny en a pas dautre : je fais la lumière et je crée les ténèbres, jétablis la paix et je crée le malheur ; cest moi YHWH qui fais tout cela (Is 45, 6b-7). Dieu a créé le bon et le mauvais. La Genèse nous le dit : dans le jardin dÉden, Élohim a disposé un arbre de la pénétration du bon et du mauvais. Tout est bon dans le jardin, y compris cet arbre, qui joue son rôle conformément à son mode demploi : quand on y touche, on expérimente aussi le mauvais. Voilà doù vient le malheur. Il ne faut pas le fuir. Mais pourquoi Dieu la-t-il créé ? Pourquoi permet-il la souffrance ? Et comment voir en cela un signe de son amour pour lhomme ?
La première réponse humaine à cette douloureuse interrogation nous est donnée par les trois amis de Job quand ils accourent auprès de lui, à lannonce de son malheur : Ils demeurèrent avec lui à terre sept jours et sept nuits. Aucun ne lui dit mot, tant ils voyaient que grandissait cette immense douleur. Seule est aimante la présence silencieuse qui épouse la prostration de celui qui souffre. Cependant, nous abritant au creux de ce silence pour méditer, sans rien blesser de la mémoire dun personnage même imaginaire, nous allons tenter de découvrir comment est venue cette souffrance, et nous efforcer den comprendre la nécessité.
( à suivre ) |