Le Psaume 22 est au dénouement d'un long processus. Après lintroduction des Psaumes 1 & 2 qui annoncent la Torah du « Père invisible », après la longue suite dépreuves jalonnée par la prière de David en psaumes de plainte ou de louange, le parcours mystique du chercheur de Dieu parvient ici au terme de sa nuit.
En abordant ce psaume, nous savons que laurore est proche. Celui qui a veillé toute la nuit, celui dont lâme attend le Seigneur plus que les gardes nattendent le matin, celui-là, mystérieusement averti, sait que la lumière va jaillir, que son lever est sûr : voici lépoux qui vient ! Il est urgent de sy préparer, car il faut encore affronter le dernier combat de la nuit, le combat des terreurs et des doutes qui jetteront dans le désespoir et la fuite lhomme dont la foi est incertaine. Ce psaume est la prière de la dernière heure, le chant de David dans lultime épreuve jusquà la victoire. Prière avant laffrontement, pour sy préparer ; prière pendant le combat spirituel, jusquau lever du matin : tu mas répondu ! ; prière dans la lumière du jour, enfin, alors que le roi marche en présence du Seigneur dont il devient le prophète et le témoin.
Le psaume est construit comme le seront plus tard les basiliques chrétiennes, en trois parties inégales, destinées à être parcourues de la même manière. La première, la plus petite, le verset 1 seul, cest le narthex. Bien quil fasse partie de lédifice, il est à lextérieur ; son contenu est une catéchèse qui précède et prépare la liturgie. Ce verset correspond à la lettre aleph, première lettre muette dun alphabet hébreu qui va dérouler ses 22 lettres de aleph à taw, du verset 1 au verset 22. Et ce sont les versets 2 à 22 inclus qui constituent la seconde partie, la plus vaste, le corps de lédifice. David y pénètre très éloigné de Dieu ; il en sortira victorieux à lissue de son combat spirituel, au terme dun parcours initiatique jalonné par les 22 signes qui servent à écrire aussi bien quà compter, comme une litanie, symbole de tout ce qui est à faire, à vivre, à endurer dans la nuit mystique, avant la rencontre au matin. Puis, en passant du verset 22 au verset 23, on quitte la grande nef de lédifice qui vient dêtre parcourue en procession de pénitents, pour entrer dans le chur, dans le saint des saints, dans la tente de la rencontre avec Yhwh. Cest là que Moïse parlait face à face avec Dieu, et que Dieu répondait à Moïse. Après sêtre longuement adressé à Dieu sans obtenir de réponse, dans cette troisième et dernière partie du psaume, David va maintenant parler avec Dieu face à face.
Le psaume souvre avec cette question apparemment blasphématoire, une sorte de provocation. En effet, Yhwh la promis, il marchera lui-même avec toi, il ne te délaissera pas, « il ne tabandonnera pas » (Dt 31, 6). Poser cette question cest donc accuser Dieu de ne pas tenir sa promesse : cest une faute grave. Comment David, même désespéré, peut-il à ce point pécher par manque de foi ? et nous laisser un écrit aussi scandaleux en tête de sa prière ?
En toute rigueur, pour quil y ait blasphème, il faudrait que le mot éli, « mon dieu », soit remplacé par le Nom, « Yhwh ». Mais David, même pour une raison pédagogique (les psaumes sont un enseignement par la prière), ne prononce pas en vain le nom divin. Il emploie ici le mot él qui signifie plutôt « force première », ou « puissance ». Cette force est distincte de Dieu ; elle est un don de Dieu, un attribut divin que David connaît bien :
Yhwh mon roc et ma forteresse, ma délivrance, « mon puissant » (éli), mon rocher, en toi je me confie. (Ps 18, 3)
Ce que David exprime ici pourrait se traduire en langage contemporain : « Yhwh est mon idole, mon dieu ! ». Il est vrai que ce mot él, issu dune racine qui signifie « être fort, être le premier », se confond facilement avec Él qui est le nom abrégé de Dieu, Élohim. Mais ce nom abrégé, en dépit de son orthographe identique (quoique de prononciation légèrement différente), vient dune autre racine qui signifie « adorer », et ne peut donc pas avoir le même sens. On observera en outre que si le mot éli, « mon dieu », est assez commun dans la Bible, le mot Éli, « mon Dieu », ne sy trouve nulle part, car le nom abrégé Él apparaît exclusivement comme composante de certains noms. On peut donc être sûr que David ne confond pas ces deux mots, et que le sens de la question quil pose est bien : « Ma force, mon puissant, pourquoi mas-tu abandonné ? ».
Ayant ainsi écarté linterprétation fautive du blasphème, nous nous trouvons devant un autre problème : au lieu de sadresser à Yhwh, comme les Hébreux ont appris à le faire depuis lenseignement de Moïse, David invoque la puissance que lui donne Yhwh. Lerreur est peut-être moins grave ; elle est surtout très commune : quand nous entrons dans la prière, au lieu de chercher Dieu, nous recherchons les bienfaits qui viennent de lui. Cest lui quil faut prier. Invoquer une force, même reconnue comme venant de Dieu, cest la prendre pour idole, tel cet insensé que dénonce Isaïe : il fait une idole (él) de sa sculpture, sincline, se prosterne, prie devant elle et dit : sauve-moi car tu es mon dieu (éli) (Is 44, 17).
Dautre part, la question de David sonne comme une revendication. Sil naccuse pas Dieu de lavoir abandonné, il lui réclame des explications, sur cette force qui la quitté : « Pourquoi mas-tu retiré ce bienfait ? » Ainsi, quel que soit le sens quil donne à sa question, il exprime, en la posant, une attitude qui ne peut que déplaire à Dieu et le faire fuir.
Cest pourquoi David commente : Loin de mon salut, les mots de mon rugissement .
Voici une forte aspérité du texte. Pourquoi David parle-t-il de son « rugissement », comme sil était un lion ? Mais précisément parce que David est lion : il est le Lion de Juda. David est le premier roi de la tribu de Juda. Il est lhéritier du testament spirituel dIsraël (voir létude Comme le Lion ), héritier de la bénédiction de Jacob à son fils Juda (Gn 49, 9) :
Lionceau de Lion, Juda. La proie, mon fils, ta exalté.
Il sabaisse, il se couche comme un lion. Et comme un léopard, qui le fera lever ?
Ce verset de la Genèse contient le secret qui conduira la descendance dAbraham jusquà laccomplissement de la Promesse. Dieu attend de lhomme cette attitude spirituelle symbolisée par le lion qui se couche dans la contemplation sereine, comblé par ce quil a reçu. Cette attitude soppose à celle du léopard qui se lève pour menacer, gronder, rugir, signes chez lhomme dune revendication qui déplaît à Dieu. En exigeant des explications sur sa puissance qui labandonne, David nest plus le Lion de Juda, mais le léopard qui rugit. Yhwh senfuit. Il ne va pas se révéler à qui revendique ainsi. David comprend. Cest pourquoi il nous dit que les mots de son rugissement éloignent le salut, car le salut ne vient que de Dieu.
En entrant dans ce psaume avec David, nous comprenons que notre propre entrée dans la prière nous trouve toujours très éloigné de Dieu. Nos préoccupations vont vers ce qui nous manque, vers les biens naguère reçus et aujourdhui retirés. Nous devrions alors prier, comme Job, Yhwh a donné, Yhwh a ôté, béni soit le nom de Yhwh. Mais nous oublions même dinvoquer Dieu, de lui dire notre détresse. Comme nous et avec nous, David va vivre dans la prière notre éloignement du Dieu révélé. Il reproche maintenant à Dieu de ne pas répondre à ses appels (v. 3). Encore un rugissement ! Mais surtout, il ne dit pas « je tappelle tout le jour », mais « jappelle ». Qui David appelle-t-il ? Frappe-t-il à la bonne porte ? Au verset 2, il appelait « sa force » ; au verset 3, il dit « mon Dieu », avec le mot Élohim, qui veut bien dire « Dieu » mais qui nest pas encore le Nom révélé à Moïse pour être invoqué par son peuple. Et tout ce que dit David, ensuite toi qui habites les louanges dIsraël, toi qui libérais nos pères qui se confiaient à toi , tout cela est vrai de Yhwh, mais non de lélohim auquel il adresse ses plaintes. Qui oserait espérer séduire quelquun, ou lémouvoir, en lappelant dun nom qui nest pas le sien ? David a beau se plaindre de nêtre pas écouté, dêtre moins bien traité quun homme, il a beau déplorer la rebuffade qui le rend confus et cramoisi comme une cochenille, Yhwh ne répondra pas. Ce nest pas à lui quon parle.
Pourtant Yhwh entend. Et il va lancer une bouée de sauvetage en donnant malgré tout une première réponse. Oh, très discrète, sous la forme dune perche à saisir, une sorte de rappel à lordre sans frais. Ce nest pas encore une réponse directe, car David est trop loin de Dieu pour comprendre son langage ; mais Yhwh va faire parvenir à son bien-aimé, assiégé par ladversité, un message codé, à travers les lignes ennemies.
David vient dorienter sa récrimination vers ceux qui lentourent. Ceux-ci le voient en difficulté, rouge de confusion devant le silence du Dieu quil invoque sans être entendu, et au lieu de lui venir en aide, ils lenfoncent, se moquent de lui, bientôt se réjouiront de son malheur (v. 18). Pire, pour ne pas avoir à lui venir en aide, ils prétendent « sen remettre à Dieu », au moment où David souffre précisément du silence de ce Dieu auquel il essaye maladroitement de se confier. Ils ironisent sur son nom, David, le « chéri » : Il va le délivrer puisque cest son « bien-aimé ».
Pourtant, à travers ces frères qui nous apparaissent très coupables, Dieu parle à David, sans même que cette assemblée de détracteurs sen aperçoive. Ne les jugeons pas ; ce nest pas deux quil sagit, mais de David. Quelles que soient leurs intentions, même mauvaises, ils viennent de citer la Parole, qui deviendra plus tard lÉcriture (Pr 16, 3), et cette parole est celle que Yhwh adresse à David, en cet instant précis. Elle lui dit quil faut sen remettre à Yhwh, ce quil peut comprendre : « Pas à Élohim, ni à él ». Mais cette parole dit plus encore, car la forme verbale employée ici est un signe pour celui qui attend le Seigneur, et qui écoute. En effet, derrière cet infinitif impersonnel « il faut sen remettre », David peut entendre la deuxième personne de limpératif, « tu dois ten remettre », dont la forme en hébreu, gol, est identique à linfinitif. La suite de la phrase, dans laquelle on parle de lui à la troisième personne une insolence de plus devant celui qui attend une aide , confirme à David que cette deuxième personne de limpératif nest pas dans le propos de ses détracteurs. Mais cest elle qui signe la Parole divine en réponse à celui qui cherche Dieu.
Ce neuvième verset contient une précieuse leçon spirituelle.
Il nous rappelle dabord que ce Dieu, qui est toujours avec son peuple en dépit des apparences, nous devons linvoquer par son nom, le nom quil nous a lui-même révélé à cet effet. Depuis les origines jusquà nos jours, en passant par David, lhomme ne peut accéder au salut quen invoquant le nom du Dieu qui se révèle à sa génération, pas un autre. Pour Abraham, Isaac et Jacob, Dieu se révèle sous le nom El Saddaï ; sous la conduite de Moïse, pour le peuple, ce Nom est Yhwh ; pour le chrétien, le nom du Dieu révélé est Jésus-Christ. Chacun doit invoquer le nom du Seigneur de sa génération, comme il est dit plus loin, au verset 31 de ce psaume. Toujours, et pour tous, cest le seul nom par qui nous puissions être sauvés.
Ce verset nous rappelle ensuite que la Parole est toujours transmise par nos frères. Le juif est nourri de la Torah au sein de la grande assemblée, celle-là même à laquelle David va parler plus tard dans sa rencontre avec le Seigneur (vv. 23 et 24) ; le chrétien, lui aussi, se nourrit de la Parole au sein de lÉglise. Et ce verset nous dit encore que lassemblée des frères, cette ecclésia, même au plus noir de son péché, nourrit toujours ses fils de la véritable nourriture divine, quelles que soient ses intentions. Car elle ne parle pas delle-même mais sous linspiration divine, et le plus souvent, comme ici, à son insu. Cest pourquoi, si David appelle Sion « ma mère », le chrétien nomme aussi lÉglise « ma mère », car cest toujours au sein de cette mère, même indigne, que Dieu nourrit son peuple du lait de sa Parole.
Les deux versets qui suivent viennent le confirmer. En première lecture, nous comprenons que David y remercie Yhwh de lavoir aimé dès sa naissance, davoir toujours été pour lui un Dieu attentif et tendre. Le changement de ton est spectaculaire : on est passé de la récrimination à la reconnaissance, du rugissement à la contemplation. Nous comprenons que David a fait son profit de la leçon reçue au verset 9. Le revirement nest pas explicité, mais il se découvre dans la place étrange du petit mot qui ouvre le verset 10, le mot « car », qui introduit généralement, comme en français, une explication destinée à éclairer le sens de ce qui précède ; or la gratitude exprimée par David à légard de sa mère est sans rapport avec ce que viennent de dire ceux qui se moquent de lui. À moins, précisément, de voir dans leur propos la Parole qui vient de lui être rappelée, parole qui provoque un retournement dans son esprit et entraîne sa conversion, son retour à Dieu.
Malgré les apparences, ce nest pas le lait de sa mère physique que célèbre David, mais le lait de sa mère spirituelle, dont il fait mémoire et pour lequel il rend grâce. « Heureuses les mamelles qui tont allaité » dira-t-on à Jésus ; « heureux plutôt, répondra le fils de David, celui qui entend la Parole de Dieu et qui la garde ».
Après avoir été nourri de la Parole, le psalmiste a changé de ton. Les trois versets 10, 11 et 12 deviennent une prière beaucoup plus juste. David a entendu le nom de Yhwh prononcé par la bouche de lassemblée, si bien que le « toi » du verset 10 ou limploration du verset 12 ne sadressent plus à la même divinité que les plaintes du verset 4. Cependant, malgré cette réorientation vers le Nom qui sauve les fils dIsraël, ce Nom nest pas encore prononcé par la bouche même de David. Quelque chose le retient encore de reconnaître que tout vient de Dieu, quelque chose quil croit lui appartenir en propre, mais quil va devoir abandonner dans le combat spirituel qui souvre maintenant.
( à suivre ) |