Des taureaux nombreux sont autour de moi
En première lecture, nous voici ramenés vers ceux qui font cercle autour de David ; ils sont présentés comme des ennemis, symbolisés par un bestiaire hostile allant du taureau au chien et au lion, meute que nous voyons sur les sept versets qui décrivent cette mise à mort, faire endurer les pires tourments à leur prisonnier. Cependant, au centre du passage, les seuls mots adressés à Dieu, « tu me réduis en poussière de la mort », témoignent de ce que David naccuse nullement ceux qui lentourent, mais au contraire, comprend que Yhwh lui-même est à lorigine de cette épreuve à laquelle il est soumis. Comme autrefois son père Jacob, David traverse le gué du combat spirituel ; cest le lieu de purification, où Dieu paraît affronter lhomme sous les traits de lennemi, semble vouloir noyer lâme et broyer le corps de celui quil va bénir. On en ressort brisé, en effet, boitant peut-être comme Jacob, mais trempé dune force nouvelle, la force du « lutteur de Dieu », Israël. Cest pourquoi David, qui connaît le sens de cette adversité, bénit déjà celui qui réduit en lui le « vieil homme » en poussière de la mort, comme autrefois Jacob bénissait lEnvoyé qui lavait délivré de tout mal (Gn 48, 16).
Mais il faut approfondir cette lecture, y pénétrer pour découvrir en quoi le combat que Dieu paraît imposer à David ne relève nullement de larbitraire divin, mais bien de lindispensable purification qui arrache lhomme déchu à lemprise du mal. Il faut pour cela nous laisser guider par les bizarreries du texte.
Ce qui surprend en premier lieu, cest la manière dont ces taureaux « menacent » David. On doit certes se méfier de ces animaux puissants, surtout sils sont nombreux, mais que peut-on bien redouter de leur bouche béante ? et pourquoi les comparer à la gueule du lion ? Les taureaux sont des herbivores ; il faut craindre leur charge, leur front, leurs cornes ; mais leur bouche est inoffensive. À qui fera-t-on croire que David craint la bouche dun taureau ? Par ailleurs, on sait que le Bashan était une région fertile, propice à lélevage (Dt 32, 14 ; Éz 39, 18 ; Mi 7, 14), et que les taureaux venus de cette région étaient les plus beaux. On connaît également le rôle important du taureau dans le sacrifice offert par Israël à Yhwh (Ex 24, 5 ; 29, 1 etc). Alors, comment ne pas voir que ces superbes animaux, choisis parmi les plus puissants de la plus belle race, sont les offrandes sacrificielles que le roi David a fait monter en holocauste pour Yhwh ? et comment ne pas comprendre que ces offrandes, autour du roi, lui font une ceinture prétendant au mérite ! Ces bouches grandes ouvertes, loin de menacer qui que ce soit, réclament leur récompense. Voilà pourquoi elles sont comparées à la gueule du lion : ce sont elles qui rugissent la revendication du Lion de Juda, pour soi-disant « services rendus à la divinité ».
Mais on noffre pas de sacrifice à Dieu pour acheter ses faveurs. Cest la miséricorde qui plaît à Dieu, et non le sacrifice. David comprend tout cela en disant ces deux versets, et il découvre en même temps luvre salutaire du Seigneur en lui. « Je me répands comme les eaux » dit le sens étymologique du mot Yabboq, nom de ce gué où Jacob combattit lEnvoyé de Dieu ; « tous mes os se disloquent » évoque, bien sûr, la hanche luxée de Jacob, mais traduit plus généralement lélimination, toujours douloureuse en raison de notre résistance, des obstacles que nous dressons inconsciemment entre Dieu et nous. Quand au cur qui fond comme cire, cest le cur brisé, la miséricorde qui plaît à Dieu, au lieu du sacrifice. David nous explique ensuite que si Yhwh fait mourir en lui (v. 16b) ce « vieil homme », cest à cause de tous ces sacrifices qui formaient autour de lui une meute de chiens malfaisants (v. 17), lesquels, comme de bons chiens de garde, aboient pour empêcher quiconque dapprocher leur maître et roi, interdisant lentrée à Dieu lui-même. Car Dieu ne viole pas les consciences : devant celui qui refuse, il attend. Mais le « roi » enfermé à lintérieur de cette barrière cesse dêtre roi. Il est ligoté, les pieds et les mains, impuissant à rien faire. Il nest plus le Lion, mais une chose inerte, privée de vie. Et tout autour de lui on se repaît de le voir (v. 18).
Il faut abandonner nos prétentions. Mes sacrifices ne me sont daucun mérite car, nous le constaterons bientôt, cest toujours Dieu qui agit, qui fait tout. Alors David abandonne ses prétentions, il renonce à se prévaloir de ses sacrifices offerts. Il compte tous ses os, cest-à-dire quil découvre, lun après lautre, tous les obstacles quil avait mis entre Yhwh et lui. Si lon ne craint pas limage un peu facile, on dira quil jette tous ces os aux chiens Et la scène sachève sur la vision dun homme nu, donc vrai et libre, ayant renoncé à ces vêtements qui nétaient pas lui-même. Alors, alors seulement, la prière de David devient celle du juste.
Cette prière en trois versets (vv. 20 à 22) suit le combat spirituel ; elle répond en chiasme
David maintenant, pour la première fois dans le psaume, invoque le Nom en le prononçant de ses lèvres, et il reconnaît que cest bien lui, Yhwh, qui est cette « force première » dont il déplorait labsence. Cest maintenant à Yhwh quil demande de ne pas séloigner, et non plus à « sa force » ou à « son dieu » comme avant le combat. Remarquons encore que sil constatait alors avec amertume que personne ne laidait, maintenant il demande laide de Yhwh. Invoque-moi au jour de détresse, dit Yhwh dans un autre psaume, je te délivrerai, et tu me rendras gloire (Ps 50, 15). Alors David invoque Yhwh ; il demande à être délivré de la mainmise de ce « chien », que par erreur il avait pris pour défenseur de ses intérêts. Il appelle : Préserve-moi de la gueule du Lion, cest-à-dire préserve-moi dêtre ce Lion qui rugit.
Et du front de la licorne tu mas répondu !
Quel magnifique témoignage ! qui soudain éclaire le texte entièrement, et transforme le psaume en action de grâce. Ce qui jusqualors pouvait passer pour un enchevêtrement de plaintes et de désespoirs, difficile à comprendre ou à suivre, tout à coup sillumine : David vient de nous raconter comment son Seigneur, dont il sétait éloigné dans un bourbier dorgueil ou de prétentions, la délivré de tout mal et la conduit jusquen sa présence. Mais quelle présence ? Où donc était Yhwh quand il a permis à David de le rejoindre ? Dans le front de la licorne . Limage, encore, est issue du bestiaire ; mais cest limage dun animal dont la corne, loin de menacer, une et profonde, symbolise la pureté morale, la force et la vérité de lesprit libre. Libre de cette liberté nue et sans défense qui soppose à lesclavage des chiens, et forte de cette innocence de lamour qui désarme la puissance des taureaux.
Je vais raconter ton nom à mes frères
Cest exactement ce que David vient de faire. Dans ces vingt-deux premiers versets, il nous a raconté comment linvocation du nom du Seigneur la conduit jusquen sa présence. Dans la dernière partie du psaume, il témoigne maintenant de sa rencontre face à face avec son Seigneur qui lui « a répondu » (verset 22). Il ne dévoilera pas le contenu de la rencontre, car ce contenu na de sens que pour lui : cest le secret du roi. Ce que nous allons maintenant recevoir de David, cest le trop-plein, le débordement, les miettes du festin qui tombent de la table de la rencontre, cette table il nous le dira au psaume suivant, le Psaume 23 que pour lui le Seigneur a dressée face à ses adversaires (Ps 23 verset 5). Pas davantage David nagit-il sur ordre du Seigneur. Son témoignage nest pas une mission de commande ; cest un débordement de vie, qui non seulement ne lui coûte rien dun devoir, mais au contraire exprime toute la joie de ce quil vit ; cest une explosion impossible à contenir : « Écoutez mes amis, je vais tout vous raconter
» Ce témoignage nest même pas une action de David, cest une action de Dieu, comme il nous le dira au début du verset 26 ainsi que dans le dernier mot du psaume : cest Dieu « qui agit ». Enfin, après avoir débordé dans lespace, du sein de lassemblée des frères jusquaux extrémités du monde, ce témoignage va aussi déborder dans le temps, et devenir, sous livresse de lEsprit qui linspire, la prophétie de David sur le peuple qui vient, sur le peuple qui va naître de cette rencontre entre lhomme messie et son Seigneur, ce Dieu qui le choisit.
Au sein de lassemblée qui entoure David chacun va recevoir (au verset 24) une parole selon ses besoins, comme autrefois chacun reçut son nécessaire de la manne, pain du ciel tombé en miettes de la table divine.
Vous qui craignez Yhwh, célébrez-le ! Cest la moindre louange au Seigneur, demandée à ceux qui ont peu reçu mais qui, de bonne volonté, craignent son Nom.
Descendants de Jacob, glorifiez-le ! car vous êtes héritiers de ces hommes que guide et que protège le Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob ; vous savez tout ce quil a fait, pour eux, pour Abraham et sa descendance, pour vous ; vous savez le poids de son action, la gloire à lui rendre, alors glorifiez-le.
Et vous descendance dIsraël, vous qui avez connu, comme votre ancêtre Jacob à la traversée du Yabboq, laffrontement du combat spirituel ; vous qui en avez reçu comme Jacob la force du lutteur de Dieu-Élohim, isra-Ël, restez avec Yhwh, persévérez à tout recevoir de Yhwh.
Le poids de cette recommandation est à la mesure de lexpérience que David vient de nous raconter : le Dieu quil faut célébrer, glorifier, invoquer sans jamais le quitter, cest Yhwh, cest-à-dire le Nom de Dieu tel quil sest lui-même révélé à vos pères. Ne cherchez pas ailleurs.
Et David met en garde lassemblée contre des apparences toujours défavorables (v. 25). Même si Yhwh paraît faire la sourde oreille, il nen est rien. Il écoute, il ne cache pas son visage, car il ne méprise ni ne déteste lhumilité du pauvre (v. 25). Gardons-nous de voir ici la moindre litote : Dieu ne « préfère » pas les pauvres, puisquil ne fait pas acception des personnes ; en effet, ils mangeront tous, les opulents du monde qui sinclinent devant sa face (v. 30) aussi bien que les pauvres, du moment quils sont humbles (v. 27). Nous apprenons ainsi que David na pas été exaucé par préférence accordée au roi, même « chéri de Dieu », mais pour son humilité. Et ce que dit le roi nous confirme que si sa prière initiale nétait pas entendue, cest bien parce quelle était dépourvue de cette humilité indispensable à la rencontre avec Dieu.
Le verset 23 nous met en présence de trois « personnes » : David, Yhwh (le Seigneur), lassemblée. Certes, ce ne sont pas trois personnes de même nature, mais cependant trois « personnes » qui par leur dialogue, par les noms et les pronoms employés, et bien sûr par le contenu de ce qui se dit, vont nous révéler une part de leur mystère.
David. Cest le même David qui parle dans ce psaume, non seulement dans les dix versets qui viennent, mais aussi dans les vingt-deux versets écoulés. Pourtant, il change de lieu et didentité. Avant, il était lhomme pécheur, séparé de Dieu par laveuglement de sa prétention, et séparé aussi de lassemblée des frères qui loin de lentourer de leur communion le cernent de leurs moqueries. Maintenant, grâce à la conversion opérée dans son combat spirituel, il est en présence de Dieu. David est maintenant couronné roi et messie, face à son Seigneur avec qui il parle comme un homme à un autre homme, dans ce « Je Tu » des versets 23 et 26a et dans le « Toi » du verset 28b. En même temps, il est redevenu le roi pour lassemblée quil appelle maintenant « mes frères » (v. 23), et dont il est solidaire puisquil leur dit « nous » (v. 25) sans pour autant se confondre avec eux (qui ne sont pas en présence de Dieu) lorsquil leur dit « vous » (vv. 24 & 27). À la fois avec eux comme lun deux, mais distinct deux puisquauprès de Dieu, il est leur médiateur, celui qui prépare la rencontre du peuple avec Dieu.
Lassemblée. Avant le verset 22, lassemblée était réduite aux yeux de David et aux yeux du monde à quelques passants hostiles ; maintenant, elle est devenue « mes frères » (v. 23a) et très vite sélargit à « la pleine assemblée » (v. 23b), cest-à-dire, au delà de la descendance de Jacob et dIsraël, à tous ceux qui craignent Yhwh (vv. 24a & 26b), à ceux qui le cherchent (v. 27a), et même à tous les peuples (v. 29b) des extrémités de la terre (v. 28a), à toutes les familles des nations (v. 28b). Pour accompagner cet élargissement, la voix de David va sadapter. Sil sadresse dabord à la communauté proche avec le « nous » du verset 25, inclus de façon sémitique entre les deux « vous » des versets 24 et 27, son adresse sélargit bientôt au monde lointain, « ils », « eux », « ceux qui », sans pour autant rien perdre du face à face avec Yhwh, comme en témoigne ce « ta face » du verset 28 (et non « sa face ») après mention de toutes les extrémités de la terre. Alors, David nest plus seulement le roi, et le médiateur, il est le prophète de Dieu pour toutes les nations.
Yhwh, le Seigneur. Le Seigneur Dieu est la « personne » référence par rapport à laquelle les deux « personnes » précédentes évoluent, avancent dans lHistoire. On notera que le Seigneur est resté impassible dun bout à lautre du psaume, invisible et silencieux ; et pourtant, dun bout à lautre, cest lui qui agit. Quand lhomme est loin de Dieu, cest son Esprit qui inspire à lassemblée, à lecclésia, la Parole quil faut souffler à lhomme égaré (verset 9). Il agit là en tant que Paraclet, comme le fera plus tard le paraqlita de la liturgie synagogale chargé de réciter les Écritures. Pendant le combat spirituel, cest encore laction divine qui transforme et purifie David. Et maintenant que le roi est entré dans la contemplation du mystère divin, sa prière vient encore de Dieu (v. 26). Ce nest donc pas David qui parle mais bien Yhwh lui-même, par la bouche de son messie devenu prophète de Dieu pour la communauté des hommes.
Le roi médiateur et prophète nous dit alors tout ce que son Seigneur fait pour les hommes qui invoquent son nom : il écoute (v. 25) et nourrit les humbles, les rassasie (v. 27), et lui seul règne et gouverne les peuples (v. 29). Ceci ne concerne pas uniquement la génération de David mais aussi la génération qui vient, le peuple qui va naître. Quelle que soit leur génération, ceux qui cherchent le Seigneur auront sujet de le louer (v. 27), pour sa justice, car cest toujours lui qui agit (v. 32).