Ce qui frappe au premier abord, cest le nom de Moïse, ici, en tête dun Psaume. Le cas est unique dans tout le Psautier, généralement considéré comme étant « de David ». Certes, tous les Psaumes ne sont pas « de David », et lon ne peut pas affirmer avec certitude que le roi ait lui-même composé, même un seul dentre eux. La mention « Psaume de David » quon trouve dans lincipit ne signifie pas que David soit lauteur du psaume, mais quil sagit dune prière de spiritualité davidique. Cest généralement après la mort du roi que ces textes ont été mis sous leur forme littérale, le plus souvent par la main des lettrés, prêtres et scribes de la communauté dIsraël sous le règne de Salomon, voire beaucoup plus tard. La communauté exprime ce qui lui est soufflé par le véritable auteur du Psautier, qui est Dieu même. Dieu qui inspire en toute circonstance à lhomme, son bien-aimé, la prière du juste, la prière de lhomme touché par le malheur ou le bonheur, de lhomme qui rencontre léchec, lépreuve, la faute, la délivrance, toutes circonstances de la vie. Cest ainsi que celui qui cherche Dieu, et qui prie pour se rapprocher de son Seigneur, peut retrouver, en scrutant la Bible, ces mêmes circonstances autrefois vécues par le roi David. Il peut alors prier avec David, assumant ainsi cet héritage spirituel en fils de David.
Cela dit, pourquoi Moïse ? Si le livre des Psaumes a pour but de permettre aux hommes de prier avec David faut-il comprendre que Moïse a lui aussi prié avec David ? Eh bien oui ! dune certaine manière, oui. Car en dépit de lanachronisme que nous suggère cette idée, prier avec David ne sadresse pas exclusivement aux hommes nés après le roi, mais à tous les hommes, depuis Adam et Ève jusquà vous et moi et notre descendance. On comprend bien ici quil nest pas question dimiter le roi David, que lon prendrait pour modèle. Non, cest plutôt la situation si humaine dun homme tombé dans le péché (et si bien illustrée par la vie du roi) quil nous faut assumer, afin de prier avec les mêmes mots que lui puisque cest Dieu qui les a inspirés. On voit dailleurs assez mal comment Moïse, ce prophète exceptionnel qui parlait face à face avec le Seigneur, aurait pu trouver modèle en un roi David beaucoup moins avancé que lui sur les chemins déternité. Cest en vérité tout le contraire : cest David qui a pris Moïse comme modèle. Il a dabord suivi son enseignement, la torah de Moïse, alors principale sinon unique expression de la Torah de YHWH qui est lenseignement divin ; il a ensuite reçu lonction par laquelle Yhwh le choisissait, à la suite de Moïse, pour conduire Israël jusquà Dieu.
Et pourtant, comme tant dhommes lont fait et comme tous le peuvent, Moïse a « prié avec David ». La tradition dIsraël a depuis longtemps proposé une clef pour pénétrer ce mystère, une clef que lon trouve ici, au verset 10 de notre Psaume. Moïse, intercédant auprès de Dieu en faveur des hommes, se plaint de ce que leur vie ne dure pas plus de 70 ans, 80 pour le plus vigoureux. Les rabbins nous rappellent que David a vécu 70 ans précisément, tandis que Moïse, apparemment « plus vigoureux », a connu, à partir de 80 ans, les 40 années les plus fécondes de son existence, conduisant les fils dIsraël à travers le désert vers la Terre promise. Ici donc, il ne parle pas pour lui-même mais pour ses frères. De plus, en parlant deux à Dieu, Moïse ne dit pas « ils », Moïse dit « nous », assumant ainsi la condition de ces hommes qui meurent trop vite, alors que lui-même na jamais eu lieu de se plaindre. Dans son intercession, comme il le fit pendant sa mission au désert, Moïse agit ici en vrai prophète, sans revendiquer pour lui les prérogatives que sa condition bien plus élevée auprès de Dieu peut lui valoir. Si dans ce psaume, comme nous lavons déjà observé, les hommes pour lesquels Moïse intercède sont bien représentés par le personnage type de « David le bien-aimé », on y voit aussi que Moïse, en effet, prie avec David ; il prie non seulement pour, mais avec « lhomme chéri » de Dieu. Suivant la tradition dIsraël, nous dirons quen tout homme qui prie cest David qui prie.
Par et avec David, la prière que Moïse adresse ici à Dieu est une prière bien particulière. Il ne faut pas la confondre avec la prière de louange ou de bénédiction, ni avec la supplique que lon adresse à Dieu en situation de détresse pour obtenir sa propre délivrance. La prière dintercession est une supplique en faveur de quelquun dautre que soi. Intercéder, cest se faire lavocat dun homme en situation difficile, cest défendre celui qui semble condamné afin de lui redonner une nouvelle chance. Et par dessus tout, intercéder suppose de sengager soi-même, jusquà soffrir en sacrifice pour obtenir le salut de celui ou de ceux pour qui lon intercède. Cest ce qui apparaît clairement dans ce passage de lExode où Moïse intercède en faveur de ses frères du peuple élu, alors que Dieu lui paraît les avoir condamnés. Cest dabord Dieu qui parle :
Va, descends, car ton peuple sest corrompu, lui que tu as fait monter du pays dÉgypte. Ils se sont vite écartés de la voie que je leur avais prescrite ; ils se sont fait un veau de métal fondu. Ils se sont prosternés devant lui, ils ont sacrifié pour lui, et ils ont dit « Voici ton dieu, Israël, qui ta fait monter du pays dÉgypte ». Maintenant laisse-moi. Ma colère senflammera contre eux, et je ferai de toi une grande nation.
(Exode 32, 7-10)
Mais Moïse sengage aussitôt dans la défense de son peuple, négligeant lopportunité qui lui est offerte de devenir seul une grande nation :
Pourquoi YHWH, ta colère senflammerait-elle contre ton peuple ? Lui que tu as fait sortir du pays dÉgypte avec grande puissance et dune main forte ?
Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : « Cest pour leur malheur quil les a fait sortir, cest pour les tuer dans les montagnes, et pour les éliminer de la surface du sol » ? Reviens de lardeur de ta colère, et repens-toi de ce mal à ton peuple.
Souviens-toi dAbraham, dIsaac et dIsraël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, quand tu leur as promis : « Je multiplierai votre descendance, comme les étoiles du ciel ! Et tout ce pays-là, dont jai dit je le donnerai à vos descendants , ils le posséderont pour léternité ».
(Ex 32, 11-13).
Et Moïse confirmera, plus tard, devant tout le peuple dont il est resté solidaire, les arguments quil a présentés pour les défendre, renonçant à toute prérogative pour obtenir leur salut :
Jintercédai auprès de YHWH, disant : « Seigneur YHWH, tu ne laisserais pas se corrompre ton peuple, ton héritage, que tu as racheté dans ta grandeur, que tu as fait sortir dÉgypte par ta main puissante ? »
(Dt 9, 26)
Cette intercession de Moïse est sans doute la plus forte, la plus belle de toute la Bible hébraïque, mais elle nest pas la seule. Moïse, à la demande du peuple qui criait vers lui, implora Yhwh darrêter le feu que la colère divine avait déclenché devant linconduite dIsraël (Nombres 11, 2). On se souvient aussi comment le peuple, après avoir murmuré contre Yhwh et contre Moïse, se trouva puni par la morsure des serpents que Yhwh envoya contre eux pour les faire mourir, et comment, reconnaissant leur péché, ils supplièrent Moïse dintercéder en leur faveur auprès de Yhwh (Nombres 21, 6-7). Chaque fois, le prophète pouvait encore abandonner ses frères « à la nuque raide » et accepter la promesse divine ; il nen fit jamais rien, chaque fois intercédant pour leur salut.
Parce quaucun prophète semblable à lui na plus paru en Israël, Moïse serait-il le seul capable dintercéder ? Avant desquisser une réponse à cette question, notamment en ce qui concerne David, il nous faut rechercher comment lintercession est entrée dans la Bible, cest-à-dire comment Dieu lenseigne aux hommes. Cest avec Abraham, premier prophète désigné, que cette notion fait son apparition. Abraham ayant trompé le prince Abimélek en lui présentant Sarah comme sa sœur et non sa femme, ce dernier fait enlever Sarah en vue de la prendre pour femme. Mais Dieu le détrompe, le frappe de stérilité ainsi que toute sa maison, et lui dit :
[Gen 20, 7] : Maintenant, rends la femme de cet homme. Car il est prophète, il intercédera pour toi, et tu vivras. Mais si tu ne la rends pas, sache que tu mourras, toi et tous les tiens.
Abimélek, qui avait agi en toute justice, fit revenir Sarah vers Abraham. Puis :
[Gen 20, 17] : Abraham intercéda auprès de la divinité et Dieu guérit Abimélek, sa femme et ses servantes, et elles purent enfanter.
Ces deux versets sont riches de sens. Ils nous disent dabord que la mission première du prophète est dintercéder auprès de la divinité pour le salut de ses frères humains. Et puisque Dieu a fait du prophète Abraham notre chef de file, ces deux versets nous disent aussi que sa mission est devenue la nôtre, nous qui marchons à sa suite depuis près de quatre mille ans, nous cette multitude dont Abraham est le père : Dieu appelle chacun de nous à devenir ce prophète qui intercède pour le salut de ses frères. Le plus réconfortant peut-être, pour les pécheurs que nous sommes, cest de voir, dans ces deux versets, que cette mission primordiale est confiée à Abraham au moment où il vient de retomber dans la faute dont le Seigneur la relevé. Alors même que Yhwh, en lui apparaissant dans une vision, vient de lui dire Cest moi ton protecteur , Abraham, loin de sappuyer sur la parole divine, a de nouveau recours à la tromperie pour se protéger lui-même. Le manque de foi est notre principal péché, mais la miséricorde de Dieu est infinie qui fait dAbraham, pécheur par manque de foi, notre père dans la foi. Sur ce difficile chemin, par lequel Dieu nous fait monter vers lui, le roi David va devenir, si lon ose dire, le « pécheur modèle » à la suite dAbraham.
Le verbe intercéder se rencontre sept fois au Pentateuque. Nous venons den voir les deux premières occurrences au livre de la Genèse, en observant ce que Yhwh demande à Abraham. Intercéder , cest-à-dire disculper autrui condamné injustement, prendre son parti en épousant solidairement sa cause. Dieu fait comprendre à Abraham que le jugement qui frappe Abimélek est injuste, et que le coupable est plutôt Abraham lui-même. Lintercession du prophète obtiendra certes la guérison du mal dont Yhwh avait frappé le prince, mais surtout, cest ainsi que Dieu guérit Abraham de son manque de foi et lhomme progresse vers Dieu. Moïse entrera pleinement dans cette leçon divine, et deviendra lhomme de la divinité, le prophète le plus proche de Yhwh. Au-delà du livre de la Genèse, le verbe intercéder apparaît encore cinq fois au Pentateuque (trois au livre des Nombres, deux au Deutéronome) et chaque fois il sagit dune intercession de Moïse. Par la suite, on ne trouvera plus dintercession avant la venue du prophète Samuel. Et cest seulement un peu plus tard, après le règne problématique de Saül (au cours duquel il nest jamais question dintercession), que Yhwh fera le choix de David en vue de létablir comme roi dIsraël.
Au temps de Samuel, les fils dIsraël ne manquent pas de faire appel au prophète, dès quils se sentent menacés par la colère divine (1 Samuel 12, 19) :
Intercède pour tes serviteurs, auprès de YHWH ton Dieu, afin que nous ne mourions pas ; car nous avons ajouté à tous nos péchés le tort de demander pour nous un roi.
Samuel avait répondu aux fils dIsraël :
Quant à moi, loin de moi lidée de pécher contre YHWH, de cesser dintercéder pour vous.
Je vous enseignerai le bon et droit chemin.
Il faut comprendre quen disant cela le prophète nest pas à la recherche de son propre salut, fuyant le péché comme un perfectionniste qui viserait la sainteté ; non, cest bien le salut de ses frères quil cherche, et pour cela, il leur indique le bon et droit chemin . Cependant le prophète est si proche de Dieu quil reçoit directement les instructions qui le guident, comme Moïse dans la tente de la rencontre, et ce nest pas la Loi qui le garde du faux pas, cest Dieu qui le protège. Au contraire, ses frères sont loin de Dieu. Ils sont donc vulnérables, et la Loi, les instructions du prophète leur sont indispensables pour se garder du faux pas. Samuel se doit donc de penser et daccueillir la vulnérabilité de ses frères comme une exigence pour lui-même. Voilà ce quil leur dit, avec leurs mots à eux, en exposant que ce serait pour lui [comme] un péché que de ne pas intercéder. Car bien sûr, lintercession est toujours un acte gratuit venant dun mouvement du cœur, et non lobéissance à une exigence venue dailleurs.
Ce mouvement du cœur nest pas visible dans la remarque de Samuel paraissant se faire un devoir moral dintercéder. Pour le découvrir, il faut aller lobserver chez Abraham, dans ce que lon peut regarder comme lacte fondateur, avant la lettre, de toute intercession. Cest à la fin du chapitre 18 de la Genèse. Après lui avoir promis une descendance innombrable, Dieu a résolu davertir Abraham de ses intentions de détruire Sodome et Gomorrhe. Craignant alors pour son neveu Lot, qui demeure à Sodome, Abraham sinquiète auprès de Yhwh : Ferais-tu aussi périr le juste avec le coupable ? La prière dAbraham a été entendue : Dieu fera échapper Lot à la destruction de la ville. Dieu a exaucé lintercession dun homme qui tenait son frère pour un juste et avait foi en la justice divine : lhomme est devenu prophète. Lintercession ne relève pas dune instruction, telle cette défense de toucher à larbre du jardin ; lintercession sinscrit dans lespace de liberté créé au septième jour lorsque, dans le silence de labstention, Dieu attend la réponse dun homme qui soudain se met à ressembler à son créateur. Comme le fera Moïse après lui pour son peuple, Abraham na pas rejeté son frère, renonçant à saisir comme une proie pour lui seul, la promesse divine dêtre à lorigine dune grande et puissante nation.
Le mot hébreu tephillah, qui désigne la prière dintercession, entre dans la Bible avec la prière que David adresse à Yhwh, après avoir entendu le prophète Natan lui rapporter la réponse divine à son désir de bâtir un temple pour le Seigneur. Yhwh avait fait dire à David que ce ne serait pas lui, mais plus tard, après sa mort, un fils de sa descendance qui bâtirait cette maison. Or Natan lui avait aussi rapporté : Yhwh tannonce quil te fera une maison. David vint alors se présenter devant le Seigneur, disant : « Qui suis-je, Seigneur YHWH, et quest donc ma maison, que tu maies fait parvenir aussi loin ? Encore est-ce si peu à tes yeux, Seigneur YHWH, que tu parles aussi de la maison de ton serviteur pour les temps éloignés ». Puis il acheva sa prière par ces mots :
Et maintenant, ô YHWH Dieu, cette chose dont tu as parlé pour ton serviteur et pour sa maison , maintiens-la jusquen éternité, agis comme tu as parlé ,
Et ton nom sera magnifié jusquen éternité ; on dira : YHWH Çabaot ! le Dieu dIsraël ! Et la maison de ton serviteur David sera affermie devant ta face.
Car cest toi, YHWH Çabaot, Dieu dIsraël, qui las révélée à loreille de ton serviteur, en disant : Je bâtirai pour toi une maison ! Cest pourquoi ton serviteur a eu le cœur dintercéder auprès de toi avec cette prière.
Maintenant, Seigneur YHWH, cest toi la divinité : tes paroles sont vérité. Et tu as parlé de ce bienfait à ton serviteur.
Maintenant donc, commence et bénis la maison de ton serviteur, afin quelle soit pour léternité devant ta face ! Car cest toi, Seigneur YHWH, qui as parlé, et par ta bénédiction la maison de ton serviteur sera bénie pour léternité.
(2 Samuel 7, 25-29)
Cette prière a-t-elle le caractère dune intercession ? Il faudrait pour cela que David intervienne auprès de Yhwh en faveur de quelquun dautre que lui, quelquun dinjustement condamné, comme le peuple dIsraël aux yeux de Moïse, ou comme Abimélek mis par Yhwh sous les yeux dAbraham. Or David intervient ici pour sa propre maison, laquelle est encore David, et il intercède pour une maison si peu condamnée que Yhwh, au contraire, vient dinformer le roi des bienfaits quil lui réserve. Cette prière est sans objet. Au mieux, cest une prière daction de grâce mais pas une supplique, et il devient clair que lÉcriture veut ici nous faire découvrir que David ne sait plus ce quest une intercession. Comment cela est-il possible ? Lhéritage de Moïse aurait-il disparu ? Avant de conclure en ce sens, il faut rechercher si dautres signes confirment une perte aussi grave. Ces signes sont bien là, nous allons le voir, des signes qui nous sont donnés au début du règne de Salomon. Rempli de la sagesse que Yhwh lui accorde au commencement de son règne, Salomon va nous confirmer que Moïse reste le seul homme assez proche de Dieu pour pouvoir intercéder, justifiant ainsi la présence du « Psaume » 90 au livre de prières dIsraël.
Le prophète Natan avait encouragé David, qui voulait bâtir une maison pour Yhwh ; mais Yhwh le renvoya auprès du roi pour len dissuader. Pourquoi Dieu a-t-il désavoué son prophète ? Le livre de Samuel nen dit rien, mais la réponse à cette question apparaît à deux reprises au livre des Chroniques. À la fin de son règne, devant tout Israël convoqué pour la circonstance, David déclarait :
Javais lintention de bâtir une maison pour le repos de larche de lalliance de YHWH et pour le marchepied de notre Dieu, et je me préparais à bâtir. Mais la divinité ma dit : Tu ne bâtiras pas une maison à mon nom, parce que tu es un homme de guerres, et tu as répandu le sang.
(1 Chr 28, 2b-3)
Cette déclaration publique avait été précédée dune instruction donnée à Salomon :
Mon fils, javais lintention de bâtir une maison au nom de YHWH, mon Dieu. Mais il y eut une parole de YHWH pour moi, disant :
Tu as versé du sang en abondance, car tu as fait de grandes guerres. Tu ne bâtiras pas de maison à mon nom, parce que tu as répandu devant moi beaucoup de sang vers la terre.
(1 Chr 22, 7-8)
Si lon sen tient à sa déclaration publique, David ne construira pas de maison au nom de Yhwh parce quil est un homme de guerres qui a répandu le sang ; mais si lon examine attentivement ce que Salomon a entendu de son père, on comprend que Yhwh ne reproche pas à David davoir fait de grandes guerres , mais davoir répandu devant le Seigneur beaucoup de sang vers la terre . Ce nest pas tout à fait la même chose, et cest même tout autre chose si lon remarque la forme particulière du mot sang, au pluriel dans cette seconde partie du verset. Ce sang répandu est celui du meurtre. Et ici, il renvoie au Psaume 51, quand David demande à Yhwh : Libère-moi du sang, ô Dieu ! Il sagit du sang innocent de Hurie le Hittite, lépoux de Bethsabée, que David a fait assassiner parce que la présence de ce fidèle serviteur dIsraël contrariait ses amours coupables. David avait pris conscience de son péché en écoutant le prophète Natan ; il avait aussi entendu la parole accusatrice de Yhwh, lorsquil fuyait devant son fils Absalom, et que le Benjaminite Schimei le maudissait, traitant le roi dhomme de sang (pluriel, i.e. « assassin ») parce que David le sait et nous le dit parce que YHWH le lui a demandé : « Maudis David ! ».
Cependant, on dira que Moïse a lui aussi du sang sur les mains. On se souvient, en effet, que Moïse a tué un Égyptien qui frappait un hébreu, un de ses frères. Mais la différence est considérable avec David, qui tue un innocent parce quil gêne ses projets personnels, alors que Moïse tue lagresseur de lun de ses frères. On peut même penser que ce réflexe de solidarité avec les fils dIsraël nest pas étranger au choix divin de confier la sortie dÉgypte au bâton de Moïse : son attitude annonce déjà ses futures intercessions. Mais obligé de fuir loin de Pharaon, parce que les faits sont connus qui pourraient laccuser, Moïse part se réfugier à Madian. Loin daccuser Moïse, Dieu se révèle à lui dans le Buisson ardent.
Au contraire, David est accusé par la voix du sang de son « frère » qui crie vers Dieu depuis la terre. Même si Yhwh a pardonné son crime, peut-il encore, comme Moïse, être le modèle à suivre ? Peut-il encore conduire les fils dIsraël avec YHWH les guidant vers sa demeure de sainteté ? David a versé le sang innocent, et son fils le sait. Que peut faire Salomon, fils de David ? Pourrait-il suivre son père, sans discernement ? ou lui faudra-t-il au contraire renier ce père, refuser la filiation à David ? Dans la détresse, un seul refuge : invoquer la divinité révélée. Salomon a prié Yhwh, Dieu dIsraël, dans une demande pressante : Accorde-moi la sagesse et lintelligence pour conduire ce peuple. Et Dieu a exaucé sa prière : lesprit de Yhwh est avec Salomon. Alors il va donner à lÉcriture ce qui est sans doute sa marque spirituelle la plus profonde, en y inscrivant les signes indélébiles de la miséricorde infinie de Dieu pour sa créature chérie, pour lhomme, pour lhomme pécheur et pardonné : David.
Les signes les plus visibles placés par Salomon dans lÉcriture sont le Cantique des cantiques et le livre des Proverbes. Les plus visibles, parce que Salomon a signé ces textes de la manière la plus claire : Cantique des cantiques qui est de Salomon (Ct 1, 1) ; Proverbes de Salomon, fils de David, roi dIsraël (Pr 1, 1). De plus, le nom de Salomon ne figure pas seulement au premier verset de ces deux livres, on le retrouve dans le cours du texte. Au total, son nom apparaît sept fois au Cantique et trois fois aux Proverbes. Plus important, ces deux livres confirment la relation unique de Salomon avec la divinité, de lhomme avec son Dieu : le Cantique en décrit létreinte amoureuse des noces mystiques, jusquà lentrée en éternité ; les Proverbes instaurent la Tradition qui sappuie sur lÉcriture pour guider la marche de lhomme vers le Ciel. Ces signes visibles nous disent la bonté du Seigneur accordant tant de gloire au fils de David ; ils nous disent aussi, sans la moindre ambiguïté, que Salomon assume pleinement lhéritage de David son père ; ils confirment enfin, en les soulignant, dautres signes moins visibles, destinés à orienter les chemins de lhomme dans sa montée vers Dieu. Ces signes, nous allons les trouver au Psautier, au livre de prières des fils dIsraël.
Le nom de Salomon apparaît deux fois au Psautier. En premier lieu, il est en titre du Psaume 72 :
De Salomon. Ô Dieu, accorde au roi tes décisions, ta justice au fils du roi.
On reconnaît, au début du verset, le thème principal de la prière de Salomon pour obtenir la sagesse de gouverner le peuple. On trouve ensuite ce qui pourrait apparaître comme un discret rappel de sa filiation davidique, le premier mot « roi » désignant Salomon, le second affirmant quil se place ici en fils de David. Mais cette double référence induit un sens nouveau, lui-même double : elle fait de David le roi inspiré par Dieu, à la demande de Salomon qui le reconnaît ainsi, et elle fait de Yhwh le roi divin sous lequel Salomon place sa filiation. Cet engagement de lhomme est la réponse de Salomon à lappel divin, un appel prononcé par la voix de son messie David que lon trouve en conclusion du Psaume Deuxième : Embrasse la filiation ! ce qui signifie « Deviens le fils spirituel de Yhwh qui tengendre comme le fils de sa chair ». Ayant ainsi inauguré son règne, Salomon peut sappuyer tout à la fois sur Yhwh, dont il embrasse la filiation , et sur la parole de David, messie inspiré par Dieu. Le Psautier peut alors devenir la prière dIsraël, pour la sanctification du peuple de Dieu. Mais si David est toujours messie, il ne peut toujours pas intercéder pour son peuple. Voilà pourquoi le « Psaume » 72 sachève par ces mots : Fin des intercessions de David, fils de Jessé.
Une telle affirmation ne peut avoir été écrite quaprès la mort de David. Elle correspond, de manière concomitante, à ce que dit lÉcriture, également après la mort de David :
Voici les dernières paroles de David.
Oracle de David fils de Jessé, mais oracle de lhomme fort, [oracle] suscité au messie du Dieu de Jacob, [
].
La mort de David, fils de Jessé marque la naissance de David messie . Un messie dont les dernières paroles ne peuvent pas nous tromper Lesprit de Yhwh parle par moi, et son discours est sur ma langue
mais un messie qui ne peut toujours pas intercéder, puisquil est mort. Cest pourquoi Salomon, fils de David qui à ce titre ne peut pas intercéder lui non plus, fait appel à Moïse. Moïse est lintercédant pour le peuple de Dieu depuis la sortie dÉgypte. Et il est toujours vivant, il a quitté les fils dIsraël sans laisser de sépulture. Le « Psaume » 90 nous dit lIntercession de Moïse, dont la prière aujourdhui reste aussi nécessaire à la victoire du Dieu de Jacob sur les ennemis dIsraël, quelle était nécessaire à la victoire de Yhwh sur les Amalécites, à Rephidim, au temps de lExode (17, 8-13).
La seconde des deux seules occurrences du nom de Salomon au Psautier se trouve en tête du Psaume 127, au centre du groupe des quinze psaumes des Montées (Ps 120-134). Cette position est déjà signe, sous la forme dune inclusion sémitique, amande au cœur du fruit. Elle ne laisse plus de doute sur la vocation de Salomon, Pacifieur dont le nom soffre pour nous guider aux chemins de la Paix, vers la Jérusalem (fondation de Paix) den haut où lui-même a si bien été conduit par le Seigneur. Et les quinze Psaumes des Montées nous décrivent, pas à pas, le chemin suivi par Salomon dans sa montée vers Dieu. Ils sont un enseignement pour Israël, pour tout le peuple, pour les Fils de David répondant à lappel divin en vue de devenir Fils de Dieu. Ce chemin souvre en accueillant le pèlerin qui choisit de quitter les refuges obscurs dun monde trompeur, pour sengager vers la lumière ; ce chemin débouche au cœur de la communion des frères, dans la bénédiction de YHWH, Dieu dIsraël qui te bénit depuis Sion, faisant cieux et terre faisant toute chose nouvelle.
Quil sagisse dAbraham intercédant pour Abimélek, ou de Moïse intercédant au désert pour les fils dIsraël à la nuque raide, nous avons limpression, en lisant lÉcriture, que lintercession du prophète a fait se raviser Dieu, qui renonce alors au châtiment promis. Ce nest quune apparence. En vérité, cest toujours Dieu qui agit. Cest Dieu qui inspire au prophète son intercession, afin de faire progresser lhomme vers le salut afin de rapprocher lhomme de son Dieu. Ainsi, nous ignorons si Lot était vraiment cet innocent que la destruction de Sodome aurait injustement frappé ; mais ce qui compte, cest quAbraham le croyait, et quil avait pris le risque, pour sauver son parent, dirriter la divinité et donc den pâtir lui-même. Sa « négociation » ayant, à ses yeux, obtenu le salut de Lot au nom de la justice, Abraham sest trouvé conforté de navoir pas abandonné son frère au Jugement : il peut ainsi comprendre que sa solidarité avec son frère a du prix aux yeux de la divinité. Plus tard, mis en situation de considérer Abimélek comme un innocent injustement frappé, Abraham se doit dintercéder aussi pour ce dernier, au nom de la même justice ; la solidarité quil a vécue naguère avec son parent lamène alors à regarder Abimélek comme son frère, et non plus comme un ennemi potentiel. Résultat de toute cette action divine, la foi dAbraham a augmenté et il est devenu prophète, homme de la divinité intercédant pour ses frères humains sans rechercher son propre salut.
Au terme de lexpérience vécue, Abraham pouvait comprendre que Yhwh recherche la solidarité avec ses frères humains du prophète serviteur de Dieu : sil faut choisir, il choisira le salut dautrui plutôt que le sien puisque Dieu le protège. Nous ignorons si Abraham avait bien compris tout cela, mais ce qui est sûr, cest que Moïse le voyait parfaitement, lui qui nous enseigne lhistoire dAbraham dans la torah de Moïse ; et son enseignement nous dit aussi que ce que nous croyons avoir acquis au nom de la justice, en vérité nous est donné par grâce : tout vient de la miséricorde divine. Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais quil se convertisse et quil vive par sa foi. Et Moïse dit plus encore. Dans le cantique que lon trouve à la fin du Deutéronome, testament quil a laissé aux fils dIsraël avant de quitter cette terre, le grand prophète évoque brièvement son intercession en leur faveur, alors quils sétaient laissés séduire par le veau dor. Yhwh a renoncé au châtiment ; il aurait pu donner libre cours à la fureur ennemie, jusquà anéantir les fils dIsraël (Dt 32, 15-26), mais il ne la pas fait de peur que leurs ennemis ne disent : Notre main a frappé fort ! ce nest pas YHWH qui a réalisé cela ! Par cet aveu, Moïse nous confirme que ce nétait pas son intercession qui avait dissuadé Yhwh dexterminer Israël : sa prière lui avait été entièrement inspirée. Dieu agit ainsi pour rapprocher de lui lhomme Moïse, qui entre alors dans le secret du plan divin afin de nous le faire comprendre dans un langage dhomme. À lexemple dAbraham, Dieu veut faire de chacun de nous un prophète qui ne cherche pas à se sauver lui-même car sa foi est grande en son Dieu qui le protège mais qui écoute et suit la volonté divine le guidant vers le salut de ses frères humains. Comment ce salut se fera-t-il ?
Le verbe réaliser, qui vient dêtre cité, nest pas fréquent dans la Bible. Il napparaît que trois fois dans la torah de Moïse, mais trois fois il exprime une action de Dieu. Sa toute première occurrence permet den préciser le sens ; elle se trouve au cantique daction de grâce que chante Moïse, alors que Yhwh vient de faire échapper le peuple à ses poursuivants égyptiens en le faisant traverser la mer Rouge à pied sec (Exode 15, 17) :
Tu les fais entrer, et tu les implantes, à la montagne de ton héritage :
fondation pour ta demeure, que tu as réalisée, YHWH,
de sainteté, Adonaï, que tes mains ont fondée.
La lecture de ce verset essentiel en conclusion du cantique nous fait comprendre que seule laction divine donne au peuple accès à la sainteté de Dieu. YHWH fait de lhomme créé par Elohim une fondation de sainteté , afin quil devienne un sanctuaire la demeure de Dieu au terme de la réalisation du plan divin. Cest cette réalisation que « Moïse » évoque dans notre texte, en abordant la conclusion de son « intercession » en « homme de la divinité » : Ton œuvre apparaîtra (Ps 90, 16). Le mot « œuvre » (hébreu poal), dérivé du verbe « réaliser » (hébreu paal), nous ramène ici à la vocation de Moïse dans le plan divin : le prophète est la voix qui parle aux hommes pour leur montrer lœuvre de Dieu agissant en vue de leur salut.
Le texte du « Psaume » 90 est très probablement de la main de Salomon. Cest la prière dun fils de David ayant embrassé la filiation divine, un chef spirituel sachant que la mission de Moïse, inachevée, doit être poursuivie ; il fait appel à son intercession. Contrairement à ce quavaient pu croire les fils dIsraël entrant en « Terre promise » avec Josué, si Moïse nest pas entré avec eux ce nest pas pour avoir commis quelque faute, mais parce que cette génération sétait pervertie au point de rendre impossible leur montée vers le monde promis, où seul est entré Moïse : ils nentreront pas dans mon repos, dit le Seigneur. Alors Salomon en appelle à la miséricorde divine, dans un cri bouleversant au cœur de cette intercession : Reviens, YHWH ! Prends pitié pour tes serviteurs. Salomon fils de David supplie la divinité en invoquant « YHWH » comme son père, alors que Moïse invoque le Seigneur Adonaï, comme ici au début de lintercession. Et quand Salomon met ce cri dans la bouche de Moïse, cest David, par la voix de son fils, qui supplie le prophète de reprendre sa mission auprès dIsraël, au nom de YHWH notre Dieu.
En sadressant ainsi à Dieu par lintercession de Moïse dont il connaît parfaitement la vocation, Salomon parle tout armé de la sagesse divine quil a demandée pour conduire le peuple. Il sait bien que sa prière ne fera pas revenir Moïse au désert comme au temps de lExode, mais il est sûr de Yhwh qui linspire, et qui donnera à son peuple les moyens de poursuivre sa montée vers Jérusalem. Salomon ne parle pas au nom dIsraël en recherche de son propre salut : il est le serviteur de Dieu qui cherche le salut du monde, au moyen dIsraël devenu pour Yhwh
un royaume de prêtres et une nation sainte, parce que cest la vocation dIsraël. Or Salomon est le chef dune petite communauté dhébreux dont les pieds se tiennent aux portes de Jérusalem. Il va guider ses frères humains sur leurs traces, convier le peuple à suivre les hébreux en montant avec eux jusquà la cité céleste. Alors lœuvre de Dieu sera réalisée, au moyen de louvrage de Salomon, et par lintercession de Moïse. Cest cette demande que nous trouvons en conclusion de sa prière à YHWH (Ps 90, 17) :
Viens affermir avec nous louvrage de nos mains,
louvrage de nos mains, confirme-le.
Cet ouvrage, cest le travail de la communauté des hébreux avec Salomon. Travail de formation et daccompagnement, au sein dune école spirituelle qui repose sur la prière des quinze Psaumes des Montées admirable chemin de sainteté vers cette demeure qui est lœuvre de Dieu : la communion des frères.
- le « Psaume » 90 (1 page) |
- les Notes sur le Psaume (4 pages) |
- Le Commentaire sur le Psaume (11 pages) |
- les Notes attachées au Commentaire (3 pages) |