pour télécharger
et pour imprimer




L’intercession de Moïse

(Commentaires sur le « Psaume » 90)



Moïse

Ce qui frappe au premier abord, c’est le nom de Moïse, ici, en tête d’un Psaume. Le cas est unique dans tout le Psautier, généralement considéré comme étant « de David ». Certes, tous les Psaumes ne sont pas « de David », et l’on ne peut pas affirmer avec certitude que le roi ait lui-même composé, même un seul d’entre eux. La mention « Psaume de David » qu’on trouve dans l’incipit ne signifie pas que David soit l’auteur du psaume, mais qu’il s’agit d’une prière de spiritualité davidique. C’est généralement après la mort du roi que ces textes ont été mis sous leur forme littérale, le plus souvent par la main des lettrés, prêtres et scribes de la communauté d’Israël sous le règne de Salomon, voire beaucoup plus tard. La communauté exprime ce qui lui est soufflé par le véritable auteur du Psautier, qui est Dieu même. Dieu qui inspire en toute circonstance à l’homme, son bien-aimé, la prière du juste, la prière de l’homme touché par le malheur ou le bonheur, de l’homme qui rencontre l’échec, l’épreuve, la faute, la délivrance, toutes circonstances de la vie. C’est ainsi que celui qui cherche Dieu, et qui prie pour se rapprocher de son Seigneur, peut retrouver, en scrutant la Bible, ces mêmes circonstances autrefois vécues par le roi David. Il peut alors prier avec David, assumant ainsi cet héritage spirituel en fils de David.

Cela dit, pourquoi Moïse ? Si le livre des Psaumes a pour but de permettre aux hommes de  prier avec David  faut-il comprendre que Moïse a lui aussi prié avec David ? Eh bien oui ! d’une certaine manière, oui. Car en dépit de l’anachronisme que nous suggère cette idée, prier avec David ne s’adresse pas exclusivement aux hommes nés après le roi, mais à tous les hommes, depuis Adam et Ève jusqu’à vous et moi et notre descendance. On comprend bien ici qu’il n’est pas question d’imiter le roi David, que l’on prendrait pour modèle. Non, c’est plutôt la situation si humaine d’un homme tombé dans le péché (et si bien illustrée par la vie du roi) qu’il nous faut assumer, afin de prier avec les mêmes mots que lui puisque c’est Dieu qui les a inspirés. On voit d’ailleurs assez mal comment Moïse, ce prophète exceptionnel qui parlait face à face avec le Seigneur, aurait pu trouver modèle en un roi David beaucoup moins avancé que lui sur les chemins d’éternité. C’est en vérité tout le contraire : c’est David qui a pris Moïse comme modèle. Il a d’abord suivi son enseignement, la torah de Moïse, alors principale sinon unique expression de la Torah de YHWH qui est l’enseignement divin ; il a ensuite reçu l’onction par laquelle Yhwh le choisissait, à la suite de Moïse, pour conduire Israël jusqu’à Dieu.

Et pourtant, comme tant d’hommes l’ont fait et comme tous le peuvent, Moïse a « prié avec David ». La tradition d’Israël a depuis longtemps proposé une clef pour pénétrer ce mystère, une clef que l’on trouve ici, au verset 10 de notre Psaume. Moïse, intercédant auprès de Dieu en faveur des hommes, se plaint de ce que leur vie ne dure pas plus de 70 ans, 80 pour le plus vigoureux. Les rabbins nous rappellent que David a vécu 70 ans précisément, tandis que Moïse, apparemment « plus vigoureux », a connu, à partir de 80 ans, les 40 années les plus fécondes de son existence, conduisant les fils d’Israël à travers le désert vers la Terre promise. Ici donc, il ne parle pas pour lui-même mais pour ses frères. De plus, en parlant d’eux à Dieu, Moïse ne dit pas « ils », Moïse dit « nous », assumant ainsi la condition de ces hommes qui meurent trop vite, alors que lui-même n’a jamais eu lieu de se plaindre. Dans son intercession, comme il le fit pendant sa mission au désert, Moïse agit ici en vrai prophète, sans revendiquer pour lui les prérogatives que sa condition bien plus élevée auprès de Dieu peut lui valoir. Si dans ce psaume, comme nous l’avons déjà observé, les hommes pour lesquels Moïse intercède sont bien représentés par le personnage type de « David le bien-aimé », on y voit aussi que Moïse, en effet, prie avec David ; il prie non seulement pour, mais avec « l’homme chéri » de Dieu. Suivant la tradition d’Israël, nous dirons qu’en tout homme qui prie c’est David qui prie.

L’intercession

Par et avec David, la prière que Moïse adresse ici à Dieu est une prière bien particulière. Il ne faut pas la confondre avec la prière de louange ou de bénédiction, ni avec la supplique que l’on adresse à Dieu en situation de détresse pour obtenir sa propre délivrance. La prière d’intercession est une supplique en faveur de quelqu’un d’autre que soi. Intercéder, c’est se faire l’avocat d’un homme en situation difficile, c’est défendre celui qui semble condamné afin de lui redonner une nouvelle chance. Et par dessus tout, intercéder suppose de s’engager soi-même, jusqu’à s’offrir en sacrifice pour obtenir le salut de celui ou de ceux pour qui l’on intercède. C’est ce qui apparaît clairement dans ce passage de l’Exode où Moïse intercède en faveur de ses frères du peuple élu, alors que Dieu lui paraît les avoir condamnés. C’est d’abord Dieu qui parle :

Va, descends, car ton peuple s’est corrompu, lui que tu as fait monter du pays d’Égypte. Ils se sont vite écartés de la voie que je leur avais prescrite ; ils se sont fait un veau de métal fondu. Ils se sont prosternés devant lui, ils ont sacrifié pour lui, et ils ont dit « Voici ton dieu, Israël, qui t’a fait monter du pays d’Égypte ». Maintenant laisse-moi. Ma colère s’enflammera contre eux, et je ferai de toi une grande nation.
(Exode 32, 7-10)

Mais Moïse s’engage aussitôt dans la défense de son peuple, négligeant l’opportunité qui lui est offerte de devenir seul une grande nation :

Pourquoi YHWH, ta colère s’enflammerait-elle contre ton peuple ? Lui que tu as fait sortir du pays d’Égypte avec grande puissance et d’une main forte ?
Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : « C’est pour leur malheur qu’il les a fait sortir, c’est pour les tuer dans les montagnes, et pour les éliminer de la surface du sol » ? Reviens de l’ardeur de ta colère, et repens-toi de ce mal à ton peuple.
Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, quand tu leur as promis : « Je multiplierai votre descendance, comme les étoiles du ciel ! Et tout ce pays-là, dont j’ai dit “ je le donnerai à vos descendants ”, ils le posséderont pour l’éternité ».

(Ex 32, 11-13).

Et Moïse confirmera, plus tard, devant tout le peuple dont il est resté solidaire, les arguments qu’il a présentés pour les défendre, renonçant à toute prérogative pour obtenir leur salut :

J’intercédai auprès de YHWH, disant : « Seigneur YHWH, tu ne laisserais pas se corrompre ton peuple, ton héritage, que tu as racheté dans ta grandeur, que tu as fait sortir d’Égypte par ta main puissante ? »
(Dt 9, 26)

Cette intercession de Moïse est sans doute la plus forte, la plus belle de toute la Bible hébraïque, mais elle n’est pas la seule. Moïse, à la demande du peuple qui criait vers lui, implora Yhwh d’arrêter le feu que la colère divine avait déclenché devant l’inconduite d’Israël (Nombres 11, 2). On se souvient aussi comment le peuple, après avoir murmuré contre Yhwh et contre Moïse, se trouva puni par la morsure des serpents que Yhwh envoya contre eux pour les faire mourir, et comment, reconnaissant leur péché, ils supplièrent Moïse d’intercéder en leur faveur auprès de Yhwh (Nombres 21, 6-7). Chaque fois, le prophète pouvait encore abandonner ses frères « à la nuque raide » et accepter la promesse divine ; il n’en fit jamais rien, chaque fois intercédant pour leur salut.

Qui intercède ?

Parce qu’aucun prophète semblable à lui n’a plus paru en Israël, Moïse serait-il le seul capable d’intercéder ? Avant d’esquisser une réponse à cette question, notamment en ce qui concerne David, il nous faut rechercher comment l’intercession est entrée dans la Bible, c’est-à-dire comment Dieu l’enseigne aux hommes. C’est avec Abraham, premier prophète désigné, que cette notion fait son apparition. Abraham ayant trompé le prince Abimélek en lui présentant Sarah comme sa sœur et non sa femme, ce dernier fait enlever Sarah en vue de la prendre pour femme. Mais Dieu le détrompe, le frappe de stérilité ainsi que toute sa maison, et lui dit :

[Gen 20, 7] : Maintenant, rends la femme de cet homme. Car il est prophète, il intercédera pour toi, et tu vivras. Mais si tu ne la rends pas, sache que tu mourras, toi et tous les tiens.

Abimélek, qui avait agi en toute justice, fit revenir Sarah vers Abraham. Puis :

[Gen 20, 17] : Abraham intercéda auprès de la divinité et Dieu guérit Abimélek, sa femme et ses servantes, et elles purent enfanter.

Ces deux versets sont riches de sens. Ils nous disent d’abord que la mission première du prophète est d’intercéder auprès de la divinité pour le salut de ses frères humains. Et puisque Dieu a fait du prophète Abraham notre chef de file, ces deux versets nous disent aussi que sa mission est devenue la nôtre, nous qui marchons à sa suite depuis près de quatre mille ans, nous cette multitude dont Abraham est le père : Dieu appelle chacun de nous à devenir ce prophète qui intercède pour le salut de ses frères. Le plus réconfortant peut-être, pour les pécheurs que nous sommes, c’est de voir, dans ces deux versets, que cette mission primordiale est confiée à Abraham au moment où il vient de retomber dans la faute dont le Seigneur l’a relevé. Alors même que Yhwh, en lui apparaissant dans une vision, vient de lui dire “ C’est moi ton protecteur ”, Abraham, loin de s’appuyer sur la parole divine, a de nouveau recours à la tromperie pour se protéger lui-même. Le manque de foi est notre principal péché, mais la miséricorde de Dieu est infinie qui fait d’Abraham, pécheur par manque de foi, notre père dans la foi. Sur ce difficile chemin, par lequel Dieu nous fait monter vers lui, le roi David va devenir, si l’on ose dire, le « pécheur modèle » à la suite d’Abraham.

Le verbe intercéder se rencontre sept fois au Pentateuque. Nous venons d’en voir les deux premières occurrences au livre de la Genèse, en observant ce que Yhwh demande à Abraham. “ Intercéder ”, c’est-à-dire disculper autrui condamné injustement, prendre son parti en épousant solidairement sa cause. Dieu fait comprendre à Abraham que le jugement qui frappe Abimélek est injuste, et que le coupable est plutôt Abraham lui-même. L’intercession du prophète obtiendra certes la guérison du mal dont Yhwh avait frappé le prince, mais surtout, c’est ainsi que Dieu guérit Abraham de son manque de foi — et l’homme progresse vers Dieu. Moïse entrera pleinement dans cette leçon divine, et deviendra l’homme de la divinité, le prophète le plus proche de Yhwh. Au-delà du livre de la Genèse, le verbe intercéder apparaît encore cinq fois au Pentateuque (trois au livre des Nombres, deux au Deutéronome) et chaque fois il s’agit d’une intercession de Moïse. Par la suite, on ne trouvera plus d’intercession avant la venue du prophète Samuel. Et c’est seulement un peu plus tard, après le règne problématique de Saül (au cours duquel il n’est jamais question d’intercession), que Yhwh fera le choix de David en vue de l’établir comme roi d’Israël.

Au temps de Samuel, les fils d’Israël ne manquent pas de faire appel au prophète, dès qu’ils se sentent menacés par la colère divine (1 Samuel 12, 19) :

Intercède pour tes serviteurs, auprès de YHWH ton Dieu, afin que nous ne mourions pas ; car nous avons ajouté à tous nos péchés le tort de demander pour nous un roi.

Samuel avait répondu aux fils d’Israël :
Quant à moi, loin de moi l’idée de pécher contre YHWH, de cesser d’intercéder pour vous.
Je vous enseignerai le bon et droit chemin.

Il faut comprendre qu’en disant cela le prophète n’est pas à la recherche de son propre salut, fuyant le péché comme un perfectionniste qui viserait la sainteté ; non, c’est bien le salut de ses frères qu’il cherche, et pour cela, il leur indique “ le bon et droit chemin ”. Cependant le prophète est si proche de Dieu qu’il reçoit directement les instructions qui le guident, comme Moïse dans la tente de la rencontre, et ce n’est pas la Loi qui le garde du faux pas, c’est Dieu qui le protège. Au contraire, ses frères sont loin de Dieu. Ils sont donc vulnérables, et la Loi, les instructions du prophète leur sont indispensables pour se garder du faux pas. Samuel se doit donc de penser et d’accueillir la vulnérabilité de ses frères comme une exigence pour lui-même. Voilà ce qu’il leur dit, avec leurs mots à eux, en exposant que ce serait pour lui [comme] un péché que de ne pas intercéder. Car bien sûr, l’intercession est toujours un acte gratuit venant d’un mouvement du cœur, et non l’obéissance à une exigence venue d’ailleurs.

Ce mouvement du cœur n’est pas visible dans la remarque de Samuel paraissant se faire un devoir moral d’intercéder. Pour le découvrir, il faut aller l’observer chez Abraham, dans ce que l’on peut regarder comme l’acte fondateur, avant la lettre, de toute intercession. C’est à la fin du chapitre 18 de la Genèse. Après lui avoir promis une descendance innombrable, Dieu a résolu d’avertir Abraham de ses intentions de détruire Sodome et Gomorrhe. Craignant alors pour son neveu Lot, qui demeure à Sodome, Abraham s’inquiète auprès de Yhwh : Ferais-tu aussi périr le juste avec le coupable ? La prière d’Abraham a été entendue : Dieu fera échapper Lot à la destruction de la ville. Dieu a exaucé l’intercession d’un homme qui tenait son frère pour un juste et avait foi en la justice divine : l’homme est devenu prophète. L’intercession ne relève pas d’une instruction, telle cette défense de toucher à l’arbre du jardin ; l’intercession s’inscrit dans l’espace de liberté créé au septième jour lorsque, dans le silence de l’abstention, Dieu attend la réponse d’un homme qui soudain se met à ressembler à son créateur. Comme le fera Moïse après lui pour son peuple, Abraham n’a pas rejeté son frère, renonçant à saisir comme une proie pour lui seul, la promesse divine d’être à l’origine d’une grande et puissante nation.

David

Le mot hébreu tephillah, qui désigne la prière d’intercession, entre dans la Bible avec la prière que David adresse à Yhwh, après avoir entendu le prophète Natan lui rapporter la réponse divine à son désir de bâtir un temple pour le Seigneur. Yhwh avait fait dire à David que ce ne serait pas lui, mais plus tard, après sa mort, un fils de sa descendance qui bâtirait cette maison. Or Natan lui avait aussi rapporté : Yhwh t’annonce qu’il te fera une maison. David vint alors se présenter devant le Seigneur, disant : « Qui suis-je, Seigneur YHWH, et qu’est donc ma maison, que tu m’aies fait parvenir aussi loin ? Encore est-ce si peu à tes yeux, Seigneur YHWH, que tu parles aussi de la maison de ton serviteur pour les temps éloignés… ». Puis il acheva sa prière par ces mots :

Et maintenant, ô YHWH Dieu, cette chose — dont tu as parlé pour ton serviteur et pour sa maison —, maintiens-la jusqu’en éternité, agis comme tu as parlé ,
Et ton nom sera magnifié jusqu’en éternité ; on dira : YHWH Çabaot ! le Dieu d’Israël ! Et la maison de ton serviteur David sera affermie devant ta face.
Car c’est toi, YHWH Çabaot, Dieu d’Israël, qui l’as révélée à l’oreille de ton serviteur, en disant : “ Je bâtirai pour toi une maison ! ” C’est pourquoi ton serviteur a eu le cœur d’intercéder auprès de toi avec cette prière.
Maintenant, Seigneur YHWH, c’est toi la divinité : tes paroles sont vérité. Et tu as parlé de ce bienfait à ton serviteur.
Maintenant donc, commence et bénis la maison de ton serviteur, afin qu’elle soit pour l’éternité devant ta face ! Car c’est toi, Seigneur YHWH, qui as parlé, et par ta bénédiction la maison de ton serviteur sera bénie pour l’éternité.

(2 Samuel 7, 25-29)

Cette prière a-t-elle le caractère d’une intercession ? Il faudrait pour cela que David intervienne auprès de Yhwh en faveur de quelqu’un d’autre que lui, quelqu’un d’injustement condamné, comme le peuple d’Israël aux yeux de Moïse, ou comme Abimélek mis par Yhwh sous les yeux d’Abraham. Or David intervient ici pour sa propre maison, laquelle est encore David, et il intercède pour une maison si peu condamnée que Yhwh, au contraire, vient d’informer le roi des bienfaits qu’il lui réserve. Cette prière est sans objet. Au mieux, c’est une prière d’action de grâce mais pas une supplique, et il devient clair que l’Écriture veut ici nous faire découvrir que David ne sait plus ce qu’est une intercession. Comment cela est-il possible ? L’héritage de Moïse aurait-il disparu ? Avant de conclure en ce sens, il faut rechercher si d’autres signes confirment une perte aussi grave. Ces signes sont bien là, nous allons le voir, des signes qui nous sont donnés au début du règne de Salomon. Rempli de la sagesse que Yhwh lui accorde au commencement de son règne, Salomon va nous confirmer que Moïse reste le seul homme assez proche de Dieu pour pouvoir intercéder, justifiant ainsi la présence du « Psaume » 90 au livre de prières d’Israël.

de David à Salomon

Le prophète Natan avait encouragé David, qui voulait bâtir une maison pour Yhwh ; mais Yhwh le renvoya auprès du roi pour l’en dissuader. Pourquoi Dieu a-t-il désavoué son prophète ? Le livre de Samuel n’en dit rien, mais la réponse à cette question apparaît à deux reprises au livre des Chroniques. À la fin de son règne, devant tout Israël convoqué pour la circonstance, David déclarait :

J’avais l’intention de bâtir une maison pour le repos de l’arche de l’alliance de YHWH et pour le marchepied de notre Dieu, et je me préparais à bâtir. Mais la divinité m’a dit : “ Tu ne bâtiras pas une maison à mon nom, parce que tu es un homme de guerres, et tu as répandu le sang. ”
(1 Chr 28, 2b-3)

Cette déclaration publique avait été précédée d’une instruction donnée à Salomon :

Mon fils, j’avais l’intention de bâtir une maison au nom de YHWH, mon Dieu. Mais il y eut une parole de YHWH pour moi, disant :
“ Tu as versé du sang en abondance, car tu as fait de grandes guerres. Tu ne bâtiras pas de maison à mon nom, parce que tu as répandu devant moi beaucoup de sang vers la terre. ”

(1 Chr 22, 7-8)

Si l’on s’en tient à sa déclaration publique, David ne construira pas de maison au nom de Yhwh parce qu’il est un “ homme de guerres ” qui a répandu le sang ; mais si l’on examine attentivement ce que Salomon a entendu de son père, on comprend que Yhwh ne reproche pas à David d’avoir “ fait de grandes guerres ”, mais d’avoir “ répandu devant le Seigneur beaucoup de sang vers la terre ”. Ce n’est pas tout à fait la même chose, et c’est même tout autre chose si l’on remarque la forme particulière du mot sang, au pluriel dans cette seconde partie du verset. Ce sang répandu est celui du meurtre. Et ici, il renvoie au Psaume 51, quand David demande à Yhwh : Libère-moi du sang, ô Dieu ! Il s’agit du sang innocent de Hurie le Hittite, l’époux de Bethsabée, que David a fait assassiner parce que la présence de ce fidèle serviteur d’Israël contrariait ses amours coupables. David avait pris conscience de son péché en écoutant le prophète Natan ; il avait aussi entendu la parole accusatrice de Yhwh, lorsqu’il fuyait devant son fils Absalom, et que le Benjaminite Schimei le maudissait, traitant le roi d’homme de sang (pluriel, i.e. « assassin ») parce que — David le sait et nous le dit — parce que YHWH le lui a demandé : « Maudis David ! ».

Cependant, on dira que Moïse a lui aussi du sang sur les mains. On se souvient, en effet, que Moïse a tué un Égyptien qui frappait un hébreu, un de ses frères. Mais la différence est considérable avec David, qui tue un innocent parce qu’il gêne ses projets personnels, alors que Moïse tue l’agresseur de l’un de ses frères. On peut même penser que ce réflexe de solidarité avec les fils d’Israël n’est pas étranger au choix divin de confier la sortie d’Égypte au bâton de Moïse : son attitude annonce déjà ses futures intercessions. Mais obligé de fuir loin de Pharaon, parce que les faits sont connus qui pourraient l’accuser, Moïse part se réfugier à Madian. Loin d’accuser Moïse, Dieu se révèle à lui dans le Buisson ardent.

Au contraire, David est accusé par la voix du sang de son « frère » qui crie vers Dieu depuis la terre. Même si Yhwh a pardonné son crime, peut-il encore, comme Moïse, être le modèle à suivre ? Peut-il encore conduire les fils d’Israël avec YHWH les guidant vers sa demeure de sainteté ? David a versé le sang innocent, et son fils le sait. Que peut faire Salomon, fils de David ? Pourrait-il suivre son père, sans discernement ? ou lui faudra-t-il au contraire renier ce père, refuser la filiation à David ? Dans la détresse, un seul refuge : invoquer la divinité révélée. Salomon a prié Yhwh, Dieu d’Israël, dans une demande pressante : Accorde-moi la sagesse et l’intelligence pour conduire ce peuple. Et Dieu a exaucé sa prière : l’esprit de Yhwh est avec Salomon. Alors il va donner à l’Écriture ce qui est sans doute sa marque spirituelle la plus profonde, en y inscrivant les signes indélébiles de la miséricorde infinie de Dieu pour sa créature chérie, pour l’homme, pour l’homme pécheur et pardonné : David.

Salomon

Les signes les plus visibles placés par Salomon dans l’Écriture sont le Cantique des cantiques et le livre des Proverbes. Les plus visibles, parce que Salomon a signé ces textes de la manière la plus claire : Cantique des cantiques qui est de Salomon (Ct 1, 1) ; Proverbes de Salomon, fils de David, roi d’Israël (Pr 1, 1). De plus, le nom de Salomon ne figure pas seulement au premier verset de ces deux livres, on le retrouve dans le cours du texte. Au total, son nom apparaît sept fois au Cantique et trois fois aux Proverbes. Plus important, ces deux livres confirment la relation unique de Salomon avec la divinité, de l’homme avec son Dieu : le Cantique en décrit l’étreinte amoureuse des noces mystiques, jusqu’à l’entrée en éternité ; les Proverbes instaurent la Tradition qui s’appuie sur l’Écriture pour guider la marche de l’homme vers le Ciel. Ces signes visibles nous disent la bonté du Seigneur accordant tant de gloire au fils de David ; ils nous disent aussi, sans la moindre ambiguïté, que Salomon assume pleinement l’héritage de David son père ; ils confirment enfin, en les soulignant, d’autres signes moins visibles, destinés à orienter les chemins de l’homme dans sa montée vers Dieu. Ces signes, nous allons les trouver au Psautier, au livre de prières des fils d’Israël.

Le nom de Salomon apparaît deux fois au Psautier. En premier lieu, il est en titre du Psaume 72 :
De Salomon. Ô Dieu, accorde au roi tes décisions, ta justice au fils du roi.
On reconnaît, au début du verset, le thème principal de la prière de Salomon pour obtenir la sagesse de gouverner le peuple. On trouve ensuite ce qui pourrait apparaître comme un discret rappel de sa filiation davidique, le premier mot « roi » désignant Salomon, le second affirmant qu’il se place ici en fils de David. Mais cette double référence induit un sens nouveau, lui-même double : elle fait de David le roi inspiré par Dieu, à la demande de Salomon qui le reconnaît ainsi, et elle fait de Yhwh le roi divin sous lequel Salomon place sa filiation. Cet engagement de l’homme est la réponse de Salomon à l’appel divin, un appel prononcé par la voix de son messie David que l’on trouve en conclusion du Psaume Deuxième : Embrasse la filiation ! ce qui signifie « Deviens le fils spirituel de Yhwh qui t’engendre comme le fils de sa chair ». Ayant ainsi inauguré son règne, Salomon peut s’appuyer tout à la fois sur Yhwh, dont il “ embrasse la filiation ”, et sur la parole de David, messie inspiré par Dieu. Le Psautier peut alors devenir la prière d’Israël, pour la sanctification du peuple de Dieu. Mais si David est toujours messie, il ne peut toujours pas intercéder pour son peuple. Voilà pourquoi le « Psaume » 72 s’achève par ces mots : Fin des intercessions de David, fils de Jessé.

Une telle affirmation ne peut avoir été écrite qu’après la mort de David. Elle correspond, de manière concomitante, à ce que dit l’Écriture, également après la mort de David :
Voici les dernières paroles de David.
Oracle de David fils de Jessé, mais oracle de l’homme fort, [oracle] suscité au messie du Dieu de Jacob, […]
.
La mort de “ David, fils de Jessé ” marque la naissance de “ David messie ”. Un messie dont les dernières paroles ne peuvent pas nous tromper —  L’esprit de Yhwh parle par moi, et son discours est sur ma langue — mais un messie qui ne peut toujours pas intercéder, puisqu’il est mort. C’est pourquoi Salomon, fils de David qui à ce titre ne peut pas intercéder lui non plus, fait appel à Moïse. Moïse est l’intercédant pour le peuple de Dieu depuis la sortie d’Égypte. Et il est toujours vivant, il a quitté les fils d’Israël sans laisser de sépulture. Le « Psaume » 90 nous dit l’Intercession de Moïse, dont la prière aujourd’hui reste aussi nécessaire à la victoire du Dieu de Jacob sur les ennemis d’Israël, qu’elle était nécessaire à la victoire de Yhwh sur les Amalécites, à Rephidim, au temps de l’Exode (17, 8-13).

La seconde des deux seules occurrences du nom de Salomon au Psautier se trouve en tête du Psaume 127, au centre du groupe des quinze psaumes des Montées (Ps 120-134). Cette position est déjà signe, sous la forme d’une inclusion sémitique, amande au cœur du fruit. Elle ne laisse plus de doute sur la vocation de Salomon, Pacifieur dont le nom s’offre pour nous guider aux chemins de la Paix, vers la Jérusalem (fondation de Paix) d’en haut où lui-même a si bien été conduit par le Seigneur. Et les quinze Psaumes des Montées nous décrivent, pas à pas, le chemin suivi par Salomon dans sa montée vers Dieu. Ils sont un enseignement pour Israël, pour tout le peuple, pour les Fils de David répondant à l’appel divin en vue de devenir Fils de Dieu. Ce chemin s’ouvre en accueillant le pèlerin qui choisit de quitter les refuges obscurs d’un monde trompeur, pour s’engager vers la lumière ; ce chemin débouche au cœur de la communion des frères, dans la bénédiction de YHWH, Dieu d’Israël qui te bénit depuis Sion, faisant cieux et terre — faisant toute chose nouvelle.

*

Intercession de Moïse, homme de la divinité

Qu’il s’agisse d’Abraham intercédant pour Abimélek, ou de Moïse intercédant au désert pour les fils d’Israël à la nuque raide, nous avons l’impression, en lisant l’Écriture, que l’intercession du prophète a fait se raviser Dieu, qui renonce alors au châtiment promis. Ce n’est qu’une apparence. En vérité, c’est toujours Dieu qui agit. C’est Dieu qui inspire au prophète son intercession, afin de faire progresser l’homme vers le salut — afin de rapprocher l’homme de son Dieu. Ainsi, nous ignorons si Lot était vraiment cet innocent que la destruction de Sodome aurait injustement frappé ; mais ce qui compte, c’est qu’Abraham le croyait, et qu’il avait pris le risque, pour sauver son parent, d’irriter la divinité et donc d’en pâtir lui-même. Sa « négociation » ayant, à ses yeux, obtenu le salut de Lot au nom de la justice, Abraham s’est trouvé conforté de n’avoir pas abandonné son frère au Jugement : il peut ainsi comprendre que sa solidarité avec son frère a du prix aux yeux de la divinité. Plus tard, mis en situation de considérer Abimélek comme un innocent injustement frappé, Abraham se doit d’intercéder aussi pour ce dernier, au nom de la même justice ; la solidarité qu’il a vécue naguère avec son parent l’amène alors à regarder Abimélek comme son frère, et non plus comme un ennemi potentiel. Résultat de toute cette action divine, la foi d’Abraham a augmenté et il est devenu prophète, homme de la divinité intercédant pour ses frères humains sans rechercher son propre salut.

Au terme de l’expérience vécue, Abraham pouvait comprendre que Yhwh recherche la solidarité avec ses frères humains du prophète serviteur de Dieu : s’il faut choisir, il choisira le salut d’autrui plutôt que le sien puisque Dieu le protège. Nous ignorons si Abraham avait bien compris tout cela, mais ce qui est sûr, c’est que Moïse le voyait parfaitement, lui qui nous enseigne l’histoire d’Abraham dans la torah de Moïse ; et son enseignement nous dit aussi que ce que nous croyons avoir acquis au nom de la justice, en vérité nous est donné par grâce : tout vient de la miséricorde divine. Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive par sa foi. Et Moïse dit plus encore. Dans le cantique que l’on trouve à la fin du Deutéronome, testament qu’il a laissé aux fils d’Israël avant de quitter cette terre, le grand prophète évoque brièvement son intercession en leur faveur, alors qu’ils s’étaient laissés séduire par le veau d’or. Yhwh a renoncé au châtiment ; il aurait pu donner libre cours à la fureur ennemie, jusqu’à anéantir les fils d’Israël (Dt 32, 15-26), mais il ne l’a pas fait de peur que leurs ennemis ne disent : “ Notre main a frappé fort ! ce n’est pas YHWH qui a réalisé cela ! ” Par cet aveu, Moïse nous confirme que ce n’était pas son intercession qui avait dissuadé Yhwh d’exterminer Israël : sa prière lui avait été entièrement inspirée. Dieu agit ainsi pour rapprocher de lui l’homme Moïse, qui entre alors dans le secret du plan divin afin de nous le faire comprendre dans un langage d’homme. À l’exemple d’Abraham, Dieu veut faire de chacun de nous un prophète qui ne cherche pas à se sauver lui-même — car sa foi est grande en son Dieu qui le protège — mais qui écoute et suit la volonté divine le guidant vers le salut de ses frères humains. Comment ce salut se fera-t-il ?

Le verbe réaliser, qui vient d’être cité, n’est pas fréquent dans la Bible. Il n’apparaît que trois fois dans la torah de Moïse, mais trois fois il exprime une action de Dieu. Sa toute première occurrence permet d’en préciser le sens ; elle se trouve au cantique d’action de grâce que chante Moïse, alors que Yhwh vient de faire échapper le peuple à ses poursuivants égyptiens en le faisant traverser la mer Rouge à pied sec (Exode 15, 17) :

Tu les fais entrer, et tu les implantes, à la montagne de ton héritage :
fondation pour ta demeure, que tu as réalisée, YHWH,
de sainteté, Adonaï, que tes mains ont fondée.

La lecture de ce verset essentiel — en conclusion du cantique — nous fait comprendre que seule l’action divine donne au peuple accès à la sainteté de Dieu. YHWH fait de l’homme créé par Elohim une “ fondation de sainteté ”, afin qu’il devienne un sanctuaire — la demeure de Dieu — au terme de la réalisation du plan divin. C’est cette réalisation que « Moïse » évoque dans notre texte, en abordant la conclusion de son « intercession » en « homme de la divinité » : Ton œuvre apparaîtra… (Ps 90, 16). Le mot « œuvre » (hébreu po’al), dérivé du verbe « réaliser » (hébreu pa’al), nous ramène ici à la vocation de Moïse dans le plan divin : le prophète est la voix qui parle aux hommes pour leur montrer l’œuvre de Dieu agissant en vue de leur salut.

Le texte du « Psaume » 90 est très probablement de la main de Salomon. C’est la prière d’un fils de David ayant embrassé la filiation divine, un chef spirituel sachant que la mission de Moïse, inachevée, doit être poursuivie ; il fait appel à son intercession. Contrairement à ce qu’avaient pu croire les fils d’Israël entrant en « Terre promise » avec Josué, si Moïse n’est pas entré avec eux ce n’est pas pour avoir commis quelque faute, mais parce que cette génération s’était pervertie au point de rendre impossible leur montée vers le monde promis, où seul est entré Moïse : ils n’entreront pas dans mon repos, dit le Seigneur. Alors Salomon en appelle à la miséricorde divine, dans un cri bouleversant au cœur de cette intercession : Reviens, YHWH !… Prends pitié pour tes serviteurs. Salomon “ fils de David ” supplie la divinité en invoquant « YHWH » — comme son père, alors que Moïse invoque le Seigneur Adonaï, comme ici au début de l’intercession. Et quand Salomon met ce cri dans la bouche de Moïse, c’est David, par la voix de son fils, qui supplie le prophète de reprendre sa mission auprès d’Israël, au nom de YHWH notre Dieu.

En s’adressant ainsi à Dieu par l’intercession de Moïse dont il connaît parfaitement la vocation, Salomon parle tout armé de la sagesse divine qu’il a demandée pour conduire le peuple. Il sait bien que sa prière ne fera pas revenir Moïse au désert comme au temps de l’Exode, mais il est sûr de Yhwh qui l’inspire, et qui donnera à son peuple les moyens de poursuivre sa montée vers Jérusalem. Salomon ne parle pas au nom d’Israël en recherche de son propre salut : il est le serviteur de Dieu qui cherche le salut du monde, au moyen d’Israël devenu pour Yhwh un royaume de prêtres et une nation sainte, parce que c’est la vocation d’Israël. Or Salomon est le chef d’une petite communauté d’hébreux dont les pieds se tiennent aux portes de Jérusalem. Il va guider ses frères humains sur leurs traces, convier le peuple à suivre les hébreux en montant avec eux jusqu’à la cité céleste. Alors l’œuvre de Dieu sera réalisée, au moyen de l’ouvrage de Salomon, et par l’intercession de Moïse. C’est cette demande que nous trouvons en conclusion de sa prière à YHWH (Ps 90, 17) :

“ Viens affermir avec nous l’ouvrage de nos mains,
“ l’ouvrage de nos mains, confirme-le.
 ”

Cet ouvrage, c’est le travail de la communauté des hébreux avec Salomon. Travail de formation et d’accompagnement, au sein d’une école spirituelle qui repose sur la prière des quinze Psaumes des Montées — admirable chemin de sainteté vers cette demeure qui est l’œuvre de Dieu : la communion des frères.

*

Voilà! Bénissez le Seigneur, tous les serviteurs du Seigneur,
ceux qui se tiennent dans la maison du Seigneur, au long des nuits.
Portez de vos mains une sainteté,
et bénissez le Seigneur.

Le Seigneur te bénit depuis Sion,
faisant cieux et terre.

*



HebraScriptur - Décembre 2010




Revenir au Début du texte

Télécharger au format PDF (pour imprimer) :
- le « Psaume » 90 (1 page)
- les Notes sur le Psaume (4 pages)
- Le Commentaire sur le Psaume (11 pages)
- les Notes attachées au Commentaire (3 pages)