Adam le Rougeâtre


Le nom du premier homme, Adam, vient de l’hébreu ADaM, racine verbale assez peu fréquente dans la Bible, qui signifie « être rouge, rougeoyer, rutiler, étinceler ».

De cette racine sont issus les mots suivants :

Dans cette liste, on observe que les mots « hominidé » et « terre » sont les seuls à ne plus véhiculer de façon évidente la qualité d’être rouge ou de rougeoyer, qui vient du verbe radical et qui se lit clairement dans tous les autres mots issus de cette racine. Le sens de la racine, sève commune à tout l’arbre, doit pourtant rester vigoureux dans toutes les branches : il faut le restituer.

La terre est la forme ameublie de la roche. Le rubis ou la cornaline, précieux par leur dureté, leur richesse en métal, sont des minerais, c’est-à-dire des roches exceptionnelles et rares dans l’immensité des roches dures ordinaires. Il en est de même de la adamah, au milieu du foisonnement des roches tendres, argiles, craies ou sables. Adamah est un sol tendre mais de qualité rare comme un minerai, rouge comme ces pigments que les peintres appellent “ terre de Sienne brûlée ” ou “ rouge d’Angleterre ”, rouge comme cette terre latéritique, très présente autour de la Méditerranée et que les géologues appellent précisément terra rossa.

Ce n’est que beaucoup plus tard dans l’histoire des hommes que la terre arable a été, par extension, elle aussi désignée par le même mot adamah. Mais ce n’est pas le même matériau. La terre arable n’est pas une matière minérale pure : elle contient de grandes quantités d’humus, composé principalement de déchets de matières organiques, riches en carbone, ce qui fait tendre sa couleur vers le noir. Or l’Écriture est formelle en nous parlant de la adamah que Yhwh Élohim prend pour façonner l’homme :

Aucun arbuste des champs n’était encore sur la terre, et aucune herbe des champs ne germait encore : car Yhwh Élohim n’avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n’y avait point de « Adam » pour cultiver la « adamah ».
(Gn 2, 5)

Il n’y avait donc aucune vie végétale qui puisse fournir les déchets organiques que contient la terre arable et qui la rendent fertile : la adamah qui va servir à construire Adam est une substance minérale pure, vierge d’humus. Confondre la terre arable avec la adamah relève donc d’une double erreur :

Pour traduire la adamah de la Genèse on peut donc employer des mots neutres, tels que « sol », « argile », ou mieux, des mots plus marqués par leur couleur, comme « latérite » ou « terre rouge ». Mais on ne peut pas parler d’« humus » ou de « glèbe » : ces termes ne sont conformes ni au texte biblique ni à la langue hébraïque. La distinction pourrait paraître insignifiante ; elle est au contraire lourde de sens, en raison de ses implications sur les fondements de la vie spirituelle.

Le rouge est la couleur du sang : on l’a vu, dam vient de la même racine ; et le sang est le signe de la vie, voire le siège de la vie pour les Hébreux. Il faut donc voir dans l’érubescence, caractère principal retenu pour nommer le sang, un signe puissant de la montée vers la vie. Le visage d’un homme qui s’anime devient rouge ; seul le mouvement vers la mort lui ôtera sa couleur. Le lever du soleil, la naissance du feu, sont des rougeoiements : prémices de la lumière et de la chaleur. Partout, le rougeoiement indique que quelque chose de nouveau, de rare, de précieux, va naître de l’indistinct, de l’immobile, de la ténèbre. Dans le domaine minéral, il en va de même. Non que tous les minerais soient rouges, bien sûr ; mais le premier minerai pour le premier des métaux — le fer — est l’hématite rouge, espèce minérale très commune qui donne aux sols riches en fer leur couleur si caractéristique. C’est le cas de la adamah.

C’est cette matière première que Yhwh Élohim va prendre pour façonner toute vie, non seulement l’homme mais aussi toute vie animale (Gn 2, 7 et 2, 19). En choisissant cette qualité de substance tirée de la terre, la adamah, Yhwh Élohim pratique ce qu’on appelle une sélection. Il prend pour « matière première de la vie », animale et pré-hominienne, non pas n’importe quelle boue comme on le dit trop souvent, non pas une gangue ni une scorie, mais bien au contraire une roche pure, la plus proche possible du métal, et qui soit en même temps une matière tendre pour être docile sous la main du potier, une substance dont le rougeoiement est le signe de son avancée, à la pointe de l’évolution. C’est à une sélection que Dieu procède, comme il le fera beaucoup plus tard en choisissant Noé, homme juste parmi ceux de sa génération (Gn 6, 9). La adamah, elle aussi, est une « terre juste » parmi les terres trop proches de la poussière de la mort : elle sera le minerai de la vie animale d’où émergera l’homme.

On comprend pourquoi il est essentiel que ce « minerai de l’homme » soit sélectionné avant que ne se mêle à la terre aucune matière organique. Les chaînes carbonées de l’organique, qui peuplent l’humus, sont des produits de décomposition : décomposition du vivant par la mort. Ce n’est pas un hasard si le charbon a la couleur des ténèbres ; était-il pensable que la substance première de l’humain, porteur et bientôt pointe de l’évolution qui fait passer la création des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, était-il possible qu’avant même d’exister, la vie humaine ait pu contenir la substance de la mort ?

Le nom d’Adam nous rappelle ainsi la vocation du vivant : il est le minerai déjà rougeoyant. C’est à partir de cette matière première que Dieu va construire l’Homme, poursuivre avec lui la montée de la création vers la lumière divine. Si l’on veut traduire le mot en français, plutôt que de chercher à rappeler l’origine de l’homme dans une substance terreuse (ce qui ne deviendra nécessaire qu’après la chute responsable de ce retour à la terre), il est plus juste pour la fidélité au texte, mais aussi plus enrichissant pour la vie spirituelle, de rappeler le critère ayant servi à la sélection de cette substance, car il est signe pour la vocation de l’homme. Adam ne tire pas son nom de la terre adamah mais, comme le nom de cette terre elle-même, il tire son origine du verbe adam rougeoyer : Adam est le rougeoyant , ou si l’on préfère une nuance plus primitive pour le premier homme : Adam le Rougeâtre.

On peut se trouver surpris devant cette lecture de l’action divine qui présente Yhwh Élohim comme un maître de forge sélectionnant son minerai. La génération suivante nous confirme pourtant ce point de vue. Le nom de Caïn, premier né d’Adam, vient d’une racine verbale qoun, qui signifie « former, forger », et le nom qaïn ou caïn signifie « lance, harpon, fer de lance ». En Caïn, Dieu forge l’homme. Après Adam, minerai rutilant de l’humanité, Caïn en est le fer de lance.

La géographie est elle aussi un guide utile à notre compréhension des origines de l’homme. Les Égyptiens nommaient kémit la terre sur laquelle ils vivaient, ce qui dans leur langue signifie « terre noire ». Ce nom correspond parfaitement aux rives du Nil sur lesquelles s’est développée leur civilisation, terres riches en déchets végétaux arrachés aux montagnes africaines par les crues du fleuve. La couleur sombre de ces terres fertiles contrastait fortement avec l’aridité des déserts qui les entouraient. En particulier, les Égyptiens donnaient le nom de doshrit aux déserts de couleur fauve dans lesquels vivaient les Hébreux, ce qui dans leur langue signifie « terre rouge ». C’est bien ainsi que les Hébreux, eux aussi, désignaient leur terre : adamah, terre rouge.

Dieu procède par sélection et transformation pour faire évoluer la création jusqu’à son terme. Le rougeoiement de la matière est signe et critère de son évolution spirituelle. La tradition juive a coutume de jalonner cette évolution par les trois noms qui en marquent la montée : Adam, David, le Messie, dont les trois initiales aleph, dalet, mem, forment précisément cette racine verbale ADaM, « rougeoyer ». Le Messie, qui en est le terme, est sans doute beaucoup mieux caractérisé par la lumière divine, lumière totale et accomplie, que par le rougeoiement, au bas du spectre des couleurs, de la première lueur des origines. Mais Adam, “ le rougeâtre ” porte bien le nom qui convient à ce départ vers la lumière. Quant à David, au centre de la course, il fut lui aussi sélectionné par le Ciel, choisi par Dieu selon un critère de même signe, lorsque, sur la demande de Samuel, prophète de Yhwh, on l’envoya chercher pour recevoir l’onction. Il était, nous dit l’Écriture, il était roux… (1Samuel 16, 12).




HebraScriptur - Juillet 2004




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