Le nom de Caïn nest jamais invoqué. Comment donner à un enfant un tel patronyme ? Qui oserait infliger à son fils de porter le nom du premier des meurtriers ? Personne, assurément. Un nom maudit. Cest cela, que lÉcriture a prophétisé devant le geste fatal de Caïn : « Te voilà maudit par la terre ! » (Gn 4, 11). Cruelle annonce dun lynchage universel. Mais rien nest plus vrai que cette prophétie : lhumanité entière a condamné Caïn. Alors que Dieu nen a rien fait, prenant au contraire sa défense : Et Yhwh mit un signe à Caïn, pour quiconque le trouvant, de ne pas lattaquer (Gn 4, 15). Peine perdue ! Nous condamnons Caïn sans appel, sans lavoir entendu. Reconnaissons que nous avons, avec ce lointain bouc émissaire incapable de protester, un alibi commode : cest de sa faute si les hommes sentretuent ! Pourtant, Dieu lavait bien prévenu, que sil nagissait pas bien « la faute était tapie à sa porte ». Toutes nos bibles le disent ! (Gn 4, 7). Que na-t-il écouté la leçon du Ciel, au lieu de se laisser aller à la jalousie et à la colère !
Lisons-nous correctement la Bible en raisonnant ainsi ? En quoi consistait donc la faute de Caïn ? Pour un premier humain, sans culture, sans morale donc, que pouvait signifier le geste de tuer son frère ? Ce nétait pas une faute : il ny avait aucune loi pour empêcher le meurtre. La culture venait à peine de naître, avec lhomme ; culture agraire, sans doute agreste, que Caïn pratiquait dailleurs plus volontiers que son frère Abel, mais déjà culture munie dune loi pour cette humanité naissante, un code de conduite adapté à son âge mental : Tu ne mangeras pas de larbre de la connaissance du bien et du mal. Cest donc ainsi, par rapport à cette loi et à elle seule, quil convient, en toute justice, dinstruire le procès en appel de notre ancêtre présumé meurtrier.
Notre ancêtre ? Est-ce bien certain ? Commençons par asseoir lidentité de laccusé. Caïn est le premier homme engendré, né dune femme : Ève. Son père, ou plutôt son géniteur, nétait pas, lui, né dune femme : créé, il na pas été engendré. Il faut bien commencer quelque part, et cest avec Caïn que tout commence, que lhumanité séveille à lapprentissage de la vie humaine. Alors que Adam, fraîchement pétri de largile adamah, était encore toute la « pâte humaine » en devenir, mais rien que des promesses, Caïn, de son nom « pointe forgée », premier homme engendré, ouvrait pour nous la route de lexpérience. Caïn est le « fer de lance » de lhumanité en partance pour la maîtrise du monde.
Son statut de premier-né ne fait aucun doute ; mais cette position de chef de file a-t-elle été suivie dune longue descendance dhéritiers ? La fin du chapitre 4 de la Genèse donne des noms, esquisse un embryon dhistoire qui peut le donner à penser. Mais ces engendrements nappartiennent pas à lHistoire. Dans la Bible, lhistoire est datée exclusivement au moyen de lâge des hommes à leur mort et de celui de leur père à leur naissance. Cest vrai pour Seth, le « troisième » fils, engendré par Adam alors âgé de cent-trente ans (Gn 5, 3) ; cétait déjà en partie vrai pour Adam lui-même, certes né dun préhominien anonyme, mais mort en homme à neuf cent trente ans (Gn 5, 5) ; ce nest vrai ni pour Caïn, ni pour aucun de ses descendants : ne sont mentionnés ni lâge du père à leur naissance ni la durée de leur vie ; leur mort même nest pas mentionnée. Ainsi, puisque lhistoire ne commence quavec la mémoire de la vie des hommes, on doit reconnaître que ni Caïn ni sa descendance nappartiennent à lhistoire biblique. Exception faite de la filiation entre Adam et Seth, qui ouvre lHistoire au chapitre 5 de la Genèse, tous les noms mentionnés auparavant, Caïn et sa descendance Abel aussi, pour les mêmes raisons , sont des noms de figures mythiques qui ne correspondent à aucun personnage historique.
Cela ne signifie nullement que ces personnages naient pas eu de réalité physique ; la Bible les tient non seulement pour réels mais encore pour humains, qui portent un nom comme les autres hommes. Cela signifie que, contrairement à Adam et Seth qui appartiennent à lHistoire, Caïn et Abel sont restés dans la Préhistoire. Avec eux, la Bible ne nous expose aucun fait historique : elle dit une parabole. Elle nous livre la philosophie qui va nous ouvrir au difficile passage de la vie animale à la vie humaine, ce passage de lévolution que chaque homme doit franchir sur les traces laissées par les aînés de son espèce. De Caïn, « fer de lance » qui ouvre la voie de lhumanité, fils aîné du Ciel offert en sacrifice pour notre salut, lÉcriture affirme la qualité dhomme, dès sa naissance : son humanité est reconnue par Ève, sa mère et la mère de tout vivant. Cest maintenant la relation de cet homme avec Dieu et avec son frère qui va retenir toute notre attention dans lexamen des faits.
Ce qui arrive à Caïn est proprement inouï. Il ne peut rien comprendre, et de fait, il ne comprend rien. Lhomme, nouvellement créé, est libre dagir comme bon lui semble, sans autre loi restrictive que cet avertissement : ne pas manger de larbre de la connaissance du bon et du mauvais sous peine de mort. Dieu la placé dans le jardin pour cultiver (servir, abad) la terre (adamah) (Gn 2, 15), ce dont Caïn a fait sa profession même. Caïn a donc tout lieu dêtre serein lorsque sonne lheure du jugement de Dieu. Car cest bien un jugement auquel nous allons assister à lissue de ce temps (verset 3), comme il y a jugement à lissue du déluge (Gn 8, 6), à lissue de lemprisonnement de Joseph (Gn 41, 1), à lissue de lesclavage des Hébreux en Égypte (Ex 12, 41), etc. Ce jugement est la toute première illustration du sens de notre vie dhomme : un temps dépreuve, qui sachève sur une confrontation avec Dieu.
Si Caïn a tout lieu dêtre serein, il ne lest pas : il offre ses fruits à une divinité qui ne lui a rien demandé. Maladie endémique de lhomme : Abel nen fait-il pas autant ? Maladie qui sévit tout au long de la Bible et qui rendra nécessaires des mises au point divines : Est-ce que je mange la chair des taureaux ? Est-ce que je bois le sang des boucs ? Offre pour sacrifice à Dieu des actions de grâces, Et accomplis tes voeux envers le Très-Haut (Ps 50, 13-14). Mais nous nen sommes pas encore là, et quelles quen soient les raisons, loffrande que Caïn fait à Dieu nest pas agréée. Avant de rechercher pourquoi, ce que nous ferons plus loin, il sera bon de nous mettre à la place de Caïn, comme celui qui ne comprend pas ce qui lui arrive, pourquoi ce quil fait ne plaît pas à Dieu alors que son frère est agréé, lui qui ne fait pourtant rien de mieux en apparence, au contraire.
À lissue des versets 3, 4 et 5, nous sommes avec lui. Caïn suivait les instructions divines connues à ce jour, aussi sommes-nous choqués par ce qui nous apparaît comme « larbitraire de Dieu », qui choisit Abel et repousse son frère aîné sans explication. Nous partageons sa déconvenue, nous comprenons sa colère. Mais avons-nous assez de foi pour croire, au-delà de lincompréhensible, que Dieu agit par amour pour Caïn et non par brimade arbitraire ? Caïn, cest certain, na pas cette foi. Comme un enfant que son père corrige, il se croit mal aimé, et le dépit, la colère, lui font perdre tous ses moyens ; que pourrait-il entendre, dans un tel état ? Cest pourquoi, comme un père à lécoute de son fils, comprenant son désarroi, YHWH parle à Caïn (verset 6). Et cette initiative consolatrice est déjà preuve damour : Dieu vient au secours de lhomme qui se noie.
Que dit Dieu ? En premier lieu, quil est bon de supporter ce qui tarrive, même sans comprendre. Il est bon dassumer, en dépit du sentiment mauvais que tu éprouves devant cet événement inconnu, soudain et douloureux : léchec. Lhomme naissant, que son innocence avait habitué à tout obtenir de Dieu sans effort, a vu tout à coup le sol se dérober sous ses pieds. Un vide vertigineux sest ouvert en lui, arrachant une part de sa propre substance : Dieu sest soudain retiré dans labsence. Et il faudrait accepter comme bon ce vide qui fait tellement mal ? Comment boire une potion amère aussi redoutable ?
Dieu, cependant, nabandonne pas ainsi son blessé. Il lui décrit maintenant le chemin de sa guérison. Une seule règle à suivre : reconnaître que tu es blessé, que tu éprouves un manque affreux, et ten remettre à Dieu pour te guérir. Ta blessure ta rendu fragile ; par là, tous les poisons dun monde qui te guette sans relâche, vont pouvoir sinfiltrer, et maîtriser, pour lasservir à leur profit, toute la vie en toi. Si tu ny prends pas garde, cest la mort au bout du chemin. Il te faut contrôler cette brèche ouverte, comme on garde les portes de la ville, en permanence, pour prévenir toute intrusion indésirable. Cest une faute de la laisser dormante , abandonnée, sans surveillance. Mais toi, tu vas la maîtriser !
Comment ? En assumant le poids de ton échec, en acceptant la réalité de ta chair blessée on dirait aujourdhui en acceptant de faire ton deuil . Cest ainsi que tu donneras à la nature ton accord pour réparer, reconstruire, « remonter les faces » détruites. En un mot, cest ainsi que tu reviendras à la vie. La nature sait guérir les blessures de notre corps, parce que nous la laissons faire en acceptant le statut de blessé ; la nature, tout aussi bien, sait guérir les blessures de notre âme, pour peu que nous acceptions notre état de perdant, blessé par la déconvenue, et que nous souhaitions en guérir. Accepter tout cela, cest demander à Dieu ta guérison ; cest demander à Dieu de venir en toi, combler ce vide que son départ a laissé. La faute, dit Dieu, cest de repousser tout cela, pour tenfoncer dans le ressentiment et le refus de ton échec.
La tentation de Caïn cest décarter le malheur. Cest aussi la nôtre. Nous refusons léchec, nous le tenons pour mauvais parce quil nous fait souffrir. Mais en déclarant ainsi que léchec est un mal, nous avons touché à larbre de la connaissance du bon et du mauvais . Tout ce que Dieu donne à lhomme est bon ; le déclarer mauvais cest toucher à cet arbre. Ce nest pas encore trop grave, si nous navons fait quy « toucher », puisque que linstruction divine stipule de ne pas en « manger » (Gn 2, 17). Ce qui devient grave, cest de sinstaller dans cette idée, de cultiver notre refus de léchec : là, nous consommons la faute. Cest pourquoi il est encore possible déviter cela, si nous savons entendre, écouter, suivre la parole que Dieu nous rappelle, dans notre tentation : Cela ne sera rien, si tu fais un bien dassumer ! , si tu renonces à consommer de larbre défendu, si tu portes ta souffrance davoir échoué, même sans la comprendre. Cest ça, la nuit de la foi : croire, et suivre la parole divine, contre toute logique apparente. Comprendre sera, plus tard, la récompense de ta foi. Dieu te dit maintenant quil est bon pour toi dassumer. Ne reçois pas cela comme mauvais ! Ce serait encore toucher à cet arbre, et cette drogue deviendrait ta nourriture.
Dieu sest retiré. Après avoir soutenu son enfant dans la tentation, en grand danger de se noyer, Yhwh se retire pour laisser à Caïn un nouvel espace de liberté, une nouvelle chance de choisir Dieu en suivant la Parole quil vient dentendre. Il se retrouve seul, « dans la nature ». Seul sans son Dieu, mais seul avec son frère. Le fardeau lui paraît trop lourd. Et tout est bon pour se justifier : « Je fais tout pour plaire à Dieu ! Je cultive la terre ! je sers la adamah, la pâte humaine, comme le demande Yhwh (Gn 2, 15). Je cultive les herbes que Dieu a données pour nourriture (Gn 1, 29). Tandis que lui, Abel, au lieu de cela, il égorge des animaux ! que jamais Dieu na donnés aux hommes pour nourriture : Abel a pris sans rien demander ! Moi, les produits de la terre que joffre à Yhwh, cest moi qui les ai cultivés ! » Pourtant, ce qui se passe entre Abel et Dieu ne regarde pas Caïn ; il a tort de se comparer, et plus encore de tenir la grâce de son frère pour cause de sa disgrâce. Mais il a laissé le poison sinfiltrer, par la brèche de sa blessure. Pas de parole divine, pas darbre défendu. Après, cest lengrenage. « Du moment que tu en manges, tu mourras ! » avait dit Yhwh Dieu. Eh bien ? plaide la défense, Caïn nest pas mort ! le serpent navait-il pas raison quand il disait : « Mais non, vous ne mourrez pas » ?
Terrible méprise ! Ce nest pas à Caïn, cest à lhominidé que Yhwh Dieu sadresse : « Du moment que tu en manges, tu mourras ! » (Gn 2, 17). Ce « tu » nest pas Caïn, ce nest pas même Adam, cest le adam, lhomme en devenir, toute lhumanité cherchant le chemin de la vie. Solidarité de lespèce humaine : lHomme, être spirituel, nest pas un individu qui vit en multitude, cest une communauté qui ne peut vivre quen fraternité. LHomme qui se nourrit de larbre défendu est une espèce en péril : il est condamné à mourir. Ce qui veut dire, oui, que sa vie éternelle est à ce prix : accepter comme un bien la souffrance qui lui échoit. Solidarité de lespèce, encore : lindividu qui mange à larbre condamne à mort ses frères, avec lui. Abel est mort. Avant Caïn, mais lHomme na pas survécu en Caïn : pour lHistoire, il est mort avant sa mort. Quimporte le temps dun sursis quand on cherche la vie en éternité.
Le serpent ne nous avait pas trompés. Cest depuis la voûte céleste, que Dieu dit à lHomme en devenir : « Si tu en manges, tu mourras ! » ; mais cest à ras de terre, que le serpent, aux deux premiers individus de notre espèce, a susurré : « Vous ne mourrez pas ! » (Gn 3, 4). Il a dit vrai. En animal subtil, il les avertissait de la subtilité de cette charge invisible : assumer les liens de la fraternité exige délever le regard, plus haut que limmédiate apparence. Paradoxalement, en leur montrant la séduction du prévisible, le serpent leur enseignait à ne pas calculer sur ce prévisible trompeur, à ras de terre. Il ny a quune issue : suivre la voix qui me guide dans lobscurité. Den haut, elle voit, ce que den bas je suis incapable de voir.
Précurseur subtil, le serpent nous annonçait Caïn. Le salut est dans la leçon que celui-ci nous laisse en quittant la scène. Caïn nest pas notre alibi, pour excuser nos humeurs assassines. Il nest pas davantage notre bouc émissaire, pour en porter le remords. Il est notre « statue du Commandeur ». Quand nous condamnons Caïn, nous tuons le Commandeur ; mais son mythe, statufié, revient dans notre jardin, sinvite à notre table, et vient nous entraîner vers les enfers. Cest ce que dit lÉcriture : « Tout tueur de Caïn sera puni sept fois. » (Gn 4, 15). Condamner Caïn nous ferme les portes de la vie éternelle. Pourquoi ? Parce quen le tuant, nous refusons le lien de solidarité qui nous unit à lui, Caïn, notre premier frère. Et refusant ainsi de pardonner son geste, nous nous fermons à Dieu puisque Dieu lui pardonne. Il nest pas demandé à lhomme de sériger en juge, fratricide à son tour, mais dassumer la souffrance dont il croit que son frère est la cause. Oui, pour Caïn, ce frère était Abel. Mais pour nous, ce frère, cest Caïn.
Admettons. Sans comprendre les raisons de mon échec, jassume, pour prix de mes progrès spirituels. Je comprendrai plus tard. Mais ce plus tard pour Caïn, nest-il pas déjà là pour nous, inscrit dans cette brève histoire de sa vie ? Certes. Ce que Caïn ne pouvait pas comprendre, nous le pouvons aujourdhui. Ou plutôt car la question peut encore contenir un refus de croire avant davoir vu , celui qui assume la souffrance de ne pas savoir, solidairement avec Caïn, celui-là comprendra ; mais lautre, qui attend lÉcriture au coin du bois, nen recevra aucune lumière et restera aveugle.
Ce que Dieu enseigne à Caïn en refusant son offrande, cest quil déteste les prosternements desclaves. On nachète pas les faveurs de Dieu, et cela na pas de sens dagir comme Caïn pour offrir à Dieu. Dieu est incorruptible, insaisissable. Toute son action, déjà, depuis lorigine, est exclusivement orientée vers le bonheur de lhomme. Alors, comment lacheter par une offrande ? Seul lacte gratuit, sans intention, sans calcul, sans arrière-pensée, seul le mouvement dabandon de notre cur plaît à Dieu, parce que nous commençons à lui ressembler. Cest laction de Abel, précisément, en cet instant. Il ne fait rien en offrande à YHWH, mais il se contente, voyant faire son frère et ignorant ses intentions, de limiter, en présentant lui aussi (il nest pas dit à qui, ni pour quoi) des produits de son activité. Cest un acte gratuit, qui pour beaucoup de gens relève du gaspillage insensé. Cest justement ça qui plaît à Dieu.
Mais nous avons trop tendance à montrer Abel en exemple peut-être pour mieux condamner Caïn. Ce nest pas le sens de cette page de la Bible. Parabole dun Caïn « fer de lance » de lHistoire, elle veut nous éclairer sur nous-mêmes en quête de notre humanité. Comme son nom lindique, Abel nest là que pour représenter lautre, notre frère, et nous ferions fausse route à chercher ce quil faut imiter en lui pour plaire à Dieu. Rien : Abel est vapeur, souffle vain, réplique pro forma. Et puis « chercher à plaire » cest déjà larrière-pensée, détestable. Avertis par Caïn, cherchons plutôt dans lÉcriture à déchiffrer les mystères de Dieu qui se révèle à nous. Dun bout à lautre de lHistoire il nous enseigne, jusquà lexemple absurde du supplice accepté, à ne pas fuir la souffrance, à supporter le poids de nos échecs. En tout cela, assumer, pour le rejoindre, la faiblesse de nos frères humains, cest reconnaître notre blessure et le laisser, lui, nous guérir.
( suite et fin : La tentation de Caïn, ou Apprendre à perdre ) |