Abraham est le père des croyants. Père dune multitude, nous dit son nom. Et de fait, juifs, chrétiens, musulmans, ou croyants ne se rattachant à aucune de ces religions, comme les premiers fils dIsraël avant Moïse et David, tous, nous vivons en fils spirituels dAbraham, que nous soyons ou non ses descendants génétiques. Nos ancêtres avaient accueilli Abraham comme père spirituel, et nous avons adhéré à leur choix, reçu leur héritage. Quest-ce à dire ? Cest-à-dire que nous marchons avec Dieu comme Abraham marchait avec Dieu : Sois intègre, et marche devant ma face (Genèse 17, 1). Cela veut dire aussi que nous recevons nos leçons spirituelles en lisant et en méditant la vie dAbraham. Il est notre chef de file et nous suivons ses pas. Nous avons entendu la divinité lappeler : Quitte ton pays, ta patrie, la maison de ton père, et va ! Va pour toi, va vers le pays que je te ferai voir (Gen 12, 1). Aujourdhui, alors quon lui demande à nouveau de partir en emmenant avec lui son fils Isaac, nous nous interrogeons sur le sens de cette épreuve, voulue par Dieu, pour Abraham mais aussi pour notre édification. Avec lui, nous voici conviés en multitude, afin déprouver et de faire croître notre force spirituelle, et peut-être, nous aussi, pour nous laisser détacher de notre bien le plus précieux, pour offrir en sacrifice le meilleur de ce que Dieu nous a déjà accordé.
Car cest bien de cela quil sagit. Même sil faut du temps pour sen convaincre, pour lever les yeux comme Abraham au troisième jour, pour porter plus haut notre regard, plus haut que la seule lecture des faits immédiats. Cependant, nous ne négligerons rien des faits immédiats, et goûterons la simple lecture de cette page admirable. Que dit-elle ? Dieu ne veut pas de sacrifices humains ? On a beaucoup dit cela, et cest vrai. Les sacrifices humains étaient pratique courante au temps dAbraham, et longtemps après lui on les trouve encore en beaucoup de civilisations. Pourtant, en dépit de la nécessité pérenne de dissuader les hommes des sacrifices humains, ce nest pas cela que Dieu nous enseigne par Abraham dans cette épreuve, cest bien davantage. Dieu nous enseigne à vivre avec foi, en nous appuyant sans restrictions sur la parole divine.
Observons dabord à quel point Abraham na nul besoin dapprendre que Dieu ne veut pas de sacrifices humains. Non seulement cette pratique na plus cours chez les Hébreux, qui sacrifient et sacrifieront encore longtemps des animaux, mais Abraham, le premier Hébreu, sait si bien cela que son fils en a déjà reçu lenseignement. Cest pourquoi Isaac, alors quil ignore tout de ce que Dieu a dit à son père, pose la question : mais où est lagneau ? En voyant tous ces préparatifs, jusquau bois quon charge sur son dos, Isaac comprend que son père et lui sont venus adorer Élohim sur cette montagne, et Abraham le confirme en disant aux deux jeunes de rester jusquà son retour, après quil se sera prosterné avec son fils. Il ne manque rien à la préparation dun sacrifice, si ce nest lagneau, en effet, la victime à offrir lessentiel quon semble avoir oublié.
La question posée par Isaac est au cœur dun dialogue aussi intense que bref. Et ce dialogue est enserré entre deux formules identiques, en inclusion, comme une amande dans la coque qui la contient : Et ils allaient, eux deux ensemble. Bien quidentiques dans leur forme, bien que décrivant la marche conjointe du père et du fils dans une union que leur échange naura pas entamée, ces deux formules marquent une avancée majeure, dont le sens va séclairer avec lanalyse du dialogue.
Prenant conscience dune grave lacune dans le sacrifice en préparation, Isaac, soudain, nest plus en union avec son père. Il sarrête, il ne suit plus. Son appel est un cri de détresse : « Mon père ! où es-tu ? je suis perdu ! Me voici avec toi, tu es mon fils ». La réponse dAbraham nest pas de simple convenance ; il revient vers son fils, qui a besoin dêtre rassuré. Car Isaac sait que son frère Ismaël, avant lui, est resté longtemps le fils de la promesse, et nest écarté que depuis peu. Isaac est-il vraiment lhéritier qui peut marcher en confiance avec son père ? En lappelant « mon fils », Abraham renouvelle son élection. Mais Isaac, encore, a besoin de combler un vide, et sa question surgit, très embarrassante pour Abraham. Si celui-ci révèle ce que Dieu lui a demandé, Isaac comprendra quil a cessé dêtre lélu, et perdant toute confiance en son père qui le trahit, cessera de le suivre. Mais sil ne dit rien, sil choisit dignorer quil na pas dagneau, rien à offrir, quel fils pourrait encore suivre un père aussi désinvolte dans sa relation à Dieu ? Abraham est pris au piège. Va-t-il perdre son fils ? Au jour de détresse, invoque-moi ! Je te délivrerai et tu me rendras gloire. Abraham sait que la divinité lui a promis secours et protection. Est-il possible que la volonté divine soit de faire mourir Isaac ? Dieu na pas donné ce fils, si longtemps attendu, pour le reprendre maintenant. Quelque chose va se produire pour sortir de cette impasse. Un agneau tombera du ciel pour Isaac, le piège souvrira dune manière ou dune autre, mais Dieu ne peut pas renier sa promesse en reprenant la vie de lenfant. Je men tiens aux instructions divines et Isaac vivra. Cest Dieu qui fournira lagneau pour lélévation. Le moment venu, mon fils, à lélévation.
La réponse dAbraham est un acte de foi. Elle témoigne dune certitude tellement confiante de recevoir des secours, quelle constitue un puissant appel à Dieu, une invocation qui ne saurait rester sans suite. Dieu entend. Dieu veillera à lagneau pour lélévation. Et Dieu a entendu. Dieu a donné lagneau à lélévation. Non que la prière dAbraham ait été efficace, mais parce que sa foi na pas vacillé devant linvraisemblance de la parole divine. Ce qui permet à Dieu de mettre sur ses lèvres la prière Élohim veillera à lagneau pour lui qui rend Abraham juste par la foi. Le juste ne compte que sur Dieu. Le juste est exaucé. Car Dieu entend dautant mieux sa prière que cest lui qui la provoque. Cest ainsi que Dieu construit lhomme.
Ils reprennent leur marche commune, et ce signe dunité nous enseigne quIsaac a reçu les apaisements nécessaires. Il est revenu dans les pas dAbraham, et bien quil ignore encore tout de ce que Dieu demande à son père, il a toute confiance en lui. Isaac adhère à la foi de son père : Dieu veillera à lagneau de cette liturgie qui lui est destinée, le moment venu, à lélévation. Et ladhésion dIsaac à la foi dAbraham est si forte, quil va laisser son père le marquer aux liens comme on marque un agneau, le placer sur lautel au-dessus des bois. Sa foi le soutient toujours lorsquil voit son père prendre et lever le couteau. Il ne proteste pas, il ne manifeste aucune crainte, il na aucun doute.
Nos esprits modernes en restent confondus. Le doute, cest nous qui léprouvons. La foi dIsaac ? Allons donc ! Ne voyez-vous pas plutôt un enfant sans intelligence, incapable de discerner ce que son père trame dans son dos ? Les sacrifices humains ne sont pas si loin ; Abraham nest-il pas en train dy revenir, découvrant tardivement quil a eu tort de laisser partir Ismaël ? On peut penser tout cela, oui, mais rien ne tient. Car Isaac, capable de discerner quil manque lagneau du sacrifice, sait aussi que son père est un prophète (Gn 20, 7) qui parle à Dieu et comprend sa parole. Isaac sait quAbraham, par lintercession de sa prière, a obtenu de Dieu la guérison dAbimélek (20, 17). Comment pourrait-il douter de la parole dun père aussi proche de la divinité ? Cest certain : le miracle attendu par Abraham, Isaac lattend lui aussi.
Cest ainsi que la foi se propage, de père en fils. Seul celui qui croit en une parole divine dapparence aussi amère, aussi absurde, et qui la suit, sans sarrêter aux apparences, seul celui-là sera justifié, à cause de sa foi. Et sa foi, en obtenant le don accordé à lhomme juste, porte, sans même quil le sache, le témoignage de la miséricorde infinie de Dieu.
Le miracle est venu, comme il était attendu. Pour mieux dire, le miracle est venu marquer la délivrance du père et du fils, pris au piège ensemble dans cette nasse où Dieu les avait poussés, pour que, dans la détresse, ils invoquent leur Seigneur et que leur délivrance lui rende gloire. Certains sinterrogeront sur les raisons de ce jeu cruel, dans lequel Dieu nous apparaît comme un maître de larbitraire, usant de son pouvoir illimité pour piéger lhomme aux seules fins de lentendre crier au secours et de venir le délivrer. Dieu se donnant le beau rôle, en somme, pour briller, comme dit le mot grec Zeus. Cest ainsi que les apparences nous trompent, lorsquon sen tient aux faits décrits sans les critiquer. Car Dieu nest jamais arbitraire, et son action est entièrement ordonnée au bonheur de lhomme. Aussi le moment est-il venu de la critique des faits. Il nous faut maintenant rechercher la vérité de Dieu derrière ces apparences, en examinant avec attention incohérences, bizarreries, toutes les aspérités de ce récit, afin den éclairer la lecture et den découvrir la leçon profonde.
Abraham et Isaac ont demandé un agneau pour lélévation, et voici que Dieu leur envoie un bélier. Dans la Bible, le petit troupeau se compose de brebis et de chèvres, souvent confondues, mais il ny a jamais de confusion entre le mâle, animal de tête, bélier ou bouc (ayil presque toujours, parfois 'atoud) et ce qui suit, les brebis ou les chèvres. Dans ce passage, la confusion est dautant moins possible quil ne sagit pas dune brebis mais de son agneau, animal faible, à protéger, qui se situe à lopposé du bélier dans la hiérarchie du troupeau. Il faut alors se souvenir que la Bible doit être lue comme un guide spirituel, et non comme une leçon de choses : les mots renvoient moins à des objets physiques quaux notions spirituelles représentées par ces objets. Ainsi le bélier (ou le bouc) est avant tout un premier, un chef de file, dont le nom ayil, de la racine oul, être fort, être en tête, désigne en effet une tête qui entraîne toute la troupe à sa suite, comme les chefs de guerre de Moab (Ex 15, 15) ou les grands du pays de Juda (2 R 24, 15, Éz 17, 13). On est conduit à se demander si ce bélier ne serait pas le vieil Abraham lui-même, chef de file si différent de lagneau fragile Isaac, que lÉcriture appelle le jeune, ou lenfant, et qui requiert la protection attentive dont on entoure toute vie naissante.
Dautre part, lattitude dAbraham découvrant ce bélier est décrite dune façon assez surprenante. Alors quAbraham est attentif à la parole de lenvoyé de Yhwh qui linterpelle depuis les cieux, il lève les yeux, dit le texte, et son regard « tombe » sur un bélier, qui loin de descendre du ciel est immobilisé au sol. Naurait-il pas dû plutôt baisser les yeux pour voir ce bélier ? Enfin, la syntaxe de ce verset 13 introduit avec emphase lobjet que va découvrir Abraham, comme pour nous préparer à une surprise. Ce qui devrait nous paraître étrange, ce nest donc pas le mouvement des yeux dAbraham vers le ciel pour découvrir ce bélier, mais plutôt le bélier lui-même. Car nous attendions un agneau pour Isaac, et voici un bélier pour Abraham. Quel est donc le sens de cette expression, lever les yeux ?
Lhomme qui lève les yeux prend conscience de quelque chose dont il ne sétait pas encore rendu compte, et qui va le faire changer dattitude. Cest Lot découvrant que la plaine du Jourdain est bien arrosée, et qui décide de sy établir (Gn 13, 10) ; cest Abraham qui aperçoit trois hommes se tenant près de lui, et qui se porte à leur rencontre (Gn 18, 2) ; ce sont les enfants dIsraël voyant les Égyptiens lancés à leur poursuite, et qui crient vers Yhwh (Ex 14, 10). Soyons certains que ce bélier, immobilisé dans un fourré, était déjà là, à portée du regard dAbraham, qui pourtant navait rien vu. Mais peut-être se doutait-il de quelque chose, car Abraham, un peu plus tôt, a déjà levé les yeux (verset 4), et il a vu de loin (de façon imprécise encore), ce « lieu » où Élohim le conduit. Pressent-il alors où Dieu veut en venir ?
En écoutant lenvoyé de Yhwh qui arrête sa main, Abraham va découvrir quelque chose dessentiel. « Je sais que, pour moi, tu nas pas refusé ton fils, ton unique » (verset 12), lui dit lenvoyé divin. Sil est vrai quAbraham a bien fait cela pour Élohim, comme on le comprend daprès ce quil dit à son fils ( Élohim verra à lagneau pour lui ), nous comprenons aussi que Dieu ne demandait pas ce sacrifice pour lui-même. Il suffit pour sen convaincre dobserver que la précision pour moi ne figure ni dans la demande initiale (verset 2), ni surtout dans la seconde intervention de lenvoyé de Yhwh (verset 16), où sont repris les termes de la première à lexception de pour moi . Mais alors, pourquoi cette précision figure-t-elle dans la première intervention, au verset 12 ? Parce que cest elle qui fait savoir à Abraham que son sacrifice est agréé tel quil lentendait, comme il lavait compris, pour Élohim. Et la précision est impérative, faute de quoi Abraham, dont on arrête la main qui tient le couteau, serait fondé à croire que son sacrifice est refusé. Il est agréé, et la seconde intervention confirme pleinement lagrément du sacrifice. Mais la première, en arrêtant la main qui tient le couteau, a pour but de faire comprendre à qui lève les yeux, que ce sacrifice était nécessaire à la montée spirituelle dAbraham et non pas au plaisir de Dieu.
Ici commence à séclairer la description du « bélier ». Il est immobilisé, retardé (ahar), en panne, arrêté, nèèkhaz baçebakhe, « prisonnier dans le buisson », empêtré dans le fourré (avec larticle défini, ce qui exclut toute référence à un fourré du paysage dont il na pas été fait mention : le mot est employé au sens figuré), beqarenayw « dans ses cornes », la corne étant symbole de la force spirituelle du juste. Voici donc Abraham privé des moyens davancer : il ne peut plus progresser dans sa montée spirituelle parce quil na plus de force. Au lieu de suivre devant elles un chef de file qui les emmène vers le ciel, les multitudes que nous sommes nauront-elles donc à contempler quun père immobile, arrêté sur le bord de la route ? Pourquoi Abraham est-il en panne ? Et pourquoi doit-il offrir son fils Isaac en remède à sa fâcheuse posture ?
Si Dieu demande à Abraham de se détacher dIsaac, cest parce quil sest attaché à son fils par un lien qui le tient prisonnier. Abraham aime Isaac dun amour possessif, et la divinité le lui fait comprendre en lappelant à lépreuve. Dès les premiers mots, il lui est demandé de prendre son fils unique, celui quil aime, Isaac. Étrange façon de désigner Isaac, car ce nest pas un fils unique, et pendant de longues années Abraham a tenu Ismaël pour son héritier, jusquà lintervention divine lui annonçant que Sara serait mère. Et Abraham aime Ismaël. Apprenant quil sera père dun second fils, il témoigne de son amour pour son aîné en priant Dieu quIsmaël vive (Gn 17, 18). Plus tard, lorsque Sara veut chasser Ismaël et sa mère, Abraham est fortement contrarié et naccepte de satisfaire Sara quà la demande expresse dÉlohim, qui lui promet alors de faire dIsmaël une grande nation (Gn 21, 13). Ces événements nous montrent quAbraham veut le bien dIsmaël, ce qui est le signe dun amour authentique. Cest ainsi que Dieu nous aime. Or, cest à la suite de ces événements (verset 1) que Dieu dit à Abraham « Prends Isaac, ton fils unique que tu aimes ». Voilà une parole qui sonne comme un reproche immérité, et qui doit amener Abraham à sinterroger : comment donc aime-t-il Isaac ?
Dieu décrit lamour dAbraham pour Isaac en employant le verbe aimer ahab, dont cest ici la première occurrence, mais dont le sens va se préciser un peu plus tard, avec le chasseur Ésaü, le fils préféré de son père Isaac : Isaac aimait Ésaü à cause du gibier dans sa bouche (Gn 25, 28). Ahab, il aime. Mais il aime dun amour de jouissance, un amour possessif ! Ce nest pas ainsi que Dieu aime lhomme. Dieu nous aime avec le verbe raham, dun amour viscéral, comme une mère son enfant ; avec le verbe hanan, de sa miséricorde qui nous fait grâce ; avec le verbe hasad, qui exprime sa bonté, son désir de rendre heureux lêtre aimé. Cest ainsi quAbraham aimait Ismaël, en désirant son bonheur. Mais aujourdhui, si Abraham aime Isaac, cest parce que celui-ci concrétise la promesse divine dune nombreuse descendance. Abraham tient enfin lhéritier si longtemps attendu, lhéritier fils unique de son sang par la femme choisie. En vérité, Abraham naime point tant son fils que sa situation de père dIsaac par Sara. Abraham a pris possession de sa descendance, oubliant que cest à Dieu quil doit tout. Jouissant de sa possession, il ségare, il quitte les chemins de Dieu, sans même sen apercevoir. Le juste reçoit tout de Dieu. Il ne possède rien pour lui-même, rien ne lui est jamais acquis. Cest pourquoi Abraham doit se détacher de la possession de son fils, pour retrouver sa force spirituelle. Abraham doit sacrifier tout ce quil aime comme « un gibier dans sa bouche ».
Dans ce texte, le sacrifice a pris le nom délévation. Plus souvent, on rencontre le mot zebah (abattage danimaux) ou encore le verbe shahat (égorger) quon voit ici au moment où Abraham lève le couteau. Cest en raison de leurs habitudes de sacrifices sanglants sur les animaux, que les Hébreux ne voyaient plus dans le mot 'olah (élévation) quun holocauste, un sacrifice sanglant, entièrement consommé par le feu, comme Abraham est décrit prêt à le faire. Mais la racine du mot 'olah, le verbe monter ('alah), indique une origine spirituelle plus profonde, et la seule image dune fumée dholocauste montant vers le ciel ne suffit pas à rendre compte de ce verbe. Certes, limage est juste, mais elle nest quun signe qui pointe sur une réalité plus haute. On retrouvera cette réalité avec Moïse, lorsque Dieu veut faire monter son peuple dÉgypte, ce que lÉcriture exprime avec les mêmes mots que faire monter une élévation. Car ce peuple est lui aussi arrêté dans sa montée spirituelle, prisonnier de son amour des richesses, des viandes, des poissons et des oignons dÉgypte. Pour les faire monter, Dieu arrachera les fils dIsraël à leurs amours possessives, comme il arrache Abraham à son amour de jouissance dIsaac. Cest un sacrifice. Ce sacrifice nest pas sanglant, mais il est toujours douloureux.
Le deuil est à faire de ce quon aime dun amour possessif, deuil des jouissances passées. Cest ce que va faire Abraham, en partant comme un pélerin. Il se lève de bon matin. Quand il faut partir il nest pas bon dattendre, à ressasser cent raisons de renoncer, de fuir lappel. Abraham « selle » son « âne » (verset 3, cf. notes). Il est certainement très troublé par la demande étrange qui lui est faite. Il faut « dominer » son « trouble ». Serait-ce mal daimer Isaac ? Dieu ne peut pas renier sa promesse ! Va pour toi ! Cest le rappel de son envoi au commencement de son histoire, lenvoi de la promesse. Abraham « considère » ces toutes « premières années » (verset 3, idem), au début de sa marche avec Dieu, sa jeunesse spirituelle. Il en revoit les moments principaux, il « analyse » les étapes, « les points dappui » qui ont jalonné sa « montée » vers Dieu (il fend les bois délévation). Allons, debout ! Il part, il suit la divinité qui le guide. Après trois jours de marche, il commence à comprendre quil lui faut laisser là « les troubles » exquis de ses « années passées ». Restez pour vous, ici, avec lâne. Restez là où vous êtes ! Le passé est le passé. Car ce qui compte, maintenant, cest de transmettre la flamme à Isaac, tout ce que Dieu a déjà donné. Cest maintenant lui, le jeune, qui aborde son itinéraire spirituel. Moi et le jeune, nous allons avancer jusque là, jusquau point où Dieu ma mené à ce jour. Nous avancerons ensemble, et nous nous abaisserons devant lui, car cest à Dieu que nous devons tout ce que nous vivons. Et Abraham expose à Isaac, et lui fait prendre en charge ces points essentiels qui structurent la montée vers Dieu (il transmet à son fils « les bois délévation »). Mais lui-même garde la main sur le couteau qui tranche pour détacher ce qui sera offert, et sur la flamme qui en consume le sacrifice.
Alors surgit la question dIsaac. Que faut-il sacrifier ? Où faut-il couper, entre ce qui demeure et ce qui sera consommé par le feu ? Cest Dieu qui voit cela, mon fils. Cest Dieu, en effet, qui désigne loffrande, car lhomme aveuglé par son désir ne peut rien discerner. Il faut suivre la parole divine, il faut sacrifier Isaac. Cest en levant son couteau quAbraham rejette ses adhérences passées : il tranche son lien de possession sur Isaac. Dieu agrée loffrande, qui monte vers le ciel. Abraham a fait monter le « bélier », cest-à-dire lui-même, sous couvert de son fils. Le bélier paralysé est parti en fumée, Abraham est un homme nouveau. Dieu le bénit parce quil ne « lui » a pas refusé son fils (verset 12). Est-ce à dire que Dieu avait besoin de cet agneau pour lui-même, comme pour accomplir sa divinité ? Non, mais Abraham avait besoin de le croire pour monter, pour accomplir son humanité. Dieu prend le mauvais rôle, le rôle du ravageur, du pilleur, comme dit ce nom Él Shaddaï sous lequel il se révèle dans la Genèse. Car si Abraham ne croit pas que Dieu veuille reprendre la vie dIsaac, jamais il ne renoncera à lamour possessif dont il aime son fils. En suivant avec foi la parole, sans la comprendre, sans résoudre son apparente absurdité, en acceptant daccomplir la volonté divine, Abraham, après coup, va comprendre quil na pas agi pour plaire à Dieu mais en vue de son propre bonheur. Va pour toi ! avait dit Dieu. Cest bien pour lui-même quil est allé à la montagne, pas pour Dieu. Ta récompense sera très grande. Seule la foi aveugle en une parole amère la conduit à la douceur de la paix. Comprendre est la récompense de la foi.
Abraham est devenu un homme nouveau. Il peut maintenant revisiter librement ses jeunes années, avec son fils Isaac. Abraham est retourné vers « ses jeunes ». Ils sont allés ensemble vers Béer-Sheba. Ils se sont approchés, et ensemble ont pénétré ce Puits de lEngagement, Béer-Sheba ! Mystère de la foi qui sengage en aveugle, sur une impossible parole. Abraham a choisi cette demeure exigeante. Abraham demeure maintenant à Béer-Sheba.
Sur la montagne, YHWH a scruté lhomme. Il a éprouvé, sondé sa capacité à devenir comme Élohim. Lhomme a répondu à lappel divin. Et Dieu la fait monter dun degré vers le ciel.
Laction divine est toujours ordonnée au bonheur de lhomme. Dieu ne veut pas de sacrifice pour lui-même, mais cest de cette manière, en obtenant de nous le sacrifice de nos adhérences, quil soigne notre surdité à sa parole. Tu ne veux ni offrande ni sacrifice, mais tu me creuses des oreilles. Ce que le lecteur peut découvrir aujourdhui dans la méditation du Psaume 40, tous les hommes, quils connaissent ou non le roi David et ses Psaumes, peuvent le découvrir avec Abraham. Cest pour cela quil est notre père dans la foi.