Les Juifs et la Bible


Troisième Partie

Les Juifs


1 - De Jacob à Juda. Jalons pour David

L’héritage hébreu

Le testament d’Israël a fait de Juda le témoin de l’héritage hébreu. Quatrième des douze fils de Jacob, Juda y est désigné par son père, qui fait connaître le choix divin en appelant Juda « mon fils » et en annonçant sa royauté future (Gn 49, 8.9.10). Cette désignation n’est nullement une annonce du règne politique de la tribu de Juda (qui se réalisera avec David), mais elle est révélation prophétique de ce qui est au cœur de l’héritage hébreu. Par la voix d’Israël, Dieu couronne le geste de Juda, qui s’est offert en esclave à la place de Benjamin plutôt que de renier sa promesse de ramener l’enfant sain et sauf en terre de Canaan. L’héritage d’Israël est de nature spirituelle ; Jacob aurait pu le résumer en disant : « Imitez Juda ». C’est précisément le sens du regard qu’il porte sur Juda devant la communauté réunie, lorsqu’il s’adresse à tous en lui disant : « Mon fils ! », tout en inscrivant son nom au centre de la maxime du Lion, son guide spirituel. L’héritage hébreu n’est pas transmis de Jacob à Juda, mais d’Israël à la communauté naissante ; il réside dans la parole prophétique d’Israël désignant le geste de Juda, et appelant la communauté à l’imiter : « Soyez fils d’Israël comme Juda ». D’un seul mot, Israël vient de nous rappeler que l’héritage hébreu est de nature spirituelle, que la relation de père à fils hébreu est de nature spirituelle, et que la royauté en Israël est une seigneurie, c’est-à-dire un règne de nature spirituelle.

Mais les hommes ne voient pas les choses avec le regard de Dieu. Pour eux, l’héritage est matériel, la filiation est charnelle, la royauté est politique ; ils ne voient pas en quoi consiste l’héritage, et ils recherchent l’héritier. En parcourant l’histoire, de Jacob jusqu’à David, et plus encore après David, nous allons sans cesse rencontrer cet aveuglement des hommes que la recherche de soi empêche de discerner l’action divine. Le testament d’Israël a largement été attaqué sur le choix de Juda. On s’est demandé s’il n’y avait pas quelque arbitraire en cette décision divine, quelque injustice à l’égard de Joseph. N’est-on pas allé jusqu’à prétendre que ces textes avaient été composés après la mort de David, premier roi de la tribu de Juda, afin de justifier son règne par la « prophétie » de Gn 49, 8.10, au détriment de Joseph et de sa descendance ? Assurons-nous du sens et de la cohérence de ces textes ; observons la sagesse divine nous révéler, par l’enseignement (la torah) de Moïse, que la royauté de Juda est toute spirituelle.

Lorsque Joseph manœuvre pour garder Benjamin, c’est pour faire venir en Égypte la tribu de Jacob (qu’il sait attaché à Benjamin) car, dira-t-il à ses frères, la famine doit encore durer cinq ans, et c’est pour la préservation de la vie que Dieu m’a envoyé devant vous (Gn 45, 5-6). Pour Joseph, Dieu veut sauver Israël de la famine en l’établissant en Égypte. Mais Juda bouleverse ses plans en s’offrant à prendre la place de l’esclave destinée à son frère. Joseph est alors obligé de renoncer à son stratagème et de révéler son identité à ses frères stupéfaits.

Au-delà de ces apparences qui motivent un comportement humain, Dieu fait agir Joseph dans une visée spirituelle. Dieu a envoyé Joseph devant ses frères afin de désigner, par le geste de Juda prenant la place du serviteur, le mouvement du cœur indispensable pour la préservation de la vie future — de la vie en éternité : rester intègre, respecter son engagement sans craindre pour sa vie ici-bas, s’abandonner dans la foi en Dieu qui seul peut nous conduire à la félicité. Jacob sera le seul à comprendre, en découvrant le geste de Juda, ce que Dieu lui révèle ainsi, qui est au cœur de l’enseignement divin (la Torah) et qui constitue en substance l’héritage hébreu. Un peu plus tard, Dieu fait encore comprendre à Jacob que Joseph n’a pas reçu cette révélation, puisque celui-ci vient, en contradiction avec elle, revendiquer le droit d’aînesse pour Manassé. Jacob comprend alors que la mission de Joseph vient de s’achever. Pour cette bonne fin, il bénira Joseph dans son testament. À Joseph le juste, instrument consentant de la volonté divine, à Joseph, fidèle serviteur, descendance fructifiante de Jacob dont l’obéissance a permis à Dieu de nous donner ce fruit en nourriture — le témoignage de Juda —, à Joseph toutes bénédictions, honneur et distinction parmi ses frères.

La bénédiction est à Joseph, à Juda le règne de l’esprit. La royauté n’est pas un droit justifié par le sang, ni même par la fidélité du serviteur que Dieu attend de tous ; la royauté est un témoignage de justice qu’un seul porte, sans le savoir, et que Dieu manifeste à tous les hommes, en le couronnant. Cette élection, venue d’un Dieu qui ne voit pas selon les yeux, comme les hommes, mais selon le cœur, couronne chez Juda une attitude que nous allons découvrir déjà présente dans sa vocation, et surtout que nous retrouverons chez David, à l’aurore de son règne. Elle illustre le témoignage dont Israël est porteur et qui caractérise les fils spirituels de Héber : suivre la parole divine, en restant intègre dans un monde corrompu (Noé, Gn 6, 9), sans rien craindre pour sa propre vie car Dieu protège le juste (Abraham, Gn 15, 1).

Un héritage détourné

Porteuses d’incompréhension et de conflits, les lectures matérielle et politique du testament de Jacob empoisonneront toute l’histoire d’Israël, et ce testament se verra encore attaqué près de six siècles après le règne de David. On trouve au livre des Chroniques, livre sans doute le plus tardif de la Bible hébraïque, ce titre généalogique et son commentaire en a parte :

Les fils de Ruben, premier-né d’Israël —
car c’est lui l’aîné, mais il souilla la couche de son père ;
son droit d’aînesse fut transféré, aux fils de Joseph, fils d’Israël,
mais il n’y eut pas d’enregistrement pour le droit d’aînesse.
Certes Juda fut puissant parmi ses frères, et de lui est issu un prince,
mais le droit d’aînesse est à Joseph.

(1 Chr 5, 1-2)

Derrière l’aura du Chroniste, on sent le trouble du chroniqueur qui cherche l’héritier sans voir l’héritage. Car le testament d’Israël donne le détail qu’il nous rapporte, et qui justifie à ses yeux la déchéance de Ruben, mais Joseph ? pourquoi serait-il écarté au profit de Juda ? Ce chroniqueur paraît le regretter mais il nous dit pourquoi, selon lui, le droit d’aînesse est tombé dans l’oubli : on a cessé de l’enregistrer après Jacob, par négligence.

Ce n’était pas un oubli, mais un renoncement. À partir de Jacob et jusqu’à David, le testament d’Israël sera reçu en héritage spirituel, conformément à sa nature. La torah de Moïse ne parle plus de droit d’aînessse après la Genèse, sauf exception, pour régler une succession dans le peuple. Dès le début de leur installation avec Jacob, en Égypte, où ils sont restés quatre cent trente ans sous le gouvernement de Pharaon, jusqu’à leur sortie au désert avec Moïse, puis au temps de Josué comme au temps des Juges, les fils d’Israël n’ont connu ni roi, ni droit d’aînesse. Et quand ils réclament un roi au prophète-juge Samuel, Yhwh, avant de porter son choix sur David, leur concède Saül, un obscur descendant du douzième fils de Jacob, un roi dont le règne sera un échec. Pendant plus de six siècles le droit d’aînesse est resté lettre morte, et David lui-même, le dernier des huit fils de Jessé, n’a certainement pas été élu sur ce critère. On cherchera pourtant, après David et Salomon, à redonner une validité au droit d’aînesse, a posteriori, au moyen d’une écriture généalogique qu’on ajoutera au livre de Ruth, dans le but de combler ce qu’on avait « négligé d’enregistrer », afin que se trouve rattaché à Juda le lignage incertain de David — ce « prince issu de lui », concède un chroniqueur qui ne semble guère avoir apprécié ce correctif à l’histoire d’Israël.

Action divine et aveu de louange

La tentation de relire l’Écriture en fonction d’une volonté politique ne paraît pas avoir affecté les fils d’Israël pendant les six premiers siècles de leur histoire, de Jacob jusqu’à David. On peut au contraire observer dans la Bible les signes d’une certaine connaissance, voire d’un certain usage de la maxime du Lion de Juda pendant cette période, des signes qui annoncent la vigueur que cette règle va prendre sous le règne de David, quand elle gouvernera la vie spirituelle de celui qui deviendra le premier roi mystique.

Dans la période qui précède la royauté, la référence symbolique à ce Lion est visible au livre des Juges, lorsque Samson se nourrit du « miel » trouvé dans le « corps du lion » qu’il avait « déchiré » à mort un peu plus tôt ; sa présentation de l’épisode en forme d’énigme correspond bien au genre littéraire de la maxime, et annonce une manière de scruter l’Écriture qui fleurira très largement sous le règne de Salomon. Auparavant, dès le temps de Moïse, on trouve au livre des Nombres deux références à la maxime du Lion (dans les oracles de Balaam), qui témoignent déjà de la place qu’elle occupe même au-delà d’Israël. Mais c’est certainement le chapitre 38 de la Genèse qui éclaire le mieux, et permet de comprendre le regard que Moïse porte sur le règne spirituel du Lion de Juda. D’abord par la place que ce chapitre occupe dans la Genèse, en inclusion dans l’histoire de Joseph, venant interrompre celle-ci à l’instant même de la disparition tragique du fils bien-aimé vendu par ses frères, comme pour annoncer l’effacement futur de Joseph devant Juda. Mais surtout, parce que ce chapitre, si peu édifiant pour la morale, contient une perle rare noyée dans la gangue, un témoignage de justice à découvrir, qui fait peut-être de Juda le premier confesseur de la foi et qui le situe, nous allons le voir, au cœur de sa vocation.

Le chapitre 38 expose comment Juda, après avoir pris, pour son fils aîné, une épouse nommée Tamar, après avoir ensuite donné celle-ci à son second fils quand le premier est mort sans descendance, se voit tenu, par les lois et coutumes alors en vigueur, de donner sa belle-fille devenue veuve une seconde fois et toujours sans descendance, à son troisième et dernier fils. Mais craignant de le perdre encore et de rester sans héritier, il prétexte que ce fils est trop jeune ; il refuse de lui donner Tamar et renvoie celle-ci chez son père. Cependant, plus tard, Tamar voit que le fils de Juda a grandi et qu’elle ne lui est toujours pas donnée pour femme. Juda ne respecte pas la loi. Tamar décide alors de circonvenir son beau-père, devenu veuf entre temps. Elle s’offre à lui incognito quand il a recours à la prostitution, et elle retient le sceau de Juda en caution des gages qu’il promet de lui faire parvenir. Trois mois plus tard, quand on vient informer Juda que sa belle-fille s’est prostituée et qu’elle est enceinte, il la condamne à être brûlée vive. Mais Tamar produit alors le sceau de son beau-père, prouvant qu’elle est enceinte de ses œuvres et non de s’être prostituée. Juda reconnaît sa faute en disant : “ Elle a agi de manière plus juste que moi, puisque je ne l’avais pas donnée à mon fils ”.

Cet aveu de Juda vaut reconnaissance de l’action divine (note 7). Agir de manière juste implique de rester intègre quoi qu’il en coûte, en particulier de ne pas contourner la loi, expression de la parole divine. Peu importe ici le jugement que nous portons sur cette loi ; ce qui rend l’homme coupable c’est de contourner, par intérêt ou par crainte, une loi qu’il s’est engagé à respecter et qu’il respecte par ailleurs. Accomplis tes vœux envers le Très Haut. Que Juda retienne son dernier fils par crainte de le perdre, constitue un déni de foi en Dieu qui protège le juste : le juste ne craint pas le malheur. Et le déni de foi est péché originel : c’est le choix d’agir soi-même par défiance de la parole divine. Dieu cependant ne veut pas la mort du pécheur, mais plutôt qu’il se convertisse. C’est pourquoi Dieu agit ensuite pour faire prendre conscience à Juda de sa faute, et l’amener à la conversion. Quoi que notre éducation nous incline à penser, soyons assurés que c’est le souffle d’Élohim qui inspire Tamar dans sa manœuvre, et qui conduit Juda à cet aveu. Un aveu prononcé devant ceux qui dénonçaient Tamar, un aveu qui coûte donc à Juda, à sa réputation ; un aveu qui confesse la justice divine, qui rend gloire à Dieu dont l’action vient de ramener un pécheur sur la voie des justes.

La vocation de Juda

Aveu, reconnaissance, confession de louange, c’est ce mouvement du cœur que la Bible décrit avec le verbe hébreu hodah. C’est de ce verbe qu’est issu le nom de Juda, yehoudah. Par son nom, Juda a vocation de reconnaître, et d’avouer publiquement, l’action divine qui fait de l’homme un juste. Ce qu’il vient de faire pour épargner la vie de Tamar le situe dans sa vocation, et annonce déjà ce qu’il fera, lors de « sa descente en Égypte », pour épargner un sort injuste à Benjamin en prenant sa place d’esclave. Quoi qu’il en coûte, fût-ce au péril de sa vie, le juste, fils de Héber, de Noé et d’Abraham, reste intègre en respectant son engagement et marche avec Dieu en suivant sa parole, car il place en elle toute sa foi. Voilà l’héritage hébreu dont Israël est porteur, et que Dieu appelle tout homme à embrasser, en s’engageant comme un fils à la suite de Juda. Parce qu’il s’engage totalement et suit la parole divine, fût-elle exprimée par une loi douteuse, le juste fait les délices de Dieu qui le protège et l’entoure de sa bienveillance, pour le conduire à la félicité.

La vocation de Juda, yehoudah, fut manifestée dès sa naissance quand sa mère, Léa, appela de ce nom son quatrième fils :

[Léa] devint à nouveau enceinte, et enfanta un fils ;
alors elle dit : « Cette fois, je louerai YHWH » ;
c’est pourquoi elle lui donna le nom de Juda.
Et elle cessa d’enfanter.

(Gn 29, 35)

On se souvient comment Rachel, préférée de Jacob, était restée longtemps stérile, tandis que Léa, son aînée, imposée à Jacob par Laban, leur père, avait été rendue féconde par Yhwh. Car Yhwh avait vu l’humiliation de Léa en disgrâce auprès de Jacob, et lui accorda un premier fils, Ruben ; Yhwh avait compris que Jacob la détestait, et lui accorda un second fils, Siméon ; puis, Léa ayant donné à Jacob un troisième fils, Léwy, elle espérait que « son homme », désormais, lui serait attaché. C’est pourquoi, à la naissance de ce quatrième fils, Léa voulut louer Yhwh : elle donna ce nom à l’enfant, yehoudah, que l’on pourrait traduire par « il est loué », ou simplement « loué ». Cette forme passive du verbe hodah, (avouer, reconnaître, confesser, louer) vise par la louange le Dieu qui a secouru Léa dans sa détresse, mais le vise de manière anonyme car le Nom divin, YHWH, ne sera révélé à Moïse que cinq ou six siècles plus tard.

Juste réponse à l’appel de sa vocation, le témoignage d’intégrité que donnera Juda devant Joseph et ses frères, en Égypte, se situe au cœur de l’héritage hébreu. C’est pourquoi Dieu couronne ce témoignage dans le testament qu’il inspire à Israël, et appelle Juda « mon fils », préfigurant le couronnement du messie dont celui-ci témoignera au Psaume 2 : « Tu es mon fils, c’est moi, aujourd’hui, qui t’ai engendré ».
Rappelons ce verset essentiel déjà cité (2ème partie, le testament d’Israël, cf. note 6) :

Demeure vers le lion, Juda ! La proie, mon fils, t’a exalté.
Il s’abaisse, il se couche comme un lion ; et comme un léopard, qui le fera lever ?

(Gen 49, 9)

Cette maxime résume la spiritualité du Lion de Juda, forme fondamentale de la todah ou louange de confession qui s’exprime dans la vocation de Juda. L’homme qui accepte de tout recevoir de son père, donc de Dieu, renonce à toute prérogative, à toute recherche intéressée, à toute prévention du malheur ; reconnaissant ainsi que tout lui est donné, il rend gloire à l’action divine. Il marche sur la voie des justes.

De Juda à David

Mais cette conscience de l’action divine est difficile à obtenir. La flamme du Lion de Juda a peu brillé chez les fils d’Israël pendant leur exode avec Moïse, et bien qu’elle ne se soit pas éteinte, nous l’avons vu avec Samson, elle s’est encore affaiblie au cours de la période des Juges. Guidés par de mauvais prêtres, les Israélites vont perdre l’arche d’alliance qu’ils voulaient asservir à leur cause, et que leur enlèveront des Philistins dont la foi n’avait pas vacillé devant leurs vociférations (1 Sam 4, 1-11). Dieu intervient. Il suscite un dernier juge, le prophète Samuel, qui fera chasser les dieux étrangers et revenir le peuple à Yhwh. YHWH relève la force de son messie (1S 2, 10), Dieu va relever la force spirituelle de l’homme, son bien-aimé. Mais les fils d’Israël ne veulent plus que Dieu règne sur eux : ni juge, ni prêtre, ni prophète, ils veulent un roi, comme les autres peuples, un roi politique pour les gouverner. Sur instruction divine Samuel accepte, et va oindre Saül premier roi d’Israël. On sait combien Saül fut un mauvais roi, contrairement à son successeur, et le contraste est si choquant qu’on a pu se demander quel rôle avait joué Saül avant la royauté de David. Pourquoi Dieu a-t-il permis cet échec ? Nous allons voir que le mauvais rôle tenu par Saül était indispensable, pour que soit mise en lumière l’action divine et que revive, dans le peuple de Yhwh, cet esprit de Juda qui rend gloire à Dieu. David en sera le témoin.

Dieu ne voit pas selon les yeux, comme les hommes, Dieu regarde le cœur, dira Yhwh à Samuel allant oindre le successeur de Saül. Bien que le ciel ait résolu de l’écarter, le roi Saül doit encore faire obstacle à celui que l’onction divine a désigné pour lui succéder. Saisi par un esprit mauvais venu de YHWH, Saül cherche à tuer David ; il le poursuit de sa jalousie meurtrière, l’obligeant à fuir au désert. Mais Dieu ne le livra pas, dit l’Écriture. Au contraire, c’est Saül que Dieu livre, endormi, à la merci de David. Ce dernier ne va-t-il pas mettre un terme à la persécution dont il est l’objet ? Puisque c’est lui, David, l’élu que Dieu a choisi pour régner à la place de ce mauvais roi, comment la volonté divine pourrait-elle s’accomplir si Saül reste en vie pour tuer David ? La tentation est forte, et ceux qui sont avec lui encouragent David : « Un signe de toi, et ce sera fait, d’un seul coup de lance ! » Pourtant, David ne voulut pas porter la main sur celui qui a reçu l’onction de Yhwh. Il laissa la vie sauve à Saül.

Saül a été l’instrument de la volonté divine qui a poussé David au désert, afin que Dieu éprouve le futur roi dans sa « descente en Égypte ». Saül a joué le rôle de l’adversité, ce rôle que la famine avait joué pour Abraham et Isaac, que les brimades de son oncle Laban avaient joué pour Jacob, que les manœuvres de Joseph sur Benjamin retenu comme esclave avaient joué pour Juda : placer le bien-aimé de Dieu en situation de détresse extrême, dans l’enfermement, « en Égypte », afin qu’il soit contraint, pour s’en sortir, soit d’accepter de perdre sa vie si un miracle ne vient pas le tirer de là, soit de perdre son intégrité en reniant l’engagement pris de suivre la parole divine. C’est ainsi que Dieu élève l’homme à la conscience de l’action divine qui le guide. David a choisi de rester intègre, c’est pourquoi Dieu ne le livra pas. Protégé par Dieu, le juste reste intègre au milieu d’un monde corrompu, un monde qui le tente et lui conseille de suivre la logique des apparences plutôt qu’une parole peut-être divine mais visiblement inappropriée. Quand bien même il ne voit rien, dans la foi, le juste marche avec Dieu, comme Noé ; le juste ne compte que sur Dieu, comme le petit du Lion ne compte que sur son père. Par le témoignage de David, Dieu a restauré l’esprit de Juda. Les mêmes raisons qui ont conduit le ciel à couronner Juda dans le testament d’Israël, font ici couronner David des signes de la royauté spirituelle. De ces signes, le plus visible sera la gloire de son règne politique, mais le plus appréciable restera sans conteste le guide spirituel que nous a laissé sa vie de prière.

Le témoignage de David, comme celui de Juda, est une todah, une confession ; il est louange et gloire à Dieu, car il met en lumière la justice divine qui fait de l’homme un juste. Aujourd’hui encore, dans les Psaumes, nous pouvons entendre ce témoignage de la justice divine, proclamé par David devant la grande assemblée, notamment en écoutant sa prière au Psaume 63 (note 8), alors qu’il est pourchassé par Saül. Le titre, Psaume de David quand il est en désert de Juda, en première lecture indique les circonstances dans lesquelles il se trouve ; mais plus profondément, ce titre nous dit que la prière lue dans ce psaume est celle de l’homme que Dieu chérit (le nom de David signifie chéri) ; lire un Psaume de David c’est entendre la Prière du bien-aimé de Dieu, du juste qui s’en remet entièrement à son Seigneur. Le Psaume 63 exprime la relation mystique parfaite, la prière de l’homme qui se tient en désert [midebar] de Juda [yehoudah], c’est-à-dire la prière de l’homme qui vit de la parole (mi-debar) confessée, louée (yehoudah). Parce qu’elle vient de Dieu, la parole (dabar) est action ; l’homme qui reconnaît cette parole rend gloire à Dieu, et de ce fait il en reçoit la vie : il est nourri par l’action divine. Sous ce titre qui l’éclaire, le psaume devient une prière de reconnaissance, un aveu puissant dans la bouche du bien-aimé qui confesse l’origine de sa force ; il est louange, grâces rendues pour le bonheur d’être entouré, protégé et nourri par Yhwh, comme le petit du Lion que la proie reçue de son père a exalté, et qui se couche dans la paix, pour contempler.


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2 - De David à la déportation

Les héritiers de Juda

Le nom des Juifs, yehoudi, vient de Juda, yehoudah. Héritiers d’Israël par Juda, les Juifs sont appelés à la même vocation que lui. Leur héritage, initialement celui de tous les fils d’Israël, deviendra, au retour de l’exil à Babylone, celui des survivants descendant de Jacob par Juda : les Juifs. Un héritage qui s’est construit dans la torah de Moïse où nous l’avons découvert, qui a traversé la période des Juges, qui s’est épanoui et qui vit dans la spiritualité de David. Notamment dans les Psaumes, où l’on remarque l’abaissement auquel David se plie, avec ce petit mot de sa prière : shiwiti (note 9) ; et de manière plus intense encore, nous venons de le voir, au Psaume 63, où l’on peut vivre avec lui la contemplation apaisée propre au Lion de Juda. À la mort de David, commence le règne de Salomon, le fils né de son union avec Bethsabée. Pendant la majeure partie de son règne sur Israël, Salomon vit en authentique fils de David, héritier d’Israël et de l’esprit de Juda ; c’est lui qui développera le plus largement dans l’Écriture la spiritualité de son père. Mais à la fin de sa vie, c’est lui aussi qui amorcera le déclin d’Israël, à cause de son inconduite.

Quelles que soient les raisons qui ont, après Salomon, amené le royaume à se diviser en deux parties, on peut se demander s’il n’est pas significatif que le royaume du Nord se soit reconnu sous le nom d’Israël et le royaume du Sud sous celui de Juda. En effet, cette division traduit la dualité des lectures du testament d’Israël. Les versets du livre des Chroniques cités plus haut inclinent à penser que, pour le Nord, en vertu du droit d’aînesse, Joseph est l’héritier d’Israël avec Éphraïm et Manassé, tandis que pour le Sud, la lecture politique de la royauté de Juda, selon les apparences littérales du testament, l’emporte sur le droit d’aînesse. Le conflit entre ces deux légitimités, toutes les deux égarées dans leur lecture de l’Écriture, ne se résoudra que dans la disparition de l’un et l’autre de leurs tenants. Les deux royaumes ne cesseront pas de se faire la guerre, au seul profit de l’occupation étrangère qui a précédé leur dispersion et leur déportation. L’héritage spirituel d’Israël et de Juda, après avoir été recueilli par l’élite des prêtres et prophètes du roi David et de son fils, après avoir été leur demeure et leur nourriture, cet héritage s’est dissous dans la sénescence de Salomon et son culte des idoles, dans l’inconduite des rois qui se sont succédé après lui et qui, sourds aux appels divins relayés par leurs prophètes, ont entraîné dans leur chute tout le peuple avec eux, et consommé dans ce naufrage le bien le plus précieux de l’héritage d’Israël : l’esprit de Juda.

Deux siècles après la mort de Salomon (-933), le nom de Juda n’évoque plus que la terre occupée par ses descendants. Le mot yehoudi, que l’on rencontre pour la première fois au livre des Rois (2R 16, 6 et 25, 25), sous le règne de Achaz (de -735 à -715), ne désigne pas encore les Juifs mais les Judéens, habitants du pays de Juda. La conscience d’être Juif apparaîtra plus tard, après la déportation à Babylone (-586). Mais déjà, le sentiment d’être Judéen, autour de Jérusalem, face à Israël du Nord, ne peut que s’affirmer devant les faits qui s’enchaînent. En vue de se renforcer contre le Nord qui s’est assuré le soutien de Damas, Achaz a fait allégeance au roi d’Assyrie, lui faisant parvenir en cadeau les trésors du Temple en lui disant « Je suis ton serviteur, je suis ton fils » (2R 16, 5.9). Le royaume du Nord, malgré son alliance avec Damas, ne peut vaincre Achaz et se retrouve en partie occupé par l’Assyrien allié d’Achaz, puis, dix ans plus tard, emmené en déportation, à la prise de Samarie (-722). Au Sud, le royaume de Juda, malgré l’expulsion des Judéens du port d’Éilath au profit de Damas (vers -720), conserve l’essentiel de son identité territoriale, avec Jérusalem. Quoiqu’il se soit placé sous la dépendance de l’Assyrie, Juda peut déjà s’affirmer en nation judéenne. Mais il a vendu son âme et perdu la protection divine.

Servir, à l’imitation de Juda

Ici se place la réforme du roi Ézéchias, fils d’Achaz. C’est lui qui règne sur Juda au moment où disparaît le royaume du Nord, porteur du nom d’Israël. Comprenant sans doute à quel point l’absence de vie spirituelle conduit le peuple de YHWH au désastre, Ézéchias tentera à la fois de s’affranchir de la tutelle assyrienne et de retrouver la spiritualité de David. Son action politique restera sans grand résultat et n’enrayera pas le déclin des fils de Juda, mais sa réforme religieuse mérite d’être notée. Elle ne sera pas la seule, toutefois, puisqu’une nouvelle réforme religieuse sera tentée, moins d’un siècle plus tard, par le roi Josias ; mais cette dernière a laissé peu de traces. Au contraire, l’histoire d’Ézéchias, dont la tentative fut accompagnée et nous est rapportée par le prophète Isaïe, occupe une place déterminante dans la Bible. En effet, c’est grâce à la prière d’Ézéchias (Isaïe au chapitre 38) que nous connaissons tous les efforts du roi pour retrouver l’esprit du Lion de Juda, en particulier par la présence au cœur de sa prière du mot shiwiti, « je m’abaisse » (note 9 déjà citée). Ce repère est capital. Il est le plus tardif des témoins de l’esprit de Juda à restaurer. Il nous enseigne que pendant le ministère d’Isaïe, la flamme de la vie n’était pas encore éteinte dans ce qui restait d’Israël, que Yhwh patientait, qu’il laissait à son peuple le temps de se convertir, à l’écoute du prophète. Mais au-delà de ce signe tardif, rien ne vient éclairer la Bible du moindre espoir de conversion. Le peuple de Yhwh s’enfonce dans le naufrage : il ne s’est pas converti, et la sentence divine va bientôt le frapper. Le prophète Jérémie en sera le malheureux témoin. Comment en est-on arrivé là ?

Dans la torah de Moïse, à la fin de la Genèse, nous avons vu le Dieu d’Israël couronner, par la main de son élu, le geste de Juda s’offrant à la place de l’esclave plutôt que de trahir l’engagement pris devant Israël son père. Si un tel sens de l’intégrité est le modèle parfait pour un prince, il est beaucoup trop haut pour être à la portée du peuple. Seule l’élite des fils d’Israël, hébreux hommes ou femmes, avait un niveau de vie spirituelle assez élevé pour pratiquer un sens du service au frère aussi fort, comme il plaît à Dieu. C’est pourquoi l’on trouve, dans les moments qui ont suivi l’engagement de tout le peuple à faire ce que YHWH a dit (Exode, ch. 19 et 24), cette règle pratique, à la portée de tous dans une société où le rapport de maître à serviteur est partout ancré dans les mœurs :

Quand tu acquerras un esclave hébreu, il servira six années.
Mais la septième, il sortira libre, gratuitement.

(Exode 21, 2)

règle divine, très simple, transmise par Moïse au début de son ministère ; règle qui sera reprise au Deutéronome, mais sous une forme un peu plus élaborée, alors que Moïse achève sa mission :

Quand l’un de tes frères hébreux, homme ou femme, te sera vendu, il te servira six années,
mais la septième année, tu le renverras libre de chez toi.

(Deutéronome 15, 12)

Dans notre langage moderne, on pourrait opposer ces deux formules en disant que la première exprime les « droits de l’homme hébreu », et la seconde les « devoirs du citoyen d’Israël ». La première formule suggère que les hébreux, désireux de poursuivre leur montée spirituelle et sans doute à l’imitation de Juda, se mettaient avec enthousiasme au service de leurs frères non hébreux, et qu’il fallait mettre un frein aux exigences de ces derniers, tentés d’abuser de la situation. On peut ici reconnaître les abus auxquels s’étaient sans doute livrés les Égyptiens, avant la sortie des Hébreux avec Moïse, mais on y reconnaîtra surtout, référence plus ancienne et pédagogique, les exigences de Laban, parent non hébreu de l’un des tout premiers hébreux, Jacob, des abus auxquels Yhwh dut mettre un terme pour permettre à Jacob de revenir à la maison de son père. On reconnaîtra même jusqu’au délai du service hébreu, limité par Moïse à six années, précisément parce que Laban avait extorqué à Jacob deux fois sept années de service (Gen 29, 15-28), n’accordant en contrepartie à son neveu que le droit d’épouser sa fille la plus jeune, celle qu’il aimait.

Entre les deux formules, Moïse a vécu quarante années d’expérience, à guider un peuple à la nuque raide (Ex 32, 9 et sq.), génération pervertie, peuple stupide et sans sagesse (Dt 32, 5-6), incapable de discerner l’action divine. On comprend qu’il ait fallu interdire d’autres abus, notamment ne plus permettre aux non hébreux d’acheter eux-mêmes leurs frères hébreux, ou de rester sourds à leurs aspirations à la liberté, puisqu’il est de règle, pour un hébreu fils du Lion de Juda, de ne jamais se lever pour revendiquer. Six siècles après Moïse, Jérémie va se trouver confronté à pire encore.

Le péché des « fils » de Juda

Devant l’obstination des descendants de Jacob refusant d’écouter la voix divine, Yhwh a décidé de laisser la main ennemie peser sur la nuque raide de ses mauvais serviteurs. Nous sommes à l’époque de Sédécias, dernier roi qui régna sur Juda pendant les onze années qui précédèrent l’ultime déportation. Sédécias attend de Yhwh « un de ses miracles » pour faire décamper l’occupant Nabuchodonosor (Jer 21, 2). Yhwh fait répondre par Jérémie que Jérusalem sera livrée à Babylone et incendiée. À ses habitants, le choix sera laissé de mourir sur place, ou de se soumettre aux Chaldéens en vue de la déportation, sous l’autorité de celui que Yhwh appelle “ Nabuchodonosor, roi de Babylone : mon serviteur ” (note 10). Au début du siège de Jérusalem, Sédécias, peut-être animé d’un scrupule tardif, ou inquiet de s’assurer le soutien de Yhwh, tente de faire revivre ce qui reste (croit-il) de l’esprit de Juda. Le prophète nous rapporte l’évènement, et la parole de Yhwh en réponse à la manœuvre de Sédécias,

8 la parole qui fut adressée à Jérémie, de la part de YHWH,
après que le roi Sédécias eut conclu un accord, avec tout le peuple qui est à Jérusalem, pour les appeler à un affranchissement,
9 pour renvoyer libres, chacun son esclave ou sa servante, l’homme et la femme hébreux,
afin que personne ne retienne plus en servitude un Judéen son frère.
10 Et ils obéirent ! Tous les chefs et tout le peuple qui avaient conclu cet accord pour renvoyer libres chacun son esclave et sa servante
afin de ne plus les retenir en servitude,
ils obéirent, et les renvoyèrent.
11 Mais après avoir ainsi fait, ils firent marche arrière. Ils firent revenir les esclaves et les servantes qu’ils avaient affranchis,
et les forcèrent à redevenir esclaves et servantes.

(Jérémie 34, 8-11)

Ce passage est riche d’enseignements. On y apprend que chez les descendants de Jacob en terre de Juda, il y a encore des hébreux. Il n’est pas sûr que ces hébreux, quoique vivant à Jérusalem, soient tous de la tribu de Juda, mais ce qui est certain, c’est qu’ils sont fils de Jacob au service de leurs frères, ou plutôt fils d’Israël devenus esclaves des Judéens ; esclaves, comme autrefois les hébreux furent esclaves des Égyptiens au temps de Moïse. Dans l’accord de Sédécias, il n’est même plus question d’un délai libératoire de six années ; au lieu de suivre Jacob et Moïse, Juda a choisi de suivre Laban et ses abus sur le travail exigé de Jacob. Comme autrefois Pharaon, les Judéens refusent de libérer ceux qui veulent servir Yhwh. Plus grave, alors que leur vie n’est nullement menacée par la perte de leurs esclaves, ils renient leur engagement, sans vergogne ; les intérêts personnels ont balayé la crainte de Dieu. Un gouffre insondable sépare désormais les agissements des Judéens de l’esprit de Juda, tel que leur père Israël leur a laissé en héritage.

Il y a un mot de trop dans cet accord conclu par Sédécias, c’est le mot « Judéen ». Hébreux comme non-hébreux sont de la même descendance, et les lois de Yhwh les concernent tous qu’ils appartiennent ou non à la tribu de Juda. La référence faite par Sédécias au territoire de Juda, confirme ici l’apparition d’un corps national judéen, d’un goy yehoudi dont les règles de vie ne sont plus celles de la communauté spirituelle dont ils sont issus, communauté à laquelle seuls adhèrent encore ceux qui sont hébreux. La communauté œuvre au service de Dieu, quand le corps national œuvre pour son intérêt. Le prophète Jérémie a parfaitement compris cette déchéance (ce qui lui vaudra d’être lapidé) ; on observe que les mots « hébreux » et « judéens », qui figurent dans l’accord conclu entre Sédécias et les chefs du peuple de Jérusalem, ces deux mots disparaissent quand Jérémie parle de ce qui est arrivé ensuite. Jérémie pense « communauté », quand les autres, avec Sédécias, pensent « nation judéenne ».

Le rappel à la vie communautaire se lit aussitôt dans la réponse de Yhwh, Dieu d’Israël (et non de Juda) :

12 Alors la parole de YHWH fut adressée à Jérémie de la part de YHWH, pour dire :
13 Ainsi parle YHWH, le Dieu d’Israël :
C’est moi qui ai fait alliance avec vos pères, au jour où je les ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison des esclaves, leur disant :
14 « Au bout de sept ans, vous renverrez chacun son frère l’hébreu, celui qui t’a été vendu ; il te servira six années, et tu le renverras libre de chez toi. »
Mais vos pères ne m’ont pas écouté, ils n’ont pas tendu l’oreille.

(Jérémie 34, 12-14)

La faute est ensuite exposée, avec toute sa gravité, et la sanction va suivre selon ce que Yhwh a déjà annoncé à Jérémie au début du règne de Sédécias (Jérémie ch. 27) :

15 Vous, aujourd’hui, vous étiez convertis. Vous aviez fait ce qui est droit à mes yeux, pour proclamer un affranchissement, chacun pour son prochain,
et vous aviez conclu un accord, devant moi, dans la maison où mon nom est invoqué.
16 Mais vous avez fait marche arrière ! Vous avez profané mon nom !
Et vous avez fait revenir, qui son serviteur, qui sa servante, ceux que vous aviez renvoyés libres de leur vie,
vous les avez asservis, afin qu’ils soient à vous, esclaves et servantes !

17 C’est pourquoi ainsi parle YHWH :
Puisque vous ne m’avez pas obéi pour proclamer la libération, qui de son frère, qui de son prochain,
me voici proclamant pour vous une libération, oracle de Yhwh ! Celle du glaive, celle de la peste et celle de la famine ! Je vous livre au tourment de tous les royaumes de la terre.
18 Je livre ces mortels, qui ont transgressé mon alliance, qui n’ont pas honoré les termes de l’accord qu’ils avaient conclu, devant moi
(le taurillon, qu’ils ont coupé en deux, et ils sont passés entre les deux parts).
19 Les princes de Juda et les princes de Jérusalem, les eunuques et les prêtres, et tout le peuple du pays
(ceux qui sont passés entre les deux parts du taurillon),
20 je les livre aux mains de leurs ennemis, aux mains de ceux qui en veulent à leur vie ;
leur carcasse servira de pâture aux oiseaux du ciel et aux bêtes de la terre.

(Jérémie 34, 15-20)

Tout est consommé

Le péché de Juda a consommé la perte d’Israël. Depuis quatre siècles, la scission entre Ephraïm et Juda, la guerre entre les royaumes du nord et du sud, l’inconduite des rois d’un côté comme de l’autre, bref, les luttes intestines entre les héritiers de Jacob ont dilapidé l’héritage d’Israël. L’esprit est étouffé par le sang. Le peuple de Yhwh est mort. Il va se décomposer en deux mondes aux contours fort différents : d’une part, le petit reste des hébreux authentiques avec la foule des fidèles à l’esprit de Juda, communautés de frères qui se disperseront comme des brebis sans berger ; d’autre part, les chefs civils et religieux, emmenés par un roi de forfaiture, noyau dur des révoltés de Juda contre Yhwh, qui seront déportés à Babylone.

La révolte de Juda fut le fait de ses chefs. Le poisson a pourri par la tête. Quand survient la destruction de Jérusalem, aboutissement inéluctable et dernier soubresaut de cette décomposition terrible, la division d’Israël est consommée dans la séparation du corps et de l’esprit. La disparition du temple va faire apparaître une situation dont il ne sera rendu compte, dans les textes, que d’une manière partielle et nécessairement partiale. Car elle sera écrite par le noyau dur de la révolte contre Dieu, la seule composante d’Israël qui maîtrise l’écriture, ceux-là même dont c’était la mission de garder le temple et les rouleaux de la torah, et qui ont violé l’alliance divine : les prêtres, les lévites, les scribes.

Il nous faut maintenant suivre au plus près, sans les confondre, ces deux composantes du reste d’Israël : des communautés éclatées, dispersées, devenues troupeaux sans bergers ; les chefs et les prêtres de la nation judéenne, que Nabuchodonosor fait exiler, loin de Jérusalem. Sans les confondre, car ces derniers seront les principaux rédacteurs de l’histoire, pour ne pas dire les manipulateurs de l’Écriture, et nous n’aurons, pour les démasquer, que le témoignage du prophète qui parle en présence de Dieu.


*

3 - Les déportés de Babylone


  “ Je livre ces mortels, qui ont transgressé mon alliance, au tourment de tous les royaumes de la terre. ”

Jérémie 34, 17-18


Le peuple, la nation et la communauté

Pour comprendre l’histoire d’Israël, il est indispensable de ne pas confondre les deux notions distinctes qui permettent de décrire la vie en société  : la communauté (hébreu oum), foyer de vie spirituelle dont les fidèles, hébreux notamment, sont les serviteurs de Yhwh et de son peuple ; la « nation » (hébreu goy), organe de la vie politique, économique et matérielle du même peuple. La nation est le corps du peuple, et la communauté, son âme. Il faut ici entendre le mot goy au sens de « corps social », applicable à toute nation y compris Israël (le mot goy est issu du même radical que gewiyah, « corps »), car c’est dans ce sens qu’il est employé jusqu’à l’unification du royaume par David. Il ne faut pas attribuer à ce goy biblique le sens que le mot a pris après la déportation de Babylone — pour les raisons que nous verrons plus loin — et qu’il a gardé dans le peuple juif jusqu’à nos jours. Le goy post-biblique vise uniquement les peuples qui ne sont pas juifs pour les opposer au peuple de Yhwh ; mais dans la Bible, Israël aussi est un goy, comme il est dit à Jacob lorsqu’il reçoit son nom d’Israël (Gn 35, 11), et comme Yhwh lui dira encore avant son départ pour l’Égypte, « car là-bas, je te ferai devenir une grande nation ». Israël est une nation appelée à devenir sainte, goy qadosh (Ex 19, 6), si elle écoute la voix de Yhwh, si elle garde ses enseignements, tels qu’ils lui sont donnés dans et par la communauté, car celle-ci est le moyen de sa sanctification.

La nation et la communauté n’ont pas les mêmes yeux, ni pour le peuple, ni pour la Bible. La communauté oum lit dans la Bible que Dieu a placé l’homme en un jardin pour servir la terre (Gn 2, 15), c’est-à-dire pour servir la pâte humaine en devenir (adam-ah) dans sa montée vers le ciel. Du sein de la communauté, le fidèle regarde autrui comme son frère, son prochain, et se met à son service à l’appel de Dieu. La communauté est l’âme du peuple de Yhwh. Mais cette âme vit dans un corps, la nation goy, et ce corps est davantage attiré par ses intérêts immédiats, à l’appel de la terre, que par les lointaines perspectives célestes. Contrairement à la communauté, la nation a lu, dans la même Bible, que « Dieu a placé l’homme en un jardin pour le cultiver », voire pour l’exploiter. Et la nation, pénétrée de la mission qu’elle s’est donnée, nourrit le corps du peuple en exploitant la terre — au besoin, en exploitant la communauté.

Entre nation et communauté la divergence est ancienne. Nous avons évoqué Laban, exploitant son neveu Jacob. Jacob est hébreu, comme Abraham et Isaac, qui sont avec lui les premiers membres de la communauté hébraïque naissante. Il est alors trop tôt pour parler de peuple ou de nation (au sens moderne du mot), mais le corps social existe déjà, au sein duquel vivent ces hébreux : le clan, la famille, la tribu. C’est un goy (au sens de l’hébreu biblique), un corps dont le comportement de Laban, membre du clan mais non hébreu, illustre très bien le poids des appétits terrestres. Plus tard, lorsque Moïse met en place le service divin dans la communauté, après la sortie d’Égypte, ce corps va peser de toutes sortes de récriminations, et entraver la montée du peuple. Nous l’avons brièvement évoqué, avec la nécessaire régulation du service au frère pour fixer des limites aux insatiables ; mais au désert, leurs appétits surgissent constamment, sous forme de révolte contre Yhwh et contre Moïse qui les a fait quitter “ viandes grasses et oignons d’Égypte ”. Bien entendu, ceux qui se lèvent pour rugir, comme le léopard, ne sont pas les hébreux, qui eux demeurent vers le Lion, exaltés par la proie, cette manne venue de leur père du ciel ; c’est le goy qui se lève pour rugir, c’est déjà la nation d’Israël en train de se constituer, le « Yeshouroun », dira Moïse, qui engraisse, mais qui regimbe ! — tu engraisses, tu grossis, tu deviens bouffi —, mais il abandonne le Dieu qui l’a fait, il méprise le rocher de son salut ! (Deutéronome 32, 15).

Le poids du corps

On aperçoit, dans ce passage du tu au il, que déjà Moïse est en train de partir. D’un mouvement qui annonce la colère de Yhwh, il va se séparer de ce peuple au cœur égaré (Ps 95, 10) qui ne pourra pas entrer dans le repos divin. Le poids du corps est trop grand pour l’esprit qui s’épuise à l’entraîner dans sa montée vers le ciel. Plus tard, un autre signe de ce poids fleurit encore, au temps des Juges, à la génération suivante ; loin d’écouter la parole divine, alors que Samuel s’adresse à la communauté qui vient de reconnaître en lui le prophète de Yhwh, les Israélites veulent asservir l’arche d’alliance à leurs initiatives guerrières contre les Philistins. Cette tentative d’exploitation de la présence de Yhwh, requise les armes à la main, est immédiatement sanctionnée. Israël perd l’arche d’alliance au profit des Philistins. On ne prend pas Dieu en otage. Pour les mêmes raisons, quatre ou cinq siècles plus tard, les rois d’Israël perdront Jérusalem, siège de David messie de Yhwh, au profit de leurs ennemis, les rois de Babylone.

Relisant Jérémie, nous voici maintenant arrivés à ce point crucial de l’histoire d’Israël, alors qu’apparaissent les Juifs, formant nation judéenne, et que disparaissent les hébreux, par étouffement de la communauté israélite. Le témoignage de Jérémie atteste que le mot « hébreu » est employé pour la dernière fois sous le règne du dernier des rois de Juda. D’un emploi assez rare dans la Bible (34 occurrences), au-delà du Pentateuque (22 emplois) le terme hébreu ne figure plus que huit fois au livre de Samuel, trois fois dans le témoignage de Jérémie déjà cité, sous Sédécias (Jr 34, 9.14), et une fois hors des repères historiques (Jonas 1, 9). C’est tout. Symétriquement, le mot yehoudi (juif ou judéen) apparaît une première fois, nous l’avons vu, sous le règne d’Achaz (2R 16, 6), une seconde fois au règne de Josias, sous l’occupation de Nabuchodonosor (2R 25, 25). On ne le trouve plus ensuite que dans les livres postérieurs à l’Exil (Néhémie, Esdras, Esther, Daniel) ainsi qu’au livre de Jérémie, principal témoin de cet exil ; la dernière référence aux Juifs, nous y reviendrons, est du prophète Zacharie. C’est donc au cours de la période finale des rois de Juda, qui débute avec Achaz et va jusqu’à Sédécias, soit un peu plus d’un siècle, que l’évolution marquée par la coexistence des deux termes hébreu et juif, a conduit à cette cassure irrémédiable entre la communauté hébraïque et la nation judéenne. En ce point de paroxysme, la prétention obstinée du corps (les chefs, les prêtres, les notables) à maintenir l’âme du peuple (les hébreux, les fidèles) captive dans le servage, entraîne le départ de l’hôte divin qui habite le peuple élu mais ne saurait y être retenu captif. Faute de confesser le Dieu qui le fait vivre, le peuple de Yhwh a perdu toute protection divine ; il n’est plus qu’un condamné à mort.

Tout cela n’est pas venu sans avertissements dont le plus solennel est au Psaume 2. Sans nommer David, afin de viser avec lui jusqu’au messie de la fin des temps, ce psaume expose pourquoi le fidèle serviteur de la communauté, qui rumine jour et nuit dans la torah de YHWH (Ps 1, 2), est insupportable au goy Israël. Le Psalmiste nous explique pourquoi des « nations » protestent que des communautés ruminent en vain (Ps 2, 1) ; le corps social n’a que faire de ceux qui « rabâchent » la torah. Ces « nations » contestataires, c’est le corps social d’Israël, régisseurs de domaines et hauts personnages, qui conspirent ensemble, contre Yhwh et contre son messie (Ps 2, 2). Nous retrouvons là ces hommes que Jérémie accuse, les « princes de Juda et de Jérusalem, les eunuques et les prêtres », qui se sont révoltés contre Yhwh, qui ont profané son temple en reniant leur engagement solennel, au détriment de la communauté des hébreux représentée par Jérémie. Leur révolte étouffe la “ nation sainte ”, elle tue le goy qadosh de l’alliance au Sinaï, elle crucifie la sainteté d’Israël.

Aucune autorité temporelle, aucune justice de roi messie ami de Dieu n’est venue s’opposer aux égarements du goy Israël, à cette révolte du goy yehoudah. Aussi le temps de la colère divine est-il venu : la nation judéenne sera livrée à ses ennemis. N’est-ce pas ce qui était annoncé au Psaume 2 ? Le sceptre de fer qui brisera ces « nations » comme un vase de potier, qui les mettra en miettes, n’est-ce pas le sceptre du roi de Babylone ? En premier lieu, c’est le sceptre de Nabuchodonosor, serviteur de Yhwh, qui rasera Jérusalem et déportera les survivants à Babylone ; c’est ensuite celui de son successeur, le roi Cyrus, que YHWH nomme son messie, dont il tient la main droite pour soumettre les nations devant lui (Is 45, 1), élu divin dont le rôle principal sera de reprendre la mission du roi messie d’Israël, défaillant depuis des siècles, afin de ne pas laisser mourir ce qui reste de vie spirituelle dans la communauté dispersée.

Corporatisme judéen

Le sceptre de fer qui brise les « nations » a brisé le goy yehoudah. Yhwh a livré les chefs et les prêtres de Juda, mais la sanction qui frappe la nation judéenne a frappé du même coup tout le peuple de Yhwh. La communauté est inséparable de la nation, le corps et l’âme ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre — ce que la communauté sait bien et qu’elle met en pratique, quand la « nation » l’ignore et ne veut pas le savoir. Aussi la vie communautaire a-t-elle souffert dans le désastre qui frappe le peuple. Privée de la liturgie de son temple, arrachée à Jérusalem, la communauté ne peut plus vivre que sur elle-même ; la vie spirituelle du peuple s’est endormie. La plupart des fidèles ont fui dans la dispersion où nous les retrouverons plus tard, et beaucoup sont morts. Les survivants, déportés à Babylone, sont ceux qui ont refusé de fuir ou de mourir à Jérusalem. En exil, ils sont les moins nombreux mais les plus visibles, corps désormais sans âme, organisme inhabité, dont le dernier chef, Sédécias, n’est plus : sa descendance et les hauts personnages qui l’entouraient ont été égorgés, et le roi, les yeux crevés, finit ses jours dans les geôles de Babylone. Mais le goy yehoudah, comme le canard décapité, continue de courir. Le corps poursuit son agitation vide. Le nationalisme judéen, qui s’était développé avec Achaz, a grossi pendant plus d’un siècle : il est gras et bouffi comme le Yeshouroun de Moïse, et ne va pas cesser de s’opposer au sceptre de son vainqueur, de regimber contre la tutelle que lui a value son inconduite.

Pendant l’exil à Babylone, le livre d’Esther est le témoin consternant de cet étouffement de la vie spirituelle au profit d’un nationalisme qui se nourrit de son ressentiment. On trouve dans ce livre les deux-tiers des occurrences bibliques du mot yehoudi (juif, judéen) apparu sous le règne d’Achaz, mais on y cherche en vain le mot « Dieu » (elohim), ou le Nom divin (YHWH), ou même le mot Israël. Pas la moindre référence à Dieu ou à sa révélation. Dans la détresse de Mardochée et d’Esther, un jeûne a bien été décidé, mais que vaut un jeûne quand personne ne prie ? S’ils jeûnent, je n’écouterai rien de leurs cris, Yhwh a depuis longtemps prévenu Jérémie (14, 12). Personne n’invoque le Dieu d’Israël, personne ne lui rendra gloire après l’action d’Esther. Loin de confesser l’action divine, comme le fit la prophétesse Déborah après que Yaël eût cloué la tête de Sisera — « Délivrance des délivrances en Israël, quand le peuple est dévoué ! Bénissez YHWH ! […] bénie soit Yaël entre toutes les femmes ! » —, les Judéens achèvent leur livre sur la joie mauvaise de mettre à mort les « oppresseurs » qu’ils haïssent. Ce naufrage spirituel est corroboré par le Psaume 137 — le seul daté de l’exil —, qui exprime sans fard ce même état d’esprit des déportés, capables de textes d’une grande valeur littéraire, mais dont la pointe — in cauda venenum — ne vise que la revanche acerbe du nationalisme judéen.

De tels excès n’ont pas échappé aux communautés juives nées après le retour à Jérusalem et la reconstruction du Temple. Deux ou trois siècles plus tard, la communauté d’Alexandrie, qui traduira la Bible hébraïque en langue grecque, modifiera profondément le livre d’Esther, ajoutant au texte plusieurs passages sans équivalent dans l’hébreu. Notamment les prières de Mardochée et d’Esther au moment critique du récit, ainsi que les lettres du roi Artaxerxès aux provinces de sa juridiction, où apparaît en conclusion son action de grâce à la justice de Dieu qui a sauvé « la race élue » de la destruction. Ces ajustements ont donné au livre d’Esther grec des apparences religieuses satisfaisantes, suffisantes en tous cas pour que ce livre ait été lu par les fidèles, dans certaines communautés juives pendant plus de deux siècles —  tous les textes grecs ont ensuite été écartés du canon juif —, et jusqu’à nos jours dans la plupart des communautés chrétiennes qui ont préféré ignorer le texte du livre hébreu.

« Si je t’oublie, Jérusalem… »

Loin de Jérusalem, les Judéens sont restés attachés à leur temple, mais de façon intéressée. Pour les prêtres, le temple est certes la maison de Yhwh, le lieu de leur office liturgique où, selon le rite, ils immolent sur l’autel les taureaux de Bashan qui leur obtiendront, espèrent-ils, les faveurs de Yhwh ; mais comme ils n’écoutent pas le prophète, ils ignorent que Yhwh ne veut pas de leurs sacrifices de façade. Et pour cause, car nous les avons vus, avec Jérémie, s’engager entre les deux parties du veau selon le rite de l’engagement, pour renier aussitôt la parole donnée et consacrée par ce rite. Les prêtres pratiquent une liturgie à laquelle ils ne croient pas ; ils violent l’alliance divine.

Mais ce temple reste un symbole essentiel à leurs yeux, car il était le moyen de garder à leur service des hébreux qui ne pouvaient pas vivre sans y venir nourrir leur foi. Ajoutons à cela, que prêtres et Lévites vivaient de la dîme, qu’ils perdront avec Jérusalem, dès qu’ils cesseront de rendre ce culte de façade qui les justifie. Tous vont rester attachés à la matérialité du temple, et seront pour cela les derniers à quitter Jérusalem. C’est cet ensemble d’irréductibles, le goy yehoudi conduit par Sédécias, la nation judéenne, que Nabuchodonosor exile à Babylone, et dont il réduit le chef à l’état d’aveugle, isolé, sans descendance. Il peut alors estimer que loin de sa terre, privée de ses chefs, la nation judéenne finira par mourir, avec le temps.

C’était compter sans les prêtres. Eux n’ont pas été privés de descendance. Ils connaissent textes et rites, ils contrôlent les traditions transmises, et ils sont les seuls à connaître la langue hébraïque — on parle araméen, chaldéen, judéen — qu’ils lisent, et surtout, qu’ils écrivent. Eux aussi forment un goy, un corps de mauvais serviteurs contre lequel le prophète annonce depuis longtemps la colère de Yhwh (Jérémie 2, 8 ; 10, 20-21 ; 23, 1-2 et 11-12 ; Ézéchiel ch. 34). À Babylone, le corporatisme sacerdotal va se superposer au nationalisme judéen, fusionner avec lui, s’identifier à lui. Loin de s’éteindre, la revendication des exilés, nourrie par le ressentiment d’avoir été vaincus, d’avoir perdu Jérusalem et son temple, rumine sa revanche et y prépare la nouvelle génération née en exil. C’est dans cet esprit, nous l’avons vu, qu’ils écrivent le livre d’Esther. Mais leurs additions à la Bible ne s’arrêteront pas là. Et les « traditions d’Israël » qu’ils cultivent vont se perpétuer, jusqu’à l’époque d’Esdras, prêtre et scribe dont nous allons bientôt découvrir les écrits, conservés par des communautés reconstituées pendant et après l’exil.

Le Psaume 137 est le signe le plus sombre de cette nuit judéenne venue à Babylone avec les prêtres exilés de Juda. D’abord par la place usurpée qu’il occupe dans le Psautier. Il est précédé par un psaume qui invite la communauté à confesser, à louer l’action de Dieu conduisant l’homme en éternité — car son amour est pour l’éternité, chante le refrain à chaque verset — ; et il est suivi par un psaume de David, où le roi mystique nous dit pourquoi lui-même confesse et loue l’action divine qui le fait vivre ; son chant s’achève sur le même refrain que le psaume qui (autrefois) le précédait : Ton amour est pour l’éternité. Ne relâche pas l’œuvre de tes mains ! Et voici qu’au coeur de cette confession du Lion de Juda pour la communauté qui prie avec David, les exilés enfoncent leur coin meurtrier, violant une nouvelle fois l’héritage divin. Dans leur « psaume » 137, au moment même où Babylone invite Israël à témoigner de la foi de David, les exilés se comportent comme des serviteurs de Dieu qui se sont mis en grève : ils ont accroché aux arbres d’alentour leur lyre, par excellence l’instrument de la liturgie, de la prière et de l’enseignement de la torah par les Psaumes. Refusant de répondre à l’appel divin qui les invite au témoignage, ils déversent sur nous les flots de leur amertume, de leur ressentiment d’avoir perdu Jérusalem, et jettent la malédiction d’une vengeance cruelle sur les enfants de ceux qui les ont privés de leur temple !

Les témoins aveugles

Ce contre-témoignage bouleversant de méchanceté laisse entrevoir combien d’erreurs, ou de mensonges en faveur de leurs thèses, les prêtres judéens ont pu introduire dans l’Écriture, outre le livre d’Esther et le Psaume 137 qui seuls, pour l’instant, apparaissent démasqués. Mais il convient encore d’ajouter à cela les titres usurpés dont ils se sont parés, dans leur rage de capter l’héritage d’Israël. Puisque la nation de Juda avait survécu au royaume du Nord — souvenez-vous, au temps d’Achaz —, désormais, Israël, c’est eux, c’est Juda, Juda revêtu du manteau de sainteté qu’il retire à Israël nation sainte. Les hébreux, disparus avec la destruction du Temple, les Hébreux, c’est eux ! Mais non, pas les hébreux passeurs d’éternité, pas les hébreux qu’ils avaient réduits en esclavage, mais les « Hébreux » dont ils croient descendre, « le peuple » choisi par Yhwh, « la race » élue des descendants de Jacob. Ils n’acceptent même pas d’être la nation sainte dont Yhwh voulait faire son héritage, car ils refusent d’être qualifiés de « nation » ; non, beaucoup plus subtil : puisqu’ils ont dissimulé leur nationalisme derrière le paravent de la sainteté d’Israël, ils seront désormais la « race sainte », sélectionnée, voulue par Dieu pour enseigner les peuples. Et ce sont les autres peuples, ceux qui n’ont pas été choisis par Dieu pour être « race sainte », qui seront des goyim, des « nations » qui ne connaissent pas Dieu. Voilà comment le goy post-biblique est devenu, pour ces prêtres judéens, pour leurs successeurs et pour les communautés juives qu’ils ont formées, une sorte d’être humain vaguement méprisable auquel la tradition, condescendante, voudra bien enseigner la Loi de Moïse —  revue et corrigée ! par ceux qui vont revenir de l’Exil et réinvestir Jérusalem.

C’est pourquoi, dès leur départ de Babylone, quand Cyrus, roi des Perses, initie leur mission de reconstruction, les Judéens, nés en déportation et héritiers des exilés auxquels ils ont succédé, n’ont en tête que droits du sang et preuves de leur race de fils de Jacob (note 11) ; ils n’ont qu’un seul but : reprendre possession de leur temple confisqué, retrouver leur richesse et leur maîtrise sur la vie des hébreux. S’ils peuvent sans difficulté rapatrier, en premier lieu, le trésor du temple (Esdras 1, 8-11), rien pourtant ne sera plus comme avant. Car il n’y a plus d’hébreux, il n’y a que des prêtres qui ont pris le nom d’Hébreux. Ils vont alors reporter leur domination religieuse sur les restes de la dispersion pour former des communautés juives. Cela non plus ne sera pas facile, car les dispersés restés en Judée leur reprocheront de vouloir “ faire revivre un tas de pierres ” (Néh 3, 34), de vouloir rebâtir “ la ville rebelle et perverse ” qui fut “ détruite aux temps anciens ” (Esd 4, 12-15). Pourtant, après plusieurs années d’interruption, ils parviendront à reconstruire les murailles de la ville et son temple, ils repeupleront Jérusalem, expulseront les étrangers afin de purifier la « race sainte », et pourront alors, enfin, restaurer un culte « selon la loi de Moïse ». Avec eux, ils ont rapporté de Babylone et vont imposer aux communautés nouvelles, une Bible « revisitée », conforme à leur vision aberrante de la loi de Moïse. Au retour de l’Exil, la spiritualité des hébreux a définitivement disparu, au profit d’une religion nouvelle fondée par les prêtres judéens. C’est le judaïsme.


*



à suivre : Troisième partie - suite et fin )    






Notes


Note 7
Dans les évangiles, on peut penser que Jésus fait référence à cette parole de Juda, lorsqu’il dit aux Juifs : Les prostituées vous précéderont au royaume de Dieu (discussion dans le Temple : Matthieu 21, 23-32). Jésus se montre ici le seul Juif authentique, spirituellement fils d’Israël et de Juda, alors que ceux qui l’interrogent ne reconnaissent pas, parce qu’ils ne la voient pas, l’action divine qui fait de l’homme un juste.
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Note 8
On trouvera le texte du Psaume 63, avec notes et commentaires, à l’adresse
www.hebrascriptur.com/Ps/F63.html
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Note 9
Le mot shiwiti, « je m’abaisse », est présent cinq fois dans la Bible, dont quatre fois dans le Psautier (Psaumes 16, 89, 119 et 131) et une fois en Isaïe 38, 13, au cœur de la prière du roi Ézéchias, prière dont l’exégèse permet de retrouver le sens de ce mot.
Les recherches sur ce sujet, et notamment le lien du mot shiwiti avec le Lion de Juda, ont fait l’objet d’une étude séparée : “ Comme le Lion ” ou la spiritualité du Lion de Juda, étude déjà citée (en note 6) accessible sur internet à l’adresse
www.hebrascriptur.com/Etudes/Fshiwiti.html
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Note 10
L’expression « Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur » figure à trois reprises chez Jérémie : 25, 9 ; 27, 6 et 43, 10 ; trois fois, c’est Dieu qui parle.
Il a pu paraître aberrant que Yhwh appelle « mon serviteur », le roi Nabuchodonosor dont la tradition a fait le tyran des Hébreux réduits en esclavage. Aussi est-on allé jusqu’à dire que cette expression était dépourvue d’un sens particulier et applicable à n’importe qui.
Un examen attentif de la Bible montre qu’il n’en est rien. Voici les noms de ceux que Yhwh appelle mon serviteur, dans les quelque soixante-dix occurrences de cette expression en Bible :
Abraham [Gen 26, 24] (1) ; [les fils d’]Israël (4) ; Moïse (6) ; Caleb (1) ; David (23) ; Job (6) ; Isaïe (1) ; Eliakim (1) ; anonyme [en Isaïe : le serviteur souffrant] (5) ; Israël-Jacob (10) ; les élus au Jugement (5) ; les prophètes (5) ; Nabuchodonosor (3) ; Zorobabel (1) ; le messie de la fin des temps [Zac 3, 8] (1).
Les noms de Caleb et d’Eliakim nécessitent de vérifier qu’il ne s’agit pas de n’importe qui. Caleb, de la tribu de Juda, fit taire le peuple qui murmurait contre Moïse et refusait d’entrer en terre promise (Nb 13, 30) ; animé d’un autre esprit, Caleb fut seul, dans le peuple, à suivre les voies de Yhwh (Nb 14, 24). Eliakim, fils de Hilkijia, fut le maître de maison d’Ézéchias. Il orienta son roi vers le service de Yhwh, en discernant les propos injurieux pour Yhwh de l’occupant Chaldéen Sennachérib, devant Jérusalem (Is 22, 20 et ch. 36-37) ; la conversion d’Ézéchias, sa prière et les quinze années de grâce que Yhwh lui accorda, font suite (ch. 38) à cet épisode.
On s’étonnera peut-être de trouver dans cette liste le nom de Zorobabel, prince chargé de reconstruire le Temple au retour de l’Exil, sans y voir celui du roi Cyrus, successeur de Nabuchodonosor qui fut à l’origine de ce retour et de la mission de Zorobabel. Mais Cyrus est davantage qu’un simple serviteur : l’Écriture le qualifie de messie de YHWH (Is 45, 1), titre qui n’est donné qu’à David et au messie de la fin des temps. Il est vrai que David, appelé 23 fois mon serviteur, a servi Yhwh toute sa vie, quand Cyrus n’a eu qu’un rôle certes capital (d’où son titre biblique) mais vraiment très bref ; Cyrus est le roi étranger qui est oint (messie) par Yhwh en raison de la forfaiture des rois d’Israël.
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Note 11
Israël et Jacob ne sont pas deux noms équivalents, employés indifféremment.
Il est vrai, après que Jacob ait reçu le nom d’« Israël » (Gen 32, 29), que les deux noms d’Israël et de Jacob sont employés concurremment tout au long de la Bible, pour désigner Jacob ou ses descendants. Mais on observe au contraire, en ce qui concerne Abraham, qu’il n’est plus jamais appelé Abram à partir du moment où Dieu le nomme Abraham (Gen 17, 5).
Cette différence dans l’emploi des noms invite à comprendre que la Bible distingue entre Jacob et Israël. Il n’y a pas identité de sens entre les fils de Jacob, qui descendent de Jacob selon la chair et le sang, et les fils d’Israël, qui accueillent et suivent son héritage spirituel.
C’est ce que nous tentons d’exprimer ici, pour traduire le fait que les exilés judéens n’ont jamais accueilli l’héritage d’Israël.
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