Les Juifs et la Bible


Troisième Partie (suite et fin)

Les Juifs



4 - Les communautés dispersées

Le traumatisme

La transformation majeure apportée au livre d’Esther hébreu par les communautés juives de langue grecque, témoigne, par contrecoup, des profonds bouleversements et des dégâts irréversibles qu’avait produits, dans les esprits, non pas la déportation à Babylone, mais la dispersion des populations qui la précéda, fruit de l’abandon à lui-même du peuple de Yhwh pendant quatre siècles d’incurie des chefs spirituels de Jérusalem. Les dernières pages du livre des Rois jettent d’amères lueurs sur les derniers soubresauts de cette décomposition, dont la cause ne fut pas extérieure mais intérieure à Israël.

Pendant le siège de Jérusalem, l’assassinat par les Judéens, à Miçpah, du gouverneur Guédalia mis en place par Babylone, avait déclenché le départ de tout le peuple, du plus petit jusqu’au plus grand, avec les chefs des armées, qui se levèrent pour fuir en Égypte parce qu’ils avaient peur des Chaldéens (2R 25, 26). Cet exode de tout un peuple, avec armes et bagages, fut sans doute le dernier acte d’une dispersion complète de la communauté d’Israël, dispersion inséparable des déportations qu’elle avait subies depuis plus d’un siècle. Il permet de comprendre que sous la domination grecque qui suivit celle des Perses, l’Assyrie et l’Égypte aient été, avec la Judée, les régions où l’on trouvait la plus forte présence de communautés juives, comme celle d’Alexandrie.

Mais la vie communautaire en Israël, toujours centrée sur Jérusalem, s’était considérablement affaiblie. Privées des liturgies du Temple où montent les tribus pour confesser le nom de YHWH (Ps 122), elles n’ont plus que la récitation de la torah pour nourrir leur vie spirituelle. Elles assurent la conservation des textes mais souffrent cruellement de l’absence de chefs spirituels ; elles ne peuvent que perdre un peu plus le sens caché de l’Écriture en ne s’attachant qu’à sa littéralité. Les communautés dispersées sont devenues brebis errantes, sans berger. Au temps de la reconstruction du Temple, après cinq siècles de carence et d’abandon, que restera-t-il de l’héritage spirituel de David dans les communautés juives ?

Esdras et Néhémie

Les livres d’Esdras et de Néhémie sont les seuls témoins de l’histoire de cette période. Ils disent peu, mais ils révèlent beaucoup. On y voit que la reconstruction du temple et des murs de Jérusalem ne fut pas seulement la conséquence d’une autorisation de circonstance accordée aux Juifs de repartir chez eux, mais le fruit d’une politique suivie et appuyée de la part de l’empire perse. Entre l’édit du roi Cyrus et la deuxième mission de Néhémie à Jérusalem, il s’est écoulé plus d’un siècle, et trois rois différents ont régné avant Artaxerxès qui envoie Néhémie en Judée. De plus, ce Néhémie, dont les ancêtres sont Judéens, est intégré à la vie de Babylone ; il est haut-fonctionnaire du royaume de Perse (échanson du roi), et si le roi accepte de l’envoyer à deux reprises à Jérusalem, ce n’est pas pour y administrer la province de Juda toujours sous dépendance perse — ce qu’il fera cependant, bien que ce ne soit pas son métier —, mais c’est surtout pour des raisons religieuses. Car Néhémie connaît bien la torah de Moïse et interviendra à plusieurs reprises pour redresser des comportements jugés non conformes dans les communautés de Judée.

On voit que la situation des exilés à Babylone est très éloignée de cette image de peuple persécuté que les prêtres judéens ont réussi à imposer aux générations suivantes, notamment, nous l’avons vu, au moyen du livre d’Esther et du Psaume 137. Mais hélas, leur lecture partiale et faussée de la Bible comme de l’histoire, a déjà porté ses fruits amers. Car si Esdras et Néhémie sont sans conteste des hommes de grande piété et désireux de rester fidèles à la torah de Moïse dont ils connaissent parfaitement les textes, leur témoignage révèle de graves lacunes dans la compréhension de cet enseignement. Leurs insuffisances trahissent la « formation » partiale qu’ils ont reçue, depuis leur naissance — car ils sont nés en exil, comme le prince Zorobabel qui revient avec eux à Jérusalem —, de la part des prêtres judéens qui les ont préparés pour la relève. Esdras et Néhémie sont les héritiers de rites et de traditions judaïsantes dans lesquelles l’esprit de Juda a totalement disparu ; leurs comportements, aussi bien que leur langage, vont révéler que les hommes de cette nouvelle génération — les Juifs — n’ont plus conscience en vérité de ce qu’est leur judéité, leur identité de fils d’Israël et de peuple de Yhwh.

Le premier indice de cette perte de conscience est le soin excessif qu’ils mettent à s’assurer de leur ascendance israélite. On ne s’étonne pas de voir au livre d’Esdras, où Esdras parle en disant “ je ”, une généalogie du prêtre Esdras présenté comme descendant d’Aaron, le premier des prêtres d’Israël, car ce souci du lignage fait partie des mœurs bibliques : cela va de soi, puisque depuis Adam et les patriarches, ce lignage est le fil conducteur du droit d’aînesse. Voilà bien où le bât blesse : on ne s’étonne plus de ce qui paraît aller de soi. Mais il faut le redire encore, ces choses-là ne vont pas de soi, elles ne sont pas comme le voient les hommes, car les hommes voient selon les yeux, mais YHWH voit selon le cœur (1Sam 16, 7). Et si ce verset fut révélé au moment de l’élection de David, petit berger inconnu, dernier des huit fils de Jessé, c’est pour nous dire que Yhwh ne tient aucun compte du droit d’aînesse. Dieu ne reconnaît pas les droits du sang. Pourquoi cette obstination subsiste-t-elle encore chez les Juifs à l’époque du retour à Jérusalem ? Elle subsiste. Elle ira jusqu’à écarter du sacerdoce beaucoup de prêtres — dont les noms sont publiés — pour la seule raison qu’ils ne pouvaient plus produire les documents prouvant leur lignage. C’est le scribe Esdras qui nous dit cela, premier signe d’une exigence étroite sur la matérialité de la lettre qui ignore les chemins de l’esprit. Car ces hommes, qui n’avaient pas conservé la preuve de leur ascendance, étaient peut-être les seuls à savoir pourquoi, et à pouvoir enseigner ce qui compte pour Dieu —  et qui n’est pas d’ordre généalogique.

La « race sainte »

L’élitisme de race ira plus loin encore. À plusieurs reprises est évoquée la question des mariages mixtes, c’est-à-dire des hommes juifs qui prennent femme parmi les populations étrangères des contrées voisines. Cette pratique est une abomination aux yeux des Juifs. Aussi le livre d’Esdras se termine-t-il sur une repentance générale pour ces hommes « coupables » dont la liste nominative est publiée in fine, qui devront renvoyer dans leurs pays les femmes étrangères et leurs enfants, au nom de la Torah. Confondant ! Comment ces hommes, qui prétendent ne pas oublier Jérusalem (Ps 137), ont-ils pu oublier David ? Comment Esdras, qui dénonce l’abomination de prendre une femme Moabite (Esd 9, 1), a-t-il pu oublier que Booz épousa Ruth, la Moabite, pour donner naissance à Obèd, père de Jessé, lui-même père de David ? Les premiers Juifs ne comprennent pas la « torah » qu’ils récitent par cœur. Car la loi qu’ils invoquent ainsi visait à mettre en garde les fils d’Israël contre des pratiques déviantes, celles des peuples qui vivaient en terre de Canaan avant leur arrivée ; elle les invitait à ne pas imiter ces peuples devenus impurs à cause de ces pratiques ; mais l’union d’un homme et d’une femme pour engendrer, ce n’est pas une pratique déviante ! pourquoi serait-elle interdite entre un fils d’Israël et une étrangère ? L’union de Booz avec Ruth était-elle donc une faute ?

Il y a pire. Au début d’une grande lamentation pénitentielle dont la sincérité ne fait aucun doute, Esdras (chapitre 9) déplore « l’abomination » des unions avec des filles étrangères car, dit-il, la race sainte a été mêlée aux peuples de ces pays (Esd 9, 2). « La race sainte », cette expression unique en Bible donne la mesure de l’aveuglement qui prévaut au retour d’exil. Revenons à la torah de Moïse et cherchons-y l’erreur de lecture des exilés. Au livre de l’Exode, Yhwh a proposé son alliance à tout le peuple : « Si vous écoutez ma voix, si vous gardez mon alliance, […], vous deviendrez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte ». La nation (goy) n’est pas la race (zer'a). Dans l’Antiquité, déjà, comme nous le voyons encore aujourd’hui, la nation est multiraciale, corps social composé des semences (hébreu zer'a : semence, race) qui se sont croisées et sont restées sur la même terre, pour former cette nation dont la langue sera le lien d’unité. C’était le cas pour Israël, nous venons de le constater avec l’union de Booz et de Ruth, ancêtres de David. Mais les Judéens devraient encore se souvenir que leur ancêtre Juda avait pris pour femme une Cananéenne, fille d’une autre de ces races dont Esdras dénonce « l’abomination » ; et s’il est vrai qu’aucun des trois fils de Juda nés de la Cananéenne n’eut de descendance vers David, c’est parce que cette descendance lui fut donnée par sa belle-fille Tamar, dont nous ignorons l’origine, et que Juda n’avait connue qu’en recherchant une prostituée. Étrange race sainte que la race de Juda, qui prend sa source dans la prostitution.

Cette grave erreur de lecture de la Bible, induite chez Esdras par l’enseignement des prêtres exilés à Babylone, est lourde de conséquences. Car en détournant l’attention du néophyte sur une faute imaginaire de croisement de races, elle a masqué à ses yeux la véritable faute des prêtres judéens, qui ont ainsi fait naître une idolâtrie de race et orienté l’homme vers une repentance sans objet. Rétablissons la vérité. Au temps de Sédécias, les prêtres ont violé l’alliance de Yhwh ; au temps de leur sanction par l’exil, ils ont refusé de reconnaître leur péché. Ils ont dissimulé leur faute en faisant croire que le malheur qui les frappait venait de Nabuchodonosor et de ses successeurs, du délire de persécution d’un « ennemi » qui aurait voulu exterminer la « race sainte » (cf. Esther). La « race sainte » est alors devenue cette cause sacrée qui justifiait, aux yeux des exilés revenus à Jérusalem et honorant leurs pères babyloniens, leur aberrante chasse des étrangers hors du sang judéen.

Alors aveuglée par son idolâtrie, la nation judéenne s’est voulue race choisie. Et d’une certaine manière, elle s’est alors constituée en race, en effet. Mais cette « race », désormais « race juive », ne saurait être sainte, pour au moins deux raisons (nous en verrons plus loin une troisième, avec la langue hébraïque). La sainteté n’appartient qu’à Dieu, qui seul peut rendre saint l’homme qui accomplit la volonté divine, qui écoute la voix de Yhwh et garde son alliance ; ce qui exclut que l’on puisse transmettre la sainteté par les gènes puisqu’elle résulte de l’action divine sur un homme conscient et consentant ; ce qui exclut les Judéens, notamment leurs prêtres, qui n’ont pas cessé de se comporter à rebours de la volonté divine, qui ont été exilés et chassés de leur temple pour y avoir violé l’alliance de Yhwh.

La voix de la Torah

Les livres d’Esdras et de Néhémie révèlent la profonde incompréhension de la torah de Moïse qui règne dans les communautés juives, dès cette époque, aussi bien en Perse, d’où sont venus leurs auteurs, qu’en Palestine, où ces derniers vont contraindre d’autres communautés à « se purifier » de leurs étrangers, et où ils vont enseigner leur vision des textes hébreux. Néhémie nous décrit cet enseignement auquel il assiste, au cours d’une lecture publique de la torah, Esdras lisant le texte, les lévites traduisant (Neh 8, 1-8) à l’intention du peuple, car les textes sont en hébreu et le peuple ne comprend que l’araméen, ou le judéen.

Dans sa narration, Néhémie mentionne qu’on apporte pour la lecture le livre de la torah de Moïse (8, 1). Ce livre était probablement venu de Babylone avec Esdras. On peut penser que les textes sacrés ont été conservés grâce aux rouleaux que les prêtres judéens avaient apportés avec eux en exil, rouleaux reproduits et diffusés dans les communautés qui se reconstituent sur place. Mais il convient aussi de ne pas négliger le moyen le plus répandu et le plus efficace pour garder la Torah de Yhwh dans les mémoires : la transmission orale. Ce murmure répétitif et très physique des textes a été de tout temps le meilleur garant de leur transmission littérale ; quelle que soit la compréhension que les fidèles avaient de ces textes, c’est ainsi qu’ils ont été gravés et sont restés dans les mémoires.

La transmission orale fut cultivée dès l’origine, depuis Moïse jusqu’à Salomon, grâce à une prière liturgique nourrissant continuellement la vie spirituelle de la communauté. Le fidèle murmure en permanence les mots de la torah, comme il est demandé dans ce livre même (Deutéronome), règle de vie reprise par Josué dès l’entrée des fils d’Israël en terre de Canaan :

Que ce livre de la torah ne s’éloigne pas de ta bouche. Tu le rumineras jour et nuit , afin de toujours agir selon ce qui y est écrit, Car alors, tu réussiras dans ce que tu feras… (Jos 1, 8).

C’est ce conseil pour les bonheurs de l’homme que le Psautier répercute en des termes presque identiques, dès le début du livre de prières d’Israël, au Psaume 1. Jusqu’à David, la transmission orale a perpétué la torah de Moïse, et par le soutien des prophètes, par l’exemple des mystiques (les hébreux) qui ont consolidé dans la mémoire humaine notre compréhension de la loi divine, elle a servi la révélation de Dieu.

Plus tard, après David et Salomon, on a de moins en moins perçu le sens caché de l’Écriture — l’esprit de Juda —, en raison de la carence générale et persistante des chefs spirituels d’Israël. La lettre seule est restée. Ensuite, à Babylone, les prêtres judéens ont rendu la lecture encore plus difficile en altérant l’Écriture pour la réduire à leurs thèses ; mais leurs altérations résistent mal à la critique, car elles sont orientées vers ces thèses (par exemple : les cinq derniers versets du livre de Ruth, qui visent à prouver le lignage de David). En dernière analyse, le garant le plus sûr de l’authenticité du texte que nous lisons vient de ce que son sens caché est resté intact, parce qu’il fut rendu impénétrable à ceux-là même qui trahirent une nouvelle fois leur charge en altérant ces textes. Le cancer qui a rongé en quatre siècles les chefs d’Israël et de Juda les a rendus aveugles devant l’Écriture. Le prophète Isaïe, dont la présence éclaire comme un phare le sombre océan de cette interminable dérive, nous dit comment Dieu a fait de la Bible une énigme incompréhensible, précisément pour ceux qui étaient chargés d’en donner le sens :

9   Soyez abasourdis et stupéfaits ! Soyez bouchés et aveuglés ! (Ils sont ivres, mais pas de vin, ils titubent, mais pas d’alcool).  10  Car YHWH a répandu sur vous un esprit de torpeur : il a cimenté vos yeux, les prophètes, et enseveli vos têtes, les voyants.  11  Et pour vous, la vision d’ensemble est comme les mots d’un livre scellé que l’on donne à un homme instruit en disant : « Lis-donc cela » et qui dit : « Je ne peux pas, car il est scellé » ;  12  ou comme ce livre qu’on donne à qui n’a pas d’instruction en lui disant : « Lis-donc cela » et qui dit : « Je ne sais pas lire ».
13  Le Seigneur dit : Puisque le peuple se présente de cette manière, qu’il m’honore de la bouche et des lèvres quand son cœur fuit loin de moi ; puisque leur crainte de moi n’est que leçon apprise de l’enseignement des mortels ;
14 voilà pourquoi il va s’accumuler, pour stupéfier ce peuple, prodige sur prodige. Et la sagesse de ses sages s’égarera, le discernement de ses savants se dérobera.

(Isaïe 29, 9-11)

Le péché a rendu l’homme aveugle. Le livre de la torah se referme et devient énigme indéchiffrable. La voix de la Torah s’éteint. Isaïe, le seul, l’homme aux lèvres purifiées par le feu des séraphins, peut témoigner de la sainteté de Dieu. Il témoigne. Le prophète parle devant Dieu, en présence de Dieu. Il confesse l’action divine qu’il est seul à discerner. Personne autour de lui ne partage ce qu’il voit, ni même ne le comprend. Et ce qu’il voit, c’est le peuple de Yhwh, les fils de Juda qui, inconscients de leur dérive, s’enfoncent lentement dans la mort, sans cesser de festoyer sur les rites incantatoires de leur liturgie déjà vide. Tout y est, la lyre ou la harpe, le tambourin, la flûte, et le vin pour leurs festins ; mais pour l’œuvre de YHWH ils n’ont aucune considération, parce qu’ils ne voient pas l’action de ses mains (Is 5, 12).

La Bible est devenue source scellée. Les principes de la vie y sont toujours présents, intacts, prêts à germer ; mais ils sont inaccessibles. Comme l’amande dans sa coque, la vie est enfouie sous une carapace impénétrable, isolée pour longtemps. Mais aussi protégée des agressions du siècle, par cette muraille rigide et dure que la révolte obstinée d’Israël et de Juda a dressée contre Yhwh et contre son messie.


*

5 - La nasse

Qu’est-ce qu’un Juif ?

Au retour de l’Exil, sitôt reconstruit le Temple à Jérusalem, quand s’ouvrent les premières assemblées du peuple judéen, quand les prêtres procèdent aux premiers sacrifices sanglants « selon la loi de Moïse », la communauté juive vient de naître. Esdras et Néhémie sont à la fois les témoins et les acteurs de cette mise au monde du judaïsme. Ils sont aussi les premiers membres dont nous connaissions les noms dans cette communauté nouvelle. Esdras et Néhémie sont les premiers Juifs.

Mais les chants de triomphe et d’allégresse dont ils ont habillé leur retour à Jérusalem, cachent difficilement le malaise des communautés dispersées qu’ils sont venus réinvestir en Judée, pour fonder la nouvelle communauté juive. Car ces communautés orphelines honorent toujours celle qui leur a donné le jour : la communauté hébraïque des passeurs d’éternité, les fidèles à l’esprit de Juda, les serviteurs de Yhwh. Celle qui va devenir communauté juive n’a pas oublié sa mère, qui mourut de la dispersion aux portes de Jérusalem en la mettant au monde. Or la voici, fille d’une Jérusalem abandonnée et dévastée, la voici maintenant soumise à la « paternité » de ces hommes de loi, venus de Babylone, qui veulent préserver « la pureté de sa race », qui exigent d’elle le sacrifice de ses hommes « sans-papiers », de ses femmes et de ses enfants « étrangers ». La voici soumise aux prêtres et aux scribes qui ont reconstruit la ville rebelle et perverse (Esd 4, 12), qui ont ressorti du tombeau le tas de pierres et de débris calcinés (Neh 3, 34) à quoi le temple de l’alliance violée avait été réduit par le ciel (Jér 34, 17-20).

Plus grave, voici la communauté nouvelle soumise à ces hommes qui leur resservent ce culte des sacrifices sanglants, cet abattage d’animaux que Yhwh, leur Dieu, régurgitait déjà au temps d’Ozias, par la voix d’Isaïe (1, 11-14) dès les premières heures de son témoignage, et dont Israël comprenait déjà l’inutilité au temps de David (Psaumes 40, 50 et 51). Comment Esdras et Néhémie ont-ils pu devenir les porteurs d’un contresens aussi grave ? Hélas ! Ils n’ont reçu, pour tout enseignement, que la vision des prêtres judéens exilés, cette sagesse égarée de savants sans discernement, dispensée par des idolâtres de leur « race sainte » qui refusent le service au frère, par des aveugles dépourvus du sens de la recherche de Dieu, un Dieu qu’ils croient encore séduire par leurs immolations d’un autre âge.

Au jour de sa naissance, la communauté juive a deux communautés en son sein. La première, la plus grande, la plus belle, mais aussi la plus éclatée, la plus meurtrie, c’est la fille vierge, la fille de Sion. Dans le désastre elle est restée, comme une cabane dans une vigne, comme une hutte dans un champ de concombres, comme une ville préservée (Is 1, 8). Mais quelle consolation te donner, vierge, fille de Sion ? Car ta plaie est grande comme la mer : qui pourra te guérir ? (Lam 4, 22). Pourra-t-elle te guérir, cette petite communauté de « pasteurs » revenus d’exil pour te dominer ? Hélas ! Ils sont bien incapables de nourrir le troupeau, car ils n’ont pour tout remède que cette Bible impénétrable à leurs regards, dont leurs pères ont troublé l’eau limpide. Et les brebis de YHWH doivent brouter ce que leurs pieds ont foulé, et boire ce que leurs pieds ont troublé (Ez 34, 19). Au jour de sa naissance, la communauté juive a deux communautés en son sein, mais la plus petite domine la plus grande.

Quelque douze siècles plus tôt, sur le point de donner naissance à Jacob, Rébecca, jusque là éprouvée par la stérilité, ressent en son sein deux fils qui se heurtent. Elle se désespère — ne suis-je donc bonne à rien — et va consulter Yhwh. Yhwh lui dit :

Deux nations en tes entrailles. Et deux communautés. De ton sein, elles se sépareront.
Mais une communauté sera plus forte que l’autre. Et la grande servira la petite.

(Genèse 25, 23)

Tous les commentateurs ont vu que ces deux nations étaient les Édomites, descendants d’Ésaü, l’aîné, et les Israélites, descendants de Jacob, le cadet ; beaucoup ont compris que la domination du petit sur le grand s’était réalisée avec David, roi d’Israël, qui termine ses campagnes de conquêtes en établissant des intendants en Édom, et tout Édom fut assujetti à David (2 Samuel 8, 14). Pourtant, ces observations n’accomplissent pas l’oracle de Yhwh. En effet, l’importance d’Édom est loin d’être prépondérante vis-à-vis de tous les peuples qui entourent Israël, et qui tous ont été assujettis par David. D’autre part, l’oracle vise aussi deux communautés (et non deux peuples, comme trop de témoins ont lu) qui se superposent aux deux nations, les deux mots n’étant nullement synonymes (note 12). Or Édom asservi par Israël, c’est une nation qui sert une nation ; où sont les communautés ?

En vérité, cet oracle annonce l’asservissement de la grande communauté d’Israël (les hébreux, les fidèles, les serviteurs de Yhwh) par la petite communauté de ses prêtres et de ses chefs, à Jérusalem, au sein de la même nation Israël, comme nous l’avons observé en lisant Jérémie. Alors que la domination d’Israël sur Édom n’a pas duré plus d’un siècle — Édom s’étant par la suite donné un roi, et révolté contre Juda —, nous avons vu que l’asservissement de la grande communauté spirituelle par la petite communauté religieuse s’étend sur plus de quatre siècles, jusqu’à la dispersion, jusqu’à l’exil. Et depuis l’exil, voici encore la communauté juive, fille de Sion, à nouveau sous la domination de la petite communauté judaïsante des prêtres, Lévites et scribes.

Judéité et Sionisme

Dès la conception d’Israël dans le projet divin, avant même la naissance de Jacob, les deux visages du fils premier-né de Yhwh sont annoncés. Le judaïsme porte ensemble le visage lumineux de la judéité et le visage ténébreux du sionisme. Il faut les distinguer, comme Élohim distingue la lumière des ténèbres. Et distinguer dans l’unité. Car c’est le même jour un, le même peuple fils bien-aimé du Père, l’unique de Yhwh, avec ses deux faces du jour et de la nuit.

La judéité, c’est l’esprit d’Israël selon Juda, serviteur intègre de ses frères, qui écoute et répond à l’appel de Dieu ; le sionisme, c’est le corps d’Israël aveugle et sourd à la Parole, qui veut être servi au lieu de servir. La judéité écoute la voix divine, elle marche en se laissant guider vers ce qu’elle ne voit pas encore ; elle met sa foi en l’esprit de Dieu. Le sionisme n’écoute rien ni personne, il marche pour aller prendre ce qu’il désire, vers ce qu’il voit ; il agit pour le mirage de son idée de l’homme.

goy yehoudah ! La nation de Juda, le corps d’Israël s’est drapé dans le manteau de sainteté qu’il a pris à la fille de Sion, et il retient toujours captive la communauté asservie. Il croit que personne ne le voit, que nul ne s’en doute. Dieu ? Le sionisme ne cherche pas Dieu dans la Bible ; il exploite la Bible à son profit, au profit de son corps, de sa « race », de sa « torah de Moïse » ; comment pourrait-il entendre ce que Dieu veut lui dire ? Dieu se tait. Dieu se tait en effet, parce que Dieu voit le sionisme rampant derrière le paravent de la judéité. Dieu attend le retour de son fils. Dieu patiente. Encore un peu.

Il est vrai que personne ne sait ni ne voit où est Dieu. Longtemps avant la naissance d’Israël, Dieu annonçait ce qui allait se passer, et nous avons vu, avec Jérémie, ce qui s’est passé après le jour de David, de Jérusalem à Babylone. Il y eut un soir, les ténèbres ont envahi le jour d’Israël. Dieu se tait. La lampe de David qui nous éclairait tous, s’est éteinte. Où est Dieu ? Question de tous les temps, quête universelle. Question déjà posée au plus lumineux de la gloire d’Israël, au siècle de Salomon. C’est dans le jour de Salomon encore éclairé par la lampe de son père David, mais déjà sous le règne du Salomon bâtisseur d’un temple de pierre appelé à devenir “ tas de pierres ”, que nous trouvons cette question à Yhwh : Où demeures-tu ? Elle surgit en cet instant où le pèlerin hébreu, qui cherche son Seigneur dans sa montée vers la Jérusalem céleste, est tout près de toucher au ciel.

Le Psaume 132 est le treizième des quinze Psaumes des Montées. C’est le plus long, car il porte débat au sein de la communauté hébraïque, afin de déterminer où se situe le lieu de la résidence divine. Il s’ouvre sur le vœu de David de ne pas s’accorder de repos qu’il n’ait trouvé un lieu pour YHWH, une demeure pour le Puissant de Jacob. On évoque successivement le lieu où David est né, le lieu où l’Arche d’alliance a séjourné. La manifestation de Yhwh est alors demandée, et rappelée la promesse divine faite à David de mettre sur son trône un successeur du fruit de ses entrailles. On évoque enfin Sion, forteresse conquise par David sur la montagne et symbole de Jérusalem où il fit choix de mettre sa capitale, siège des fondements du droit sur quoi repose sa maison. Puis le psaume s’arrête, sans qu’aucun des arguments avancés ait paru convaincre. Où demeure Yhwh ? En Sion sans doute ? la dernière parole ?

Le débat restera inachevé, car il est vain. Dieu ne réside en aucun lieu géographique ou historique particulier. La question éternelle de l’homme à son Dieu — Où demeures-tu ? — ne trouvera pas sa réponse dans ce débat. Mais la vérité va paraître dans la lumière, au terme de la montée du pèlerin, au psaume qui suit immédiatement, au Psaume 133 :

Voyez comme c’est bon, et comme c’est agréable
de demeurer frères, unis ensemble.
Comme l’onction du bien sur la tête, descendant sur l’âge mûr, barbe d’Aaron,
descendant au col de son vêtement ;
comme une rosée de l’Hermon, descendant sur les monts de Sion,
c’est là, que YHWH ordonne la bénédiction,
la vie, jusqu’au temps secret.

Frères, c’est là. Nous le voyons maintenant, Sion n’est évoqué que pour l’analogie. En vérité, le lieu où Dieu se tient, la véritable résidence divine d’où viennent les instructions qui nous comblent, c’est la communauté des frères humains. Dieu habite la fraternité des hommes.

Au temps de Moïse déjà, au cours de ces quarante années d’épreuve au désert pour Israël, Yhwh disait à son prophète : Quand ils auront fait pour moi un sanctuaire, je demeurerai au milieu d’eux (Ex 25, 8). Voilà justement ce que nous dit David ici, au Psaume 133. Trois siècles après Moïse, les hébreux ont fait de leur fraternité le sanctuaire où Yhwh se plaît à résider. Et ces hébreux sont maintenant avec Dieu, en sa présence qui demeure au milieu d’eux, en la Jérusalem céleste, au sommet du Mont Sion. Pour cela, ils ont dû quitter cette dispute raisonneuse et vaine de frères égarés, ils ont renoncé à chercher Dieu dans un temple de pierre ou autre lieu célèbre, à Ephrata ou à Sion. C’est à ce prix — quitter ce que l’on voit — que des frères connaîtront ce lieu spirituel où se tient la sainteté de Dieu. C’est de ce lieu que nous bénissent maintenant nos frères hébreux au terme de leur montée, dans l’ultime cantique de ces quinze psaumes (Ps 134) :

Voilà! Bénissez YHWH, tous les serviteurs de YHWH,
ceux qui se tiennent dans la maison de YHWH, au long des nuits.
Portez de vos mains une sainteté, et bénissez YHWH.
YHWH te bénit depuis Sion, faisant cieux et terre.

La Bible close

La montée des hébreux trouve ici son ciel. Au sommet de l’échelle de Jacob, les hébreux sont passés au delà. Mais les frères qu’ils ont laissés sur terre cherchent toujours une demeure pour Dieu. Ils s’obstinent, et l’on connaît la suite. Au temps d’Esdras et de Néhémie, personne ne sait plus lire les Psaumes des Montées. Isaïe nous a dit pourquoi cette perte du sens de l’Écriture. La Bible est maintenant scellée. En particulier le verset cité, Quand ils auront fait pour moi un sanctuaire, je demeurerai au milieu d’eux. Ce verset, à Babylone, ce verset est lu comme un ordre de construction d’un temple de pierre. Par « fidélité » à leur lecture, après avoir lapidé le prophète, les exilés vont tout faire pour reconstruire le temple détruit (note 13). À Babylone, ils vont ajouter à la torah sept chapitres (Exode 25 à 31) qui décrivent le temple, les rites et les objets du culte, tels qu’ils les avaient connus à Jérusalem et tels qu’ils veulent les reconstruire. Placés comme il convient à la suite du verset cité, ces textes apparaîtront comme des instructions venues de Moïse. Ils ne voient même pas que ces détails raffinés, incongrus en plein désert, vont faire bondir le chercheur de vérité devant l’imposture, puisqu’ils ne seront réalisés par Salomon que six siècles après la torah de Moïse.

Le caractère manifestement anachronique des chapitres 25 à 31 (comme 35 à 40) du livre de l’Exode n’a pas échappé à la critique contemporaine, qui qualifie ces chapitres — à juste titre — de « textes sacerdotaux ». Mais ce qui manque à la suite de cette critique, c’est de faire dans ces textes la part de la lumière, la part de l’authentique torah de Moïse, celle qui aboutit à la spiritualité de David comme nous venons de le voir avec le verset cité ; part de lumière à distinguer de cette part des ténèbres forgée par l’idéologie sioniste. En parsemant dans la torah leurs textes dépourvus d’erreurs mais imprégnés de mensonge, les exilés ont semé l’ivraie dans le bon grain, et fait de l’enseignement de Moïse un objet sans âme, une idole fabriquée de main d’homme. Le fidèle auquel on dit que Moïse lui parle dans la torah (vérité), entend le grand prophète décrire le temple que Salomon construira six siècles plus tard (mensonge), et se prosterne devant l’Écriture. Un idolâtre est né. En langage contemporain, on oserait dire que les prêtres exilés ont abusé la fille de Sion de leurs manœuvres, et sont devenus ses « gourous », habiles à « manipuler » le troupeau en les abreuvant de leur « langue de bois ». Le peuple de Yhwh est pris dans une nasse.

Secoue ta poussière ! Lève-toi, remets-toi, Jérusalem ! Dénoue les liens de ton étranglement, ô fille de Sion captive ! (Is 52, 2) — Qui procurera de Sion, le salut d’Israël ? (Ps 14, 7)

On ne peut plus éviter la question qui se pose dès le retour de Babylone : Le plan divin aurait-il échoué ? Le bras de Dieu serait-il trop court ? Les scribes, qui se sont succédé pour nous transmettre les textes, auraient-ils fait mieux que la puissance de Pharaon au temps de Moïse, auraient-ils fait échouer le projet divin ? Non, le bras de Dieu n’est pas trop court. C’est notre foi qui est trop courte. Dieu nous aime et son amour nous conduit en éternité sans faillir. Nous aurions tort de nous laisser aller à condamner les prêtres judéens d’avoir troublé l’eau limpide de la torah avec leurs pieds ; ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, si peu, que la trace de leurs pieds se voit assez, et par contraste, l’eau limpide qu’ils n’ont pas vue. Les prêtres de Judée ont joué, pour le peuple de Dieu en marche vers sa lumière, le rôle que Saül avait joué avant le jour de David, et Laban avant le jour de Jacob, et la famine avant le jour d’Abraham : le rôle de l’adversaire, l’opposition du satan. Ils ont obscurci le chemin qui nous sépare du jour sans déclin afin que nous puissions nous-mêmes, frères humains, sans le secours des savants ou des docteurs de la Loi affairés à leur rôle, faire de nos vies ce sanctuaire où Dieu vient résider en sa demeure. Non pas le bâtir nous-mêmes, car c’est toujours Dieu qui agit même à travers nos refus de servir, mais le bâtir au seul prix de notre foi en l’Esprit qui nous conduit, même au plus sombre de la nuit. Ni par force, ni par habileté, mais seulement par mon esprit, dit le Seigneur Dieu de l’univers. D’où vient la voix qui parle ainsi, et qui concerne-t-elle ? Elle vient du prophète Zacharie (4, 6) qui s’adresse au prince né en exil, au prince Zorobabel, appelé à quitter la maison de son père, sa ville natale de Babylone, pour prendre, avec les réchappés, le chemin de la ville céleste, Jérusalem.


*

6 - Le dénouement

Isaïe

Zacharie est sans doute le prophète le plus proche du salut, qu’il annonce de plusieurs manières, mais avant de lui donner la parole, restons encore un instant avec Isaïe. Isaïe est d’abord le témoin qui oppose la sainteté de Dieu au péché de son peuple. Il annonce le châtiment pour ce peuple rebelle, dont seul un petit reste va réchapper ; il n’épargne personne dans ses accusations, ni Juda, ni Jérusalem, dont le comportement pervers attise la colère de Yhwh. Pourtant, quelle que soit l’ampleur du drame qu’il pressent, quelle que soit la dureté du châtiment qu’il entrevoit, Isaïe reste le premier témoin du salut, dont la promesse d’aurore éclaire déjà les ténèbres qui nous envahissent. Il n’est pas seulement le confesseur lucide de l’action de Yhwh sur son peuple, il est surtout le prophète, le seul peut-être, qui embrasse du regard la totalité du plan divin conduisant l’homme en éternité, depuis son origine jusqu’à son terme. Il sait que la colère de Dieu ne dure qu’un instant, que sa bonté est pour la vie. Isaïe est celui qui maintient pour nous la petite flamme de l’espérance, comme une grande lumière qui se lève devant le peuple en marche dans la nuit.

Après avoir déploré l’immense blessure du peuple de Yhwh, qu’il exhorte à revenir de son égarement dans le péché, Isaïe, dès les premiers mots qui sortent de sa bouche, avant même de justifier devant nous la mission qu’il a reçue de la sainteté de Dieu et pour laquelle le séraphin a purifié ses lèvres — Saint ! Saint ! Saint ! YHWH Çebaot  —, Isaïe allume sans retard cette petite flamme de l’espérance pour nous réconforter dans notre nuit,

[1] la parole qu’Isaïe, fils d’Amoç, a vue sur Juda et sur Jérusalem.
 [2] Il arrivera dans les derniers jours
que la montagne de la maison de YHWH s’établira en tête des montagnes ;
elle s’élèvera au-dessus des collines,
et toutes les nations afflueront vers elle.
 [3] Alors viendront des peuples nombreux. Ils diront :
« Venez, montons à la montagne de YHWH,
« à la maison du Dieu de Jacob.
« Il nous indiquera ses chemins.
« Nous suivrons ses voies ;
« car de Sion sortira un enseignement,
« et de Jérusalem la parole de YHWH ».
 [4] Il arbitrera entre les nations. Et il sanctionnera de nombreux peuples,
qui forgeront leurs épées en charrues, et leurs lances en serpes.
On ne lève pas l’épée, nation contre nation, quand ils n’apprennent plus à se battre.
 [5] Maison de Jacob !
Venez, nous marcherons à la lumière de YHWH.

(Isaïe 2, 1-5)

Cet oracle essentiel figure encore au livre de Michée (4, 1-5), signe d’une présence forte inscrite en la mémoire du peuple de Yhwh. Mais Isaïe ne s’adresse plus au nom de Yhwh à « Israël, mon peuple », comme au tout début du livre (1, 3), il s’adresse maintenant à la maison de Jacob (verset 5), aux peuples de Juda et Jérusalem (verset 1). Car il n’a plus devant lui que la partie Sud du royaume divisé, des descendants génétiques de Jacob (cf. note 11, précédemment) ignorants de leur filiation spirituelle, un “ peuple de Yhwh ” en décomposition, en train de mourir.

Observons alors cette chose inouïe. Isaïe nous dit qu’un appel à la conversion viendra de l’étranger, de l’extérieur d’Israël. Ces nations qui affluent, ces peuples nombreux, ne sont pas des descendants de Jacob. Et ce sont eux qui parlent (verset 3), qui exhortent à se convertir. Des peuples étrangers à Israël vont inviter la terre entière, Israël compris, à venir écouter les instructions de Yhwh, sur sa montagne. Venez à la maison du Dieu de Jacob. Retrouvez la filiation spirituelle de Jacob, ce chemin qui conduit à son passage au Yabboq, où Dieu le nomme Israël. Un appel venu de l’étranger qui sera confirmé par Zacharie, nous allons le voir. Comment cela se fera-t-il ? Relisons le verset 3 : le Dieu de Jacob nous indiquera ses chemins, et nous suivrons ses voies, car de Sion (la montagne de Yhwh) sortira un enseignement (une torah). Il ne s’agit pas ici de la torah de Moïse, car le mot est écrit sans article ; il s’agit bien d’une torah, d’un enseignement nouveau venu de Jérusalem : une parole de Yhwh sortira de la cité de David.

Pourquoi ce changement ? La torah de Moïse serait-elle périmée ? Non, bien sûr. Elle reste l’enseignement de Moïse qui, nous l’avons vu, a guidé David jusqu’à la rencontre divine, et lui a permis de vivre en présence de Yhwh pour avoir suivi les “ chemins du Dieu de Jacob ”. Mais Isaïe sait bien quelle sera sa mission. Il sait que Dieu va rendre la Bible incompréhensible aux sages, aux prophètes et aux savants, puisqu’il sera le témoin de cette action divine, conformément à la vocation que lui donne le Dieu trois fois saint après avoir purifié ses lèvres (6, 6-10). C’est pourquoi Isaïe, sachant que le peuple de Yhwh va se trouver coupé de sa source de vie et privé de l’eau limpide qui coule de l’Écriture, Isaïe allume la petite flamme de l’espérance pour ce peuple sans berger, avant même de dire en quoi consiste sa mission. Nous apprendrons par Ézéchiel, un peu plus tard, comment l’eau pure de l’Écriture fut en effet troublée par les pieds des mauvais pasteurs, à Babylone.

Cet enseignement divin, qui descendra sur la montagne de Sion comme une rosée de l’Hermon, cet enseignement nouveau sera universel. Bien qu’il emprunte à la maison de David tout ce qui lui vient de Yhwh par Moïse, son fonds ancien, il est destiné à des peuples étrangers qui ne connaissent pas Yhwh, et exprimera ce fonds ancien dans un langage compris de tous. Alors, la montagne de la maison de Yhwh, c’est-à-dire le livre de cet enseignement divin, s’établira en tête de tous les autres enseignements. Et, comme on aperçoit depuis le plus haut sommet tous les sommets d’alentour, cet enseignement universel permettra de comprendre tous les autres, en particulier ceux des nations qui ne connaissent pas Israël. C’est pourquoi toutes les nations afflueront. Et c’est aussi pourquoi cela n’arrivera que dans les derniers jours, car cette torah est l’enseignement ultime de la révélation de Dieu.

Voici donc, évoqué ici par le prophète, le rassemblement des justes, fraternité universelle des hommes en la Jérusalem céleste. En se référant aux “ derniers jours ” Isaïe nous invite, dès les premiers mots de sa vision (verset 2), à considérer le terme du projet divin. Et à peine avons-nous lu le cœur de l’oracle (verset 3) que nous trouvons, au verset 4, ce qui ne permet plus d’hésiter, ce verset qui clôt l’oracle en l’enveloppant dans la teneur des fins dernières : nul cataclysme, nulle terreur, mais le jugement de Dieu qui révèle la félicité fraternelle pour les justes en écartant ceux qui faisaient leur malheur. C’est à ce bonheur promis que le prophète, en conclusion, invite la maison de Jacob (verset 5), exhortant la descendance charnelle d’Israël en perdition spirituelle — les peuples de Juda et Jérusalem (verset 1) —, à suivre dès à présent les voies de Yhwh.

Zacharie

Mais comment un enseignement divin nouveau, universel, pourrait-il venir de la montagne de Yhwh ? Comment une rosée nouvelle pourrait-elle descendre sur le mont Sion ? Comment une torah de lumière et de vérité pourrait-elle jaillir de la maison du Dieu de Jacob, alors que la communauté juive, gardienne et héritière du trésor d’Israël, ne connaît plus en son sein que de mauvais pasteurs, qui la font paître dans une Bible frelatée, d’où coule une eau troublée par les pieds des prêtres judéens ? Isaïe n’a pas connu Babylone, il n’a pas vu le retour des exilés, il ignore ce que les Judéens ont fait de la Torah ; sait-il que sa vision sur Jérusalem et Juda relève désormais de l’utopie ?

Le prophète est conduit par Dieu. Il ne s’égare pas. Il témoigne en présence de Dieu. Peu importe que la parole vue par Isaïe sur Juda et sur Jérusalem apparaisse utopique à vue humaine. Car ce n’est pas l’homme, c’est Dieu qui agit. Et quand la voix d’Isaïe se tait, la voix d’un nouveau prophète se lève, qui nous éclaire à son tour. Nous avons déjà vu, avec Zacharie, comment le sanctuaire où réside Yhwh (la fraternité des hommes) ne sera reconstruit ni par la force ni par l’habileté des hommes, mais seulement par l’esprit de Yhwh (Zac 4, 6). Zacharie poursuit la mission d’Isaïe. Avec l’un comme avec l’autre, nous pouvons affirmer que le temple reconstruit par les exilés revenus à Jérusalem n’est pas le sanctuaire où Yhwh veut résider. Nous l’avions déjà compris à la lumière du Psaume des Montées ; nous le retrouvons ici, avec les deux prophètes. Car ce temple de pierre fut reconstruit les armes à la main (Néhémie chapitre 4, versets 10, 11, 12, 15 et 17), recours à la force aussi éloigné de l’esprit de Yhwh dont parle Zacharie, que des lances forgées en serpes dont parlait Isaïe.

La torah nouvelle n’est pas cette Bible frelatée que nous ont laissée les exilés de Juda, mais elle est à l’intérieur. Le joyau est caché par la gangue. Les pierres du temple, les sacrifices sanglants, les fastes liturgiques, les récitations incantatoires, tout cela cache un trésor précieux que les exilés ont noyé dans leur refus du service au frère. Derrière la muraille de façade qu’ils ont dressée pour protéger leurs privilèges, l’Écriture restera source scellée, jusqu’à l’accomplissement de l’oracle d’Isaïe.

Cependant, Zacharie ne se satisfait pas de nous détromper sur l’aberration de ce temple de pierre (note 14) : il complète Isaïe et précise l’oracle divin, en s’inscrivant, lui aussi, dans les fins dernières du projet de Dieu.

 [20] C’est ainsi, dit YHWH Çebaot,
qu’arriveront à nouveau des peuples, et les habitants de nombreuses villes.
 [21] Et ceux qui demeurent dans l’une d’elles iront vers l’autre, disant :
« Partons, pour aller implorer miséricorde à YHWH,
et pour rechercher YHWH Çebaot.
Je vais y aller moi aussi ».
 [22] Et viendront des peuples nombreux, des nations puissantes,
pour rechercher YHWH Çebaot, en Jérusalem ;
pour aller implorer miséricorde à YHWH.
 [23] C’est ainsi, dit YHWH Çebaot — en ces jours-là —
que dix mortels, de toutes les langues des nations,
saisiront, retiendront par le pan de son vêtement, un homme juif, pour dire :
« Nous allons avec vous !
« car nous avons appris que Dieu est avec vous ».

(Zacharie 8, 20-23)

La filiation de cet oracle à celui d’Isaïe est évidente. On retrouve les “ peuples nombreux ” et les “ nations ” de toutes langues, confirmant que l’appel à la conversion ne viendra pas d’Israël, mais des étrangers à Israël. Certes, le style a changé, la vision n’a pas l’ampleur de celle d’Isaïe. Entretemps, la Jérusalem de pierre et son temple profané ont été détruits par les forces du « Dieu des Armées » (YHWH Çebaot), manière forte dont Dieu est maintenant perçu par le peuple qui n’oublie pas la punition infligée, mais qui a oublié le Dieu de Jacob dont lui parlait Isaïe. Aussi leur première démarche sera-t-elle d’aller implorer miséricorde auprès de Yhwh, le Dieu d’Israël qui s’était révélé à Moïse — YHWH ! YHWH, le Puissant, tendre et miséricordieux (Exode 34, 6). Ils vont chercher à comprendre pourquoi le « Dieu des Armées » reste désormais silencieux, jusqu’à ce qu’ils découvrent que ce Dieu attend le retour de son fils bien-aimé.

On remarque enfin que le vocabulaire se précise pour décrire la démarche. Isaïe n’a jamais employé le mot Juif ou Judéen qui a fleuri après lui, chez Jérémie (11 occurrences), et surtout après l’exil à Babylone : il trône au livre d’Esther (52 occurrences) et persiste encore chez Esdras et chez Néhémie (19 occurrences). Cette présence s’éteint avec le livre de Zacharie, où le mot juif ne figure qu’une seule fois, la dernière, la plus tardive de toute la Bible hébraïque.

Le mot juif ne trahit aucun nationalisme chez Zacharie. S’il apparaît dans le dernier verset de son oracle — qui est aussi le dernier verset du livre attribué à ce prophète, puisque les chapitres suivants, me dit-on, ne sont pas de lui —, c’est d’abord pour signifier ce qu’est devenu le peuple de Yhwh. Le nom de Jacob, si fréquent au livre d’Isaïe, encore bien présent chez Jérémie, ne se trouve pas une seule fois en Zacharie. Car ce nom de Jacob, renvoie le peuple de Yhwh à ses racines selon la chair, ce nom l’invite à revenir au Dieu de Jacob dont la rencontre lui valut le nom d’Israël, ce nom rappelle le peuple à sa vocation. Mais il n’est plus compris de ceux qui sont devenus les Juifs, et rien d’autre.

Si Zacharie renonce à les appeler, comme le faisait Isaïe, “ fils de Jacob ” ou “ maison de Jacob ”, ce n’est pas uniquement pour s’assurer qu’il est entendu et compris de tous, que l’on soit Juif ou que l’on vienne d’autres peuples, mais c’est surtout pour appeler les Juifs à une vocation nouvelle et essentielle, en le faisant savoir à toute la communauté humaine. Un moment unique, choisi par Dieu, pour confier, dès son plus jeune âge, une mission nouvelle à ce peuple égaré. Car les peuples et nations, qui vont affluer à Jérusalem en ces derniers jours, viendront de très loin, comme on venait autrefois consulter la sagesse de Salomon. Alors, on savait trouver un enseignement auprès de lui, parce que Dieu était avec lui. Alors on viendra chercher un enseignement à Jérusalem, et l’on s’y rendra avec les Juifs : nous irons avec vous, parce que nous avons compris que Dieu est avec vous.

Vers la délivrance

Sur le chemin qui va de Moïse à David, Israël — les fils de Jacob, le peuple de Yhwh — avait touché le ciel quand son roi, Salomon, fils de David, était avec Dieu. Mais la “ nation sainte ”, goy qadosh, fut tuée dans l’œuf par la révolte du corps contre l’esprit. L’obstination aveugle de la nation judéenne, goy yehoudah, a réduit la fille de Sion à l’état de fille de Babylone (Zac 2, 11). Elle n’a plus, pour retrouver le chemin de son Dieu, qu’une Bible close, incompréhensible, que nul ne peut ouvrir. Mais cette Bible contient la source pure, sous le rocher. Dieu est là, caché, avec les Juifs. Et le ciel a fait des Juifs les gardiens de ce temple inaccessible. Nous irons avec vous, car Dieu est avec vous, entre vos mains.

C’est pourquoi Zacharie, dès les premières visions que Dieu lui révèle, nous fait entendre la voix divine qui éveillera la Bien-Aimée :

 [14] Pousse des cris de joie ! Réjouis-toi, fille de Sion !
Car voici que je viens, et je demeurerai au milieu de toi — oracle de YHWH.
 [15] Des nations nombreuses adhéreront à YHWH, en ce jour-là, qui deviendront un peuple pour moi.
Et je demeurerai au milieu de toi, que tu saches que YHWH Çebaot m’a envoyé vers toi.
 [16] Et YHWH héritera de Juda, son héritage
sur la terre de sainteté,
qu’il choisira de nouveau, en Jérusalem.

(Zacharie 2, 14-16)

On voit, dès le début de son témoignage, comment Zacharie joue avec ces deux formes du nom divin, comme il le fera dans son oracle final au chapitre 8 : “ YHWH Çebaot ” est le “ Dieu des Armées ” qui a sanctionné l’inconduite d’Israël, enfermé Sion en Babylone ; “ YHWH ” est le Dieu de tendresse et de miséricorde révélé à Moïse, qui veut habiter au milieu de son peuple (Ex 25, 8). À la différence du chapitre 8, ici, Yhwh parle directement (verset 14). Il annonce la délivrance et le bonheur futur, sans négliger de faire savoir que, sous un autre visage, c’est lui aussi qui a sanctionné (15b). De même inspiration que celui d’Isaïe, cet oracle prépare l’oracle final du chapitre 8. Des nations nombreuses viendront adhérer au Dieu d’Israël en ce jour-là, et leur adhésion confirme Isaïe : ces peuples nombreux suivront les voies de Yhwh sur les chemins qu’il indiquera. Cependant la question demeure : comment cet enseignement nouveau, fondé sur la torah de Moïse, comment cet enseignement pourra-t-il naître d’une Bible fermée ?

Isaïe, l’inépuisable visionnaire de l’universel — de l’éternel —, lève pour nous un coin de ce voile qui nous cache le mystère. A peine le séraphin a-t-il purifié par le feu ses lèvres de prophète, qu’Isaïe accepte d’être envoyé par le Dieu trois fois saint, YHWH Çebaot. Dans quel but ? Pour annoncer à Jérusalem et à Juda que ce peuple écoutera sans comprendre, regardera sans voir, et que son cœur, ses oreilles, ses yeux, seront appesantis qu’il ne puisse rien comprendre, ni jamais guérir (6, 10). Jusques à quand, Seigneur ? Et le “ Dieu des Armées ” répond au prophète :

Jusqu’à ce que les villes soient dévastées, sans habitant,
que les maisons soient sans un homme
et que la terre dévastée soit une désolation ;
que YHWH ait éloigné les hommes,
et que soit immense l’abandon au cœur du pays.
Et s’il y reste encore un dixième, à son tour, ce sera pour le feu.
Comme le térébinthe et le chêne
se perpétuant malgré l’abattage par la souche qui est en eux,
sa souche est semence de sainteté.

(Isaïe 6, 11-13)

On reconnaît, dans cette terrible sentence datée de la mort du roi Ozias, deux siècles après Salomon, la décision divine dont nous avons suivi les effets jusqu’à sa consommation complète, deux siècles plus tard : la dévastation du pays de Juda, la destruction de Jérusalem et de son temple, la dispersion totale des populations, la déportation des chefs à Babylone, la fermeture de la Bible sous un scellement impénétrable.

Et pourtant, de ce pays dévasté, de cette terre brûlée, de cette Jérusalem anéantie, décimée, vidée de tous ses habitants, la souche subsiste, qui est semence de sainteté. Souche, graine, semence : principe de vie qui demeure longtemps sous l’apparence banale d’un objet inanimé. Quelle est cette semence qui donnera naissance à une sainteté en croissance vers le ciel ? Semence appelée à germer dans les derniers jours …

Les exilés, qui connaissaient ce texte vieux de deux siècles, n’ont pas manqué d’en tirer parti. Car c’est cette “ semence de sainteté ” dans laquelle ils ont vu leur « race sainte ». Sans aucun doute, car cette expression, en hébreu zer'a qodesh, ne se rencontre que deux fois dans toute la Bible : la première est ici, en Isaïe, une semence de sainteté (6, 13), la seconde au livre d’Esdras (9, 2), soulignée de surcroît par l’article défini, « la race sainte », dans ce passage que nous avons déjà longuement commenté.

Ce ne sont pas les prêtres judéens qui ont écrit zer'a qodesh avec le sens de « race sainte », mais Esdras, un de leurs disciples ; tous ont été trompés par l’enseignement des maîtres exilés. Là encore, nous aurions tort de condamner ces maîtres incompétents, car nous comprenons, en lisant Isaïe, que l’action divine visant à égarer la sagesse des sages et à perdre le discernement des savants était accomplie bien avant leur exil. À Babylone, il y avait déjà longtemps que les prêtres judéens ne savaient plus lire la langue hébraïque.

Principe de vie enfoui sous une coque dure, impénétrable, qui la protège de toutes les agressions, cette semence de sainteté c’est la Bible elle-même. Et ce qui caractérise la vocation des Juifs, ce n’est pas la « race » des fils de Jacob dans laquelle ils se sont retranchés, mais la semence de sainteté dont ils sont porteurs, la Bible qu’ils transmettent au monde. C’est cette semence qui donnera, au dernier jour, à tous les peuples de toutes races, de toutes langues et de toutes nations, l’accès à la sainteté d’Israël par le chemin spirituel des fils de David. Ainsi, au dernier jour, quand sonnera la trompette de l’ange, sur ordre divin, germera cette semence grâce à laquelle la connaissance de YHWH emplira l’univers comme la mer emplit le fond des océans. Et c’est à eux, les Juifs, que nous devrons, frères humains, d’avoir gardé pour nous, pendant vingt-cinq siècles, ce livre exceptionnel que nous recevons de leurs mains : la Bible.


*



à suivre : Quatrième partie - La Bible )    





Notes


Note 12
Le lecteur désireux d’approfondir les différences entre les trois notions bibliques de peuple, nation et communauté, pourra se reporter au Glossaire du site HebraScriptur, à l’adresse :
www.hebrascriptur.com/Lexolive/xpeuple.html
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Note 13
Le livre d’Esdras s’ouvre sur l’action de Cyrus, roi de Perse, afin que s’accomplisse la parole de Yhwh prononcée par la bouche de Jérémie (Esd 1, 1), et cette introduction est intégralement reprise au Livre des Chroniques (2Chr 36, 22). Mais le lecteur exigeant cherche en vain le nom de Cyrus au livre de Jérémie, et ne le trouve qu’au livre d’Isaïe, à trois reprises (44, 28 ; 45, 1 et 13). Pourquoi les prêtres exilés, car c’est eux qui ont instruit Esdras, se sont-ils trompés de prophète ?
Les révoltés exilés, qui lapidaient les prophètes, avaient-ils conservé les écrits de Jérémie qui les accusaient d’avoir violé l’alliance de Yhwh ? On peut en douter, et peut-être voir dans leur lapsus l’hommage tardif de coupables poussés par le remords, pour un prophète qui ne les avait guère ménagés.
Autre lecture, on aperçoit très bien l’intérêt des prêtres judéens à se faire cautionner par Jérémie, qui était apprécié des communautés de fidèles. Lesquelles avaient montré peu d’enthousiasme à voir les exilés revenir pour construire un nouveau temple.
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Note 14
Le prophète Zacharie est contemporain de l’exil à Babylone, du retour à Jérusalem, et de la reconstruction du temple. En raison de ses ascendants Lévites beaucoup le considèrent comme prêtre, ce qui est possible mais non certain.
Il est certain, en revanche, que le livre de Zacharie a été utilisé par ses contemporains et par les successeurs des prêtres judéens exilés, pour faire apparaître que leur volonté de reconstruire le temple de pierre relevait d’une décision divine. C’est ainsi que l’on trouve, dans un manuscrit du livre de Zacharie, le texte suivant (8, 9) :
Ainsi parle YHWH Çebaot : « Vos mains vont s’affermir, vous qui écoutez en ces jours-là
ces paroles de la bouche des prophètes.
texte auquel une « main » anonyme (mais ferme) a rajouté, dans la marge, en face des mots "en ces jours-là", la glose suivante : « en ce jour où est fondée la maison de YHWH Çebaot, le palais à (re)construire ».
Cette glose, bien identifiée dans l’apparat critique de la Bible hébraïque Stuttgartensia (BHS), a été intégrée au texte, comme si elle était originale, dans les traductions les plus éminentes. Elle a été ensuite reproduite à l’identique dans toutes les traductions modernes, le doublon "en ces jours" (original) - "en ce jour" (glose) ayant été digéré avec plus ou moins de bonheur pour produire un ensemble souvent cohérent (d’après LXX, le plus souvent), mais toujours éloigné de l’écriture originale.
La suppression de la glose permet de mieux comprendre que, pour Zacharie, "en ces jours-là" vise les fins dernières du projet divin, comme pour Isaïe. Il reprend l’expression 4 versets plus loin (Zac 8, 14-15) pour annoncer la fin de la colère contre les prêtres judéens : comme j’avais décidé de vous maltraiter parce que vos pères m’avaient irrité, dit YHWH Çebaot, et que je ne le regrette pas ; aussi vrai je m’abstiens, et je décide, en ces jours-là, de faire du bien à Jérusalem et à la maison de Juda. N’ayez pas peur !
C’est en fait tout le chapitre 8 de Zacharie qui annonce la décision divine de faire cesser cette punition infligée à Jérusalem, pour entrer dans ces jours-là, qui verront Yhwh cesser d’être silencieux, pour revenir vers Sion, habiter au milieu de Jérusalem, qu’on nommera « la ville de la vérité », et la montagne de YHWH Çebaot, qu’on nommera « montagne de la sainteté » (8, 3).
On peut voir qu’il n’est pas question de reconstruction du temple de pierre dans ces textes, mais on comprend que la tentation ait été forte pour les exilés, de les récupérer pour appuyer leur idéologie, jusqu’à les falsifier, tant ils avaient de difficultés à convaincre les anciennes communautés dispersées du bien-fondé de leur entreprise.
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