Les Juifs et la Bible


Quatrième Partie


La Bible


1 — La langue

Grammaire et sémantique

Le lecteur a de quoi s’étonner que la même expression hébraïque zer'a qodesh puisse signifier « semence de sainteté » chez Isaïe et « race sainte » chez Esdras. Le lecteur étonné a sous les yeux le parangon de la muraille sémantique qui sépare, depuis vingt-cinq siècles, l’hébreu biblique de l’hébreu des prêtres judéens devenu par la suite l’hébreu moderne. L’étonnement ne vient pas du mot zer'a, car les races, comme toutes les espèces animales ou végétales, sont caractérisées par leur semence qui en détermine le profil génétique ; l’hébreu n’a logiquement qu’un seul mot pour désigner semence et race. Mais ce qui étonne, c’est la confusion entre l’adjectif et le substantif construits sur le radical QDSh : la « sainteté » qodesh est lue, à tort, comme l’adjectif « saint » qadosh. Cette confusion n’est pas bénigne ; elle cache une usurpation qu’il est indispensable de mettre en pleine lumière.

Il faut d’abord observer ces deux mots dans leur contexte biblique. La notion de sainteté apparaît la première, au livre de l’Exode. Lorsque le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob se manifeste pour la première fois à Moïse, au Buisson de feu, il lui donne mission de faire sortir son peuple de l’enfermement en Égypte. En vérité, c’est Yhwh qui va agir, par la main (et la voix) de Moïse et d’Aaron. Moïse découvrira, et fera découvrir aux fils d’Israël, la puissance de l’action divine à l’œuvre pour le salut de son peuple. Israël échappe à Pharaon en franchissant la mer Rouge à pied sec, et Moïse confesse alors l’œuvre de Yhwh en chantant le cantique qui célèbre la puissance divine : Qui est comme toi parmi les dieux, ô YHWH, qui est comme toi magnifique en sainteté ! (Ex 15, 11).

Dieu agit en sainteté. Cela signifie que Dieu agit gratuitement, par amour pour son peuple. Israël n’a aucun mérite à recevoir le don de Dieu. Israël n’a pas demandé à sortir d’Égypte, au contraire a beaucoup murmuré d’en être parti. Israël n’a pas offert de sacrifice en vue d’obtenir la grâce de sa libération et de son salut. Agir en sainteté s’oppose à agir par intérêt ; Dieu donne gratuitement à Israël, à qui l’on demande seulement de suivre les instructions de Yhwh transmises par Moïse. Yhwh conduit son peuple vers la félicité de sa demeure divine dans le but de faire participer l’humanité à sa divinité. Gratuitement. En sainteté. C’est cette action que Moïse confesse dans le même cantique en chantant : Tu les guides vers la demeure de ta sainteté (Ex 15, 13).

Nous avons appris, par David, que la sainteté de Yhwh demeure au cœur de la communauté des hébreux vivant en frères (Psaumes 132 et 133). Ceci n’apparaît pas encore aux fils d’Israël qui suivent Moïse, mais les deux versets cités nous disent déjà l’essentiel : la sainteté appartient à Dieu seul, et seule l’action divine nous y conduit. Notre sainteté n’est pas une qualité innée mais une qualité acquise, reçue du ciel. Elle nous vient par la sanctification de l’homme, déjà annoncée aux fils d’Israël dans la torah de Moïse, d’une autre manière, un peu plus tard : Vous serez saints, car Je suis Saint, moi, YHWH (Lv 19, 2). Vous accéderez à la sainteté en passant par moi, dit Yhwh, et je vous ferai entrer dans ma demeure. Dans ce verset, nous voyons l’adjectif qadosh (saint) qualifier la sainteté parfaite de Yhwh, et qualifier de manière analogue la sainteté future des fils d’Israël (cf. note 15). Or ce futur ne peut advenir que si les fils d’Israël respectent les termes de l’alliance divine, s’ils suivent la voix de la Torah transmise par la bouche de Moïse. Yhwh a fait cette alliance avec eux, sur la montagne du Sinaï, à leur sortie d’Égypte. Une alliance qu’ils ont acceptée sans hésiter (Ex 19, 8), qui les appelle à devenir une nation sainte, goy qadosh. Voici à nouveau ce passage essentiel déjà cité en Première partie :

Moïse est monté vers la divinité.
YHWH l’appelle, depuis la montagne, disant :
“ C’est ainsi que tu parleras à la maison de Jacob, que tu montreras aux enfants d’Israël :
« Vous avez vu ce que j’ai fait à l’Égypte ;
« que je vous ai portés sur les ailes des aigles ; que je vous ai fait entrer vers moi ;
« Eh bien maintenant, si à l’entendre vous écoutez ma voix ; si vous gardez mon alliance ;
« Alors vous êtes pour moi un trésor, entre tous les peuples ; car toute la terre m’appartient,
« et vous, vous deviendrez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte. »
Voilà les paroles que tu diras aux enfants d’Israël. ”

(Exode 19, 3-6)

Aucun doute n’est permis. Les fils d’Israël entendent la voix de Yhwh en écoutant Moïse. La Torah, l’enseignement de Dieu par la torah de Moïse, les guide au désert du Sinaï vers la sainteté divine, en vue de faire du peuple une nation sainte, un corps saint, un goy qadosh. La même torah les a ensuite guidés pendant près de trois siècles, jusqu’au jour de David, jusqu’à la sagesse de Salomon, fils spirituel de David. Le peuple, alors, poursuivait son chemin de sainteté sous la conduite de Salomon. Mais c’est alors que tout se gâte. Pourquoi les chefs et les prêtres se sont-ils révoltés contre YHWH et contre son messie ?

La langue de bois

Les prêtres et les élites de Juda ont voulu, sans attendre, prendre avant l’heure ce que Dieu promettait de donner au terme du pélerinage sur terre. Alors qu’ils refusent de libérer leurs frères tenus en esclavage, alors qu’ils n’écoutent pas la voix de Yhwh et qu’ils violent l’alliance divine, ils voulaient se prévaloir d’avoir été choisis pour cette alliance et se sont attribués directement, devant les hommes, la sainteté promise par Dieu. Comme ils ne reconnaissent pas la filiation spirituelle, puisqu’ils refusent la foi humble du Lion de Juda couronnée par la voix d’Israël, comme ils croient, au contraire, à la filiation selon la chair, alors ils ont logiquement attribué cette sainteté à leur propre semence. Ils ont inventé la « race sainte ». Au prix d’une petite entorse à la grammaire, mais qui verra la différence entre qodesh et qadosh ? Puisqu’ils sont les maîtres de l’écriture, aux fidèles, ils imposeront leur lecture. Avec eux, les mots hébreux ont perdu leur sens.

Ce refus de lire ce qui est écrit aura d’autres conséquences. Au Buisson ardent, Dieu s’adresse à Moïse et lui demande de laisser ses sandales, “ parce que le lieu au-dessus duquel tu te tiens est une terre de sainteté ” (Ex 3, 5). Cette expression, adamat-qodesh, est partout traduite par « terre sainte », ce qui est fautif. La même faute de grammaire correspond à la même incompréhension de ce qu’est la sainteté. Elle est plus grave ici, car on attribue la sainteté, non plus à un homme qui se l’arroge indûment avant l’heure, mais à un objet inanimé, comme le sol sur lequel on marche, que l’on qualifie de « saint ». Nous sommes en pleine idolâtrie.

La même confusion s’est ensuite installée sur quantité d’objets que l’on a déclarés « saints » ou « sacrés », tels que les objets ou les lieux du culte, ou la convocation liturgique en assemblée. Cette convocation n’est ni « sainte » ni « sacrée » comme nous lisons dans nos bibles, elle est une assemblée de sainteté (miqra'-qodesh, Ex 12, 16), comme nous lisons dans la Bible. Israël est convoqué en assemblée pour y entendre la parole de Yhwh (par la voix de Moïse) qui conduit son peuple à la demeure de sa sainteté (et non sa « sainte demeure »). De même le mont Horeb, ou Sinaï, comme plus tard le mont Sion, ne doivent pas être appelés « montagne sainte » mais montagne de la sainteté (har haqodesh). La montagne est signe de la sainteté de Dieu. Ne pas confondre le signe avec la réalité invisible sur laquelle il pointe. Quand le sage contemple la lune et la désigne du doigt, c’est le sot qui contemple le doigt. Voici encore l’idolâtre.

Ne quittons pas la terre de sainteté - ademat-qodesh, sur laquelle nous avons laissé Moïse, sans rétablir la juste lecture de ce passage, afin de mettre en lumière l’erreur dramatique qui prétend, d’une terre de sainteté, faire une « terre sainte » c’est-à-dire une idole. La scène se situe au-delà du désert, alors que Moïse s’engage vers la montagne de Dieu, vers l’Horeb (Ex 3, 1). C’est ici la première occurrence du mot Horeb, nom qui fut donné par la suite à la montagne du Sinaï, où Moïse était allé faire paître ses troupeaux. Ce nom évoque l’aridité du désert, l’extrême rigueur d’une lame effilée (le glaive, harab, est un mot de même racine), la sécheresse ou la désolation d’une terre détruite. Ce nom évoque en vérité l’ascèse rigoureuse à laquelle se soumet Moïse dans sa recherche de Dieu. Et Dieu entend son appel, comme la prière de David : Mon âme a soif de toi! De toi se languit ma chair, en terre de sécheresse, épuisée de manquer d’eau (Ps 63, 2).

Dieu va répondre à Moïse. Dieu se manifeste par le Buisson de feu. Voyez alors Moïse faire un détour, pour examiner cette chose étrange : un buisson qui brûle sans se consumer. Dieu le voit faire ce détour, et appelle ensuite Moïse. Pourquoi ensuite ? Parce que le geste de Moïse montre qu’il n’est pas tombé en adoration devant ce que d’autres auraient pris pour un « buisson sacré » ; parce que Moïse n’y a vu qu’un signe à déchiffrer, sans confondre le signe avec l’Invisible dont ce phénomène étrange manifeste la présence. Alors Dieu, qui déteste les prosternements d’esclave, entre en relation avec lui. Puis Yhwh invite Moïse à conduire les enfants d’Israël sur ce même chemin, où lui-même vient de rencontrer Dieu.

Ce que Dieu dit à Moïse en cet instant est capital. C’est ici, sur cette montagne, sur cette terre désolée et sans ressources où tu m’as rencontré, que toi, Moïse, avec tout le peuple d’Israël, vous accomplirez votre pèlerinage vers la sainteté. Et en effet, c’est bien sur cette terre désolée du mont Sinaï, qui s’oppose aux riches terres des rives du Nil, que les fils d’Israël ont marché pendant quarante ans, conduits par Yhwh sous la houlette de Moïse, vers la demeure de la sainteté divine. Mais hélas ! Devant la manne qu’ils recevaient du ciel, se souvenant des poissons d’Égypte, des oignons, des concombres, des melons, ils ont pleuré de convoitise (Nb 11, 4-6). Ils réclamaient de la viande ! Sur la terre du Sinaï, trop désolée pour eux, ils ont murmuré contre Moïse et contre Yhwh. Cette génération m’a irrité, dit Yhwh, ils n’entreront pas dans mon repos (Ps 95, 10-11).

Six siècles plus tard, les prêtres judéens refusaient cette lecture de la torah de Moïse. Pour eux, c’est Moïse le fautif. Il n’a pas pu entrer en « terre sainte », tandis que les prêtres, avec Aaron, les Lévites et le peuple, eux sont entrés sur cette terre, ont été choisis comme « race sainte » pour « construire le temple ». Nous avons vu que la vérité de l’histoire les a déjà démasqués. La rigueur de la langue hébraïque dénonce maintenant leurs manœuvres. Mais la géographie les condamne encore : le mont Sion, dont ils ont fait leur « terre sainte », à Jérusalem, est loin, fort loin du mont Sinaï, qui pourtant est l’unique endroit où Dieu se révèle à Moïse, seule terre citée en Bible où il fut jamais question de sainteté. L’expression « terre sainte » est inconnue de la Bible. Il est même impossible de l’écrire, car la terre, èreç ou adamah, est un mot féminin, et le mot féminin « sainte », qedashah, y désigne exclusivement une « prostituée ».

L’exploitation sioniste de la Bible a perduré jusqu’à nos jours. Le manifeste publié en 1998 pour le cinquantième anniversaire de la fondation d’Israël évoque, sous forme d’une “ Prière pour la paix de l’État ”, ce que les Juifs appellent « notre terre sainte » dans les traductions de ce texte. Pourtant, l’original hébreu d’où viennent ces traductions porte l’expression èreç qodeshénou, dont le sens, suivant l’hébreu biblique, est “ la terre de notre sainteté ”. Pour la Bible, cette expression renvoie à l’ascèse de l’Horeb au désert du Sinaï, pas du tout à la possession de Jérusalem et du mont Sion comme on a voulu le signifier. Le sionisme est désavoué dans l’expression même de sa revendication, alors qu’il prétend se justifier par la langue biblique qu’il a voulu bâillonner. Dieu écrit la vérité avec notre péché.

La langue biblique

Au temps de David et de Salomon, apogée de la vie spirituelle en Israël, l’hébreu biblique constituait le lien nécessaire et suffisant aux échanges de la vie communautaire. Ce n’était sans doute pas le langage employé par le peuple, dans les échanges de sa vie quotidienne (on parlait le judéen au siècle du roi Ézéchias) ; si les mots principaux de la langue sont souvent les mêmes, une élite cultivée n’a pas le même langage qu’un peuple illettré. Seuls les prêtres, Lévites, scribes et fidèles, qui se réunissaient dans le temple, comprenaient l’hébreu biblique et vivaient de sa sève spirituelle. Par la suite, après David, nous venons de voir comment un mot comme sainteté a pu perdre tout le contenu spirituel dont il était porteur. Cette perte de sens, compréhensible pour un mot abstrait n’appartenant pas au vocabulaire courant, menace tout autant les mots simples du langage populaire employés par la Bible. Car ces mots renvoient à un contenu spirituel, volatil par nature, qui s’efface avec l’usage, jusqu’à disparaître pour ne plus conserver que son sens le plus matériel. Cette dérive générale a suivi le modèle de l’exemple très simple que voici.

Le mot hébreu magen a le sens de bouclier dans le langage populaire. Pour un lettré, ce mot vient de la racine GaNaN qui signifie « protéger », et magen indique ce qui est protecteur, « d’où vient la protection ». De cette racine est également issu le mot gan, un « jardin » ; car le jardin, contrairement à la prairie ou à la jungle que piétinent de grands fauves incontrôlés, le jardin est un enclos protégé. Le jardin est protégé par Dieu, en particulier le plus célèbre d’entre eux, le jardin d’Éden, ce lieu où Dieu dépose l’homme qu’il vient de créer. Dieu protège l’homme qui écoute sa parole et la suit, comme Moïse, comme David, — à la différence d’Adam et Ève, ou des prêtres judéens, qui ne suivent pas la parole divine.

Abraham, nous l’avons vu, n’avait d’abord pas cru à la protection divine. Il avait jugé nécessaire de se protéger lui-même en demandant à Saraï de dire aux Égyptiens qu’elle était sa sœur et non sa femme (Gen 13, 12-13). C’est pourquoi l’enseignement divin lui fit comprendre, plus tard, que ce n’était pas à lui de se protéger :

N’aie pas peur, Abram, c’est moi qui suis un “ protecteur ” pour toi. (Gen 15, 1)

Le mot magen employé ici a bien le sens de protecteur. Il renvoie le lecteur de la vie d’Abraham au tout début de la Genèse, à cet instant de l’alliance que Dieu fait avec Adam en le déposant dans le jardin de délices, gan éden, lieu spirituel protégé. Dieu rappelle à Abraham, explicitement, que cette alliance se poursuit avec lui, et que ce n’est pas à l’homme de chercher à se protéger : Dieu s’en charge. À condition, bien sûr, de suivre sa parole. C’est cette alliance que refusaient les fils d’Israël de la première génération, avec Moïse, et par la suite l’élite judéenne de la génération d’Isaïe et de Jérémie. Les Judéens, dès lors, ne parlaient plus qu’une langue hébraïque affadie. Dans ce verset, ils ne lisaient plus que Dieu était le protecteur d’Abraham et de ceux qui suivent la parole divine, mais leur « bouclier », comme nous lisons aujourd’hui dans nos bibles. S’adresse-t-on à un bouclier pour lui parler ? Va-t-il répondre, faire alliance avec nous ? Dieu peut-il encore protéger des gens qui le considèrent comme un objet utilitaire, qu’on laisse à la moindre contrariété ? Dieu ! comme nous sommes loin de ce qui est écrit dans la Bible !

L’hébreu biblique est porteur de spiritualité. Il est au-dessus du langage courant que l’on parle hors du temple, et son emploi tire vers le haut la communauté, qui monte au temple en se trouvant portée par ce bain rituel ; cette liturgie la sanctifie. La langue, c’est la vie de l’homme. La langue irrigue le peuple comme le sang l’organisme : un milieu nous enveloppe, dont l’unité préside au métabolisme de chaque cellule en les nourrissant toutes. La langue est le véhicule de notre nourriture spirituelle, pour le meilleur comme pour le pire, charriant avec la même compétence tout ce que le corps assimile et tout ce qu’il rejette. Comme le sang, la langue est un milieu vivant avec lequel nous sommes en échange permanent, dans les deux sens.

Et cet échange nous construit. Les hommes n’ignorent pas que leur pensée exerce une influence sur la langue qu’ils parlent, mais bien peu sont conscients de ce que leur langue exerce une influence beaucoup plus forte sur leur propre pensée, et sur leur action, avant même d’avoir entendu le moindre discours, du simple fait des mots qui existent — ou qui n’existent pas —, de leur emploi, de leur histoire, de leur grammaire. Tout cela, à notre insu, forge notre pensée quand nous la croyons déjà libre.

Aussi les langues n’ont-elles pas toutes la même valeur pour chaque homme ; une seule lui convient, qui l’a porté, engendré, nourri, élevé, et qu’on nomme pour cela sa langue maternelle. Les autres langues, qu’on n’emploie pas au quotidien mais seulement pour voyager, pour rencontrer d’autres cultures, les autres langues demeurent pour nous des langues étrangères, toute notre vie. En Judée, autrefois, l’hébreu biblique fut la langue maternelle des fils de la Torah, les fils d’Israël. Dieu construisait avec eux la langue divine, le langage de l’esprit, providence de lait et de miel. Mais en se révoltant contre Yhwh et contre son messie, leurs élites se sont coupées du milieu spirituel dans lequel ils baignaient. Princes et prêtres ont cessé de murmurer la torah pour murmurer contre elle, et les mots qu’elle emploie ont perdu pour eux leur signification ; pour eux, dont c’était la charge d’en donner le sens. Leur égarement loin des chemins de sainteté a fait tomber en désuétude la langue de l’esprit, en a fait une langue étrangère. L’hébreu biblique est devenu langue morte.


*



2 — Le corps et l’esprit

Bénir et maudire

Depuis que nous avons identifié la faute des élites judéennes et leur obstination à détourner l’héritage d’Israël dont Juda est le témoin ; depuis que nous avons mis en lumière leur falsification des textes, qui a rendue si difficile notre lecture de l’Écriture dont leurs pieds ont troublé l’eau limpide ; le lecteur s’inquiète peut-être, et la tentation grandit de condamner ces hommes à l’origine de si grands maux. L’humanité entière maudit Caïn pour avoir commis le premier meurtre, mais ces hommes, n’auraient-ils pas fait pire encore en s’en prenant aux sources de la vie ?

Une fois encore, il faut dire que nous aurions grand tort de condamner ces hommes. Comme du reste de condamner Caïn. Dieu aime Caïn comme un fils, et tous, nous bénéficions de cet amour de père, comme en bénéficient les prêtres judéens. Dieu déteste le péché, mais il aime le pécheur. Il ne veut pas sa condamnation, mais sa conversion. Pourtant, nous doutons de l’amour que Dieu nous porte, parce que nous ne connaissons pas notre péché, et comme les prêtres judéens, nous nous croyons déjà saints. Nous ne voyons plus Dieu. Il se tait, dans l’attente de notre retour, mais nous tournons le dos à ce père qui veut nous entourer de sa tendresse ; nous avons rejeté ce « bouclier » douteux, que nous n’avons pas pu réduire à notre service.

Le doute sur l’amour de Dieu est notre plus grand péché. Il touche tous les hommmes, et bien avant les prêtres judéens, d’autres hommes ont douté comme eux, et porté un jugement négatif sur les évènements bibliques. Nous allons voir comment la Bible fait parler un homme, un patriarche, dont le jugement hâtif sur l’action divine vient de sa lecture biaisée de l’évènement qu’il considère. Ce précédent pourra nous inviter à l’indulgence envers les exilés, qu’une lecture biaisée de la torah de Moïse a conduits à semer l’ivraie dans le bon grain de l’Écriture. Nous aussi, comme eux, nous lisons de manière biaisée les évènements que Dieu suscite. Puisse notre indulgence à leur égard nous mériter celle dont nous aurons besoin, peut-être, quand sonnera notre heure de vérité.

Dans la Bible hébraïque, la racine BaRaKh (bénir) apparaît 480 fois dont 83 en Genèse ; la racine ARaR (exécrer, maudire) ne s’y rencontre que 67 fois, dont 9 en Genèse. Cette première observation permet déjà de relativiser les deux actions : il est question de bénédiction sept fois plus souvent que de malédiction (neuf fois plus, en Genèse). Mais il est plus significatif encore d’observer l’entrée dans la Genèse des premiers emplois de la racine, avec leur forme verbale : ils sont fondateurs du sens.

Les trois premiers emplois du verbe bénir sont écrits au mode actif intense (Piel), qui marque la volonté forte de celui qui agit pour faire le bien. C’est Dieu qui bénit, dans les trois cas (qui d’autre pourrait faire le bien !) :

Dieu les bénit (les animaux en Gn 1, 22 ; puis l’homme et la femme en Gn 1, 28) ;
Dieu bénit le septième jour (Gn 2, 3).

Parallèlement, un peu plus loin, les trois premiers emplois du verbe maudire sont à la forme simple (Qal) et à la voix passive. Dans les trois cas c’est encore Dieu qui parle, mais la voix passive indique que ce n’est pas lui qui agit :

Parce que tu as fait cela te voilà maudit (au serpent, en Gn 3, 14) ;
À cause de toi, la terre sera maudite (à Adam, en Gn 3, 17) ;
Te voilà maudit de cette terre (à Caïn, en Gn 4, 11).

Dans les trois cas, c’est l’homme qui maudit. Et la forme simple indique qu’il n’y a aucune intention de faire le mal, ce qui supposerait la forme intense, mais que cette malédiction est simple médisance. Le serpent sera maudit (on dira du mal de lui) parce qu’« il m’a trompée », dit la femme ; la terre sera maudite (toujours par les hommes, qui transpirent à la cultiver) parce que Adam a cédé à la voix d’Ève au lieu d’écouter la prescription divine ; Caïn, enfin, sera maudit de la terre qui a bu le sang de son frère. En effet, on n’a jamais cessé de dire du mal de Caïn. Pourtant, Dieu ne le maudit pas, si peu qu’il le marque d’un signe pour que personne ne le tue. Dieu ne retire pas son amour à Caïn.

La malédiction n’est pas une action de Dieu, elle est une conséquence de notre aveuglement par le péché. Mais nous avons vite fait d’en accuser Dieu. Dès la quatrième occurrence du verbe maudire, nous y sommes :

Celui-ci [Noé] nous réconfortera de notre tâche et du labeur de nos mains, causés par cette terre que YHWH a maudite !
(Gn 5, 29)

Dans cette phrase, prononcée par le patriarche Lamech à la naissance de son fils Noé, le verbe maudire est au mode actif intense, à la forme accomplie, et le mot Dieu est sujet de ce verbe, dont le complément est la terre. C’est exactement la forme grammaticale des trois premières occurrences du verbe bénir. Une lecture trop rapide pourrait donc ici nous induire en erreur, nous faire croire que Dieu a voulu le mal pour la terre. Non ! C’est Lamech qui dit cela. Ce verset ne nous dit pas que « Dieu a maudit la terre », mais que l’homme pécheur ne voit plus la vérité. Car Lamech appartient à cette génération mauvaise exterminée par le déluge ; héritier spirituel d’Adam, aveuglé comme lui par le péché, il ne peut plus comprendre les évènements bibliques relatés en Gn 3, 17. Il accuse Dieu de ne pas avoir aimé Adam, de ne pas aimer les hommes. En disant cela, il contredit la parole divine à Adam : à cause de toi, Adam, la terre est maudite, par les hommes.

Dieu ne maudit jamais, ni rien ni personne. On trouve toutefois trois occurrences du verbe maudire sous une forme active ayant le mot Dieu pour sujet. Mais dans chacun de ces cas, le verbe emprunte la forme simple et non la forme intense, ce qui signifie « dire que c’est mal » et non « vouloir le mal » ; la forme intense n’est employée par Dieu que pour le verbe bénir, « vouloir le bien ». De plus, dans ces trois cas, le complément du verbe, visé par la malédiction divine, est une action humaine mauvaise, que Dieu dit mauvaise : “ Je bénirai tes bénissants et maudirai tes outrageants ” (à Abraham, Gn 12, 3) ; “ Je maudis vos bénédictions, oui, je les maudis ” (Malachie 2, 2). Cette dernière sentence divine est postérieure au retour à Jérusalem, après l’exil à Babylone. Elle vise les mauvais prêtres, ceux qui ont réinvesti le temple reconstruit, et rétabli un culte aberrant ; elle leur fait savoir que leurs « bénédictions » sont mauvaises. Vous avez dévié du chemin, leur dit Yhwh, vous en faites vaciller beaucoup par votre enseignement. Il condamne leurs errements. Dieu ne condamne pas les hommes.

Terre et ciel

L’exemple du patriarche Lamech, incapable de comprendre pourquoi il nous est si pénible de cultiver la terre, porte en lui d’autres enseignements. En particulier, il nous dit que tout, dans la Bible, ne peut pas être lu du même regard, sans discernement. Nous l’avions déjà constaté, avec l’ivraie semée dans le champ de l’Écriture par les exilés de Babylone (livre d’Esther, Psaume 137) ; et nous voyons maintenant que ces apports frauduleux — que nous étions peut-être tentés d’écarter de l’Écriture — ne sont pas seuls à exiger notre prudence et notre réflexion. D’autres passages peuvent nous faire trébucher. Faudra-t-il les écarter ?

Ce n’est pas nécessaire. Reconnaître la voix qui parle, voilà ce qui est essentiel. En lisant un verset, il nous faut se demander qui prononce ces paroles. Tout n’a pas le même poids. Dieu est le seul à ne pas se tromper, et qui ne peut pas nous tromper. Le prophète aussi, parce qu’il parle en présence de Dieu. Tous les autres, en revanche, nous devons les lire avec un œil critique, comme nous venons de lire Lamech.

Il faut même aller plus loin. La Bible étant un manuel de spiritualité, les propos qui nous sont rapportés ont toujours valeur d’exemple, soit pour illustrer la sainteté de Dieu, soit pour nous faire découvrir le péché de l’homme. Autrement dit, rien n’est gratuit, et les propos signés d’un nom ordinaire cachent toujours une erreur, à découvrir, pour notre édification. Réciproquement, le narrateur biblique, dont personne ne connaît le nom, porte la garantie d’une parole communautaire prophétique, écrite sur plusieurs siècles, par la fraternité des passeurs se tenant aux portes de l’éternité. C’est cela qui fait la limpidité de l’Écriture.

Mais la Bible ne contient pas que des développements limpides. Elle est lumière et ténèbres, elle est semence vivante, corps et esprit. La Bible est terre et ciel. En elle s’opposent la clarté de l’esprit qui parle depuis le lieu de sainteté, et la lourdeur du corps qui grogne dans la nuit du péché. Impossible de faire le tri, impossible de proposer une nourriture épurée. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable. La Bible doit rester corps et esprit intimement mêlés. La Bible est une, jour et nuit. Car le but de cet enseignement, à l’exemple duquel nous sommes conviés, n’est pas de nous faire fuir vers le ciel, comme un pur esprit, en échappant au corps trop faible qui nous entraîne vers le bas ; non, le but de cet enseignement est de nous apprendre à monter avec notre corps, à le conduire dans la vie spirituelle. Quand nous lisons la Bible, c’est cette progression que nous voyons se réaliser en nous, sous l’action divine.

C’est pourquoi rien ne doit être écarté des textes que nous recevons. La communauté juive d’Alexandrie avait perçu l’absence de tout esprit divin dans le texte hébreu du livre d’Esther. Les corrections qu’elle y a portées ont certes réorienté les textes vers le ciel ; mais en jetant un voile sur ce qui désignait la faute du corps sacerdotal auteur du texte, elle a cautionné les idolâtres de la « race sainte », et renforcé la dérive. La faute des auteurs du livre d’Esther devenait difficile à identifier, car cette communauté égarée dans le communautarisme n’avait rien signé, désireuse d’apparaître comme une voix prophétique. Pourtant, cette voix chantait si faux qu’elle était d’emblée démasquée. À condition d’en conserver l’enregistrement : nous avons besoin des deux textes, hébreu et grec, car ils sont ensemble une partie vivante du corpus biblique. Leur comparaison, leur histoire, leur place dans l’Écriture, tout nous éclaire pour accéder à la vérité. C’est en voyant la nudité du corps, comme Adam voit la sienne après la faute, que nous comprenons pourquoi notre péché nous a séparés des sources de l’esprit.

On dit que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. C’est vrai pour la Bible, mais on y trouve deux sortes d’histoire, et deux sortes de vainqueurs. Les hommes « font » l’histoire, comme ils l’entendent, et racontent ce qu’ils ont vu, ou cru voir, ou voulu voir : histoire visible, écrite par des « vainqueurs » débarrassés de leurs « ennemis ». Ainsi, pour préparer leur retour à Jérusalem, les prêtres de Juda n’ont pas hésité, dans le livre d’Esther, à écrire une histoire de « leur victoire » sur les « tyrans » Perses emmenés par Nabuchodonosor. Et puis, il y a l’Histoire invisible, conduite par Dieu depuis les origines, pour engendrer l’homme à la vie divine. C’est Dieu qui écrit, dans la même Bible, mais entre les lignes. Les hommes ne comprennent pas, parce qu’ils ne voient que les apparences et ne se laissent conduire que par elles ; ils ne voient pas l’action divine qui les transforme à leur insu. Dieu écrit donc une histoire que personne ne sait lire. Mais au dernier jour, c’est lui le vainqueur. Alors, nous serons semblables à lui, nous le verrons tel qu’il est et nous comprendrons l’Histoire, car nous saurons lire Dieu. Même sans avoir jamais appris l’hébreu.

La bénédiction

Lire Dieu. Ce n’est pas évident. Il est vrai que tant de pieds ont troublé la limpidité de l’Écriture. Mais nous l’avons dit, cela se voit. Quoique, pour le voir, il y faut un œil clair, ou plutôt, un œil que l’action divine a clarifié. Obtenir du ciel un regard clarifié, libre de tout aveuglement, chacun ne le désire-t-il pas en secret ? Il suffit de demander, de crier vers Dieu : Mon âme a soif de toi ! De toi se languit ma chair, en terre de sécheresse, épuisée de manquer d’eau ! (Ps 63, 2). Nous voici de nouveau ramenés à ce rendez-vous. Dieu nous convoque à sa rencontre, comme il convoque David, le « chéri », le bien-aimé, en désert de Juda. C’est la convocation de sainteté, c’est l’appel divin.

En répondant à cet appel on entreprend un long voyage. Une montée jalonnée d’épreuves. Mais ceux qui sèment dans les larmes, en jubilant moissonneront. Au départ, on s’en va, plaintif, portant le poids de la semence ; à l’arrivée, on entre, jubilant, portant ses gerbes de moisson. Ces deux versets sont la conclusion du Psaume 126, septième des quinze Psaumes des Montées. On y entend la rudesse du chemin, la souffrance du pèlerin qui marche avec sa Bible semence de sainteté. L’appel divin ouvre toujours la perspective aride du mont Horeb, terre de sainteté. Mais le pèlerin n’est pas seul ; il marche au milieu de ses frères. Et puis, un jour, on arrive, fruit de nos efforts que promettent ces deux versets, comme déjà l’annonçait le troisième cantique des Montées (Ps 122, 2) : Enfin nos pieds se tiennent dans tes portes, Jérusalem. Et l’on passe, jubilant, au-delà du mur invisible.

Ceux qui vont au-delà de ce mur invisible sont les passeurs, les hébreux. Nous les avons déjà brièvement rencontrés au terme de leur montée. Souvenez-vous, après cette discussion oiseuse sur la résidence de Yhwh, la demeure de la sainteté divine nous est apparue au sein de la fraternité (Ps 133, 3) ; c’est là que Yhwh ordonne la bénédiction, la vie au temps secret, au temps qui n’appartient qu’à Dieu. Et c’est de là, depuis cette demeure céleste, depuis cette Jérusalem d’en haut, que Dieu entoure les frères de sa protection. C’est depuis ce jardin de ses amours encloses que la fraternité, qui parle devant Dieu, nous adresse sa bénédiction. YHWH te bénit depuis Sion, faisant cieux et terre (Ps 134, 3).

À qui parlent-ils, ces frères serviteurs de Yhwh, qui portent une sainteté de leurs mains ? À vous, à nous, frères humains, à toi, à moi, à qui s’est engagé sur le chemin aride des Montées pour venir les rejoindre. Ils parlent en prophète, au nom du Dieu trois fois saint qui les envoie vers nous, comme autrefois Abraham, premier prophète de la Bible, fut envoyé vers Abimélek touché par le mal. Abraham intercéda auprès de Yhwh, et Dieu guérit Abimélek. La fraternité des passeurs intercède pour nous, et si nous croyons en eux, comme Abimélek crut en Abraham, alors nous serons guéris de notre mal, par la bénédiction divine qu’ils nous donnent. De la part de Yhwh, au nom du Dieu de miséricorde qui de leurs mains bénissantes édifie Jérusalem, faisant ainsi cieux et terre, faisant du ciel et de la terre qu’il a créés, des cieux nouveaux, une terre nouvelle.

YHWH te bénit depuis Sion. Mesurons ici ce qui sépare encore le ciel de la terre. Le corps transfiguré de ces passeurs d’éternité nous bénit depuis le ciel. Ce que nous vivons là était annoncé dès le Psaume 129, dixième étape des Montées : Ceux qui vont au-delà ne disent plus « Bénédiction de YHWH pour vous », mais ils disent, parce qu’il sont au terme de leur montée, en présence du Très-Haut : Nous vous bénissons au nom de YHWH. Les autres, encore sur terre et loin de Dieu, disent comme nous ici-bas : « Dieu vous bénisse ! » Billevesées qui n’engagent personne ! Nous parlons dans le vide, comme si nous avions prise sur Dieu dont nous sommes si loin. On aperçoit ici ce gouffre d’incommunication, entre la langue divine de ceux qui vont au-delà, et notre langue de bois, toujours collée à « notre terre », si loin de la sainteté, si prolixe en vœux impuissants d’un monde convenu.

Et puis un jour, c’est l’appel. On entend, on écoute, on sent, on devine. On se décide à partir. On quitte sa mère, sa métropole, sa langue maternelle, son pays, la maison de son père. On affronte la réprobation générale, mais on veut apprendre cette langue étrangère au monde — un monde qui vit dans la jungle, à couteau tiré, la tête enfoncée dans les épaules —, on veut apprendre la langue de la Bible, abandonner la langue de bois. Oui, Dieu éternel, délivre-moi de cette langue de complaisance ! (Ps 120, 2). Nous apprendrons la langue de l’esprit, la langue divine, nous parlerons la langue du service en ouvrant notre cœur. Nous partons pour un très long voyage, rejoindre les pèlerins des Montées, les fils d’Israël. Pour le pays des passeurs d’éternité. Nous allons vers la demeure de sainteté où résident l’amour des frères et la vérité de Dieu.


*



3 — Le cœur

L’émondage

Le cœur de la Bible, c’est le livre des Psaumes.

Les quinze Psaumes des Montées, que nous venons de citer à plusieurs reprises, occupent une place de choix dans ce livre. Ils jalonnent les phases essentielles d’un itinéraire qui peut revêtir mille visages différents, pour mille pèlerins de tous les temps, et cet itinéraire conduit toujours l’homme qui s’y engage, depuis le monde des complaisances auquel il renonce jusqu’à la vie de fraternité des hommes que Dieu protège, dans les murs de la Jérusalem céleste.

Les Psaumes des Montées ne sont que la « partie visible de l’iceberg » : un chapelet de quinze cantiques couronnant un corps de cent-cinquante psaumes qui sont la nourriture pour cette marche de longue haleine. Ils nous accompagnent dans l’apprentissage de notre croissance spirituelle, ils guident notre éducation à la vie de l’au-delà. Aborder ce voyage, même avec un tel guide, ne se fait pas sans préparation. On ne se lance pas dans la course des champions sans avoir longuement entraîné son corps aux épreuves qui l’attendent. Même combat pour le ciel. La vie spirituelle est un sport dont l’entraînement quotidien est la lecture de la Bible et sa méditation par les Psaumes. Dès la première page du recueil, ce livre ne nous dit rien d’autre, si ce n’est qu’il nous suggère d’emblée quelques passe-temps auxquels nous pourrions renoncer, afin de se rendre disponible à la lecture biblique. Ce sont les tout premiers mots du Psaume 1. Ils nous mettent sur la bonne voie.

  1. L’homme sur la bonne voie. [ou “ Les bonheurs de l’homme. ”]
    Celui qui ne donne suite a aucune intention de malveillances,
    qui dans aucune habitude de dévoyés ne persiste,
    ni dans aucune tribune de détracteurs ne s’installe,
  2. mais plutôt, dans la Torah de YHWH, ses délices,
    dans sa bible donc, va ruminer, jour et nuit,
  3. celui-là vivra. Tel un arbre planté près du cours des eaux,
    qui donnera son fruit, à son heure, son « feuillage » ne flétrira pas,
    et tout ce qu’il va faire conduira au succès.

  4. Rien de tel pour les malfaisants,
    qui sont plutôt comme ce fétu que vent emporte,
  5. et donc, ne se présenteront pas impies, au jugement,
    ni pécheurs, à l’assemblée des justes.
  6. C’est parce que YHWH connaît le chemin des justes
    que le cours des malveillances se perd.

Ce psaume nous présente une alternative très simple. Il oppose le juste qui se délecte à lire la Bible, aux experts en calculs malveillants, et autres habitués de la débauche ou du dénigrement. On observe cependant, aux versets 4 et 5, que tous ces malfaisants ne sont pas condamnés ; leurs fautes seules sont condamnées : on attend leur conversion. À défaut de laquelle, bien sûr, ils ne l’emporteront pas en Paradis quand sonnera pour eux la trompette du Jugement.

Mais le dernier verset est plus éclairant encore. Car il nous donne la clef de la victoire de Dieu qui est le salut du juste. Celui-ci, constamment persécuté par le monde qui le rejette, périrait vite sous les malveillances de ses détracteurs. C’est pourquoi Dieu le protège, en désamorçant les pièges qu’on lui tend. Son salut n’est pas dans la fuite en une tour d’ivoire ; le juste ne craint pas de vivre dans le monde, Dieu le protège. Reste à savoir qui est assez juste pour demeurer sous cette protection. Au temps de David, la fraternité des hébreux, dont l’âme tendue touche au ciel ; elle vit hors d’atteinte du monde, protégée par la muraille de l’au-delà impénétrable au commun des mortels. Autrefois, Noé, l’homme juste, qui marche avec la divinité ; Noé fut sauvé du déluge dans son arche, sauvé surtout d’être entraîné dans la mort par la génération mauvaise au sein de laquelle il vivait. Adam lui-même, premier juste avant la chute ; avant d’être chassé du jardin d’Éden, Adam est protégé dans l’enclos de délices. C’est là que Dieu, après l’avoir béni, le dépose pour servir, tout entouré de la bénédiction du ciel.

Nous voici de retour au jardin, ce bel enclos de nos amours divines que l’on devine au Psaume premier. Voici le verger où prospère cet arbre planté près du cours des eaux. Abreuvé comme le juste aux eaux célestes de la Bible, il donnera son fruit, en son temps. Dans l’attente de cet heureux évènement, son « feuillage » reste vert. Il faut savoir ici, que le mot feuillage (hébreu 'aleh) vient de la racine 'alah, « monter ». Le feuillage est ce qu’il y a de plus élevé dans l’arbre, à la pointe de l’être végétal le plus évolué ; de l’arbre, ce feuillage nous renvoie au plus haut du vivant, au sommet de l’évolution, à l’esprit de l’homme. Un même tropisme les tire vers le ciel.

Dans cette parabole de l’arbre, on ne voit pas le jardinier. Il plante pourtant, il cultive le jardin, comme Dieu crée et fait croître l’homme. Une terre arrosée et cultivée ne suffit pas pour que l’arbre donne son fruit, il faut encore émonder, tailler quand c’est nécessaire. À défaut l’arbre végète, foisonne en branches gourmandes et ne fait pas de fruit. Sans guide, l’homme en croissance irait ainsi, pressé par la nature ; si rien ne l’arrête il fera n’importe quoi ; sait-il que le feu brûle et que le poison tue ? C’est pourquoi le tout premier verset de notre Psaume premier doit être regardé comme le sécateur du jardinier divin, qui élague nos gourmandises sans avenir autre que la mort lente.

David, ou peut-être son fils Salomon, en rédigeant cette introduction au Psautier, récapitule toute l’expérience humaine de la rencontre divine. Devant Dieu, il a retrouvé son âme d’enfant, et cet enfant ne cherche plus, il connaît Dieu. Il écrit pour nous qui vieillissons, lassés d’avoir à chercher encore, nous qui ne connaissons du jardinier que son sécateur. Nous avons à comprendre nos revers, à chercher en quoi nous faisions fausse route. Le Psautier nous aide. David y livre toute son expérience des errements de l’homme dans sa marche vers le ciel, son attente, sa plainte, sa prière. Et sa gratitude joyeuse dans la rencontre. Mais rien ne filtre du dialogue avec Dieu, secret par essence. Le monde ne saura rien de ce qui motive la louange de David, mais il peut tout savoir de ce qui en retardait l’échéance. Le pèlerin le découvre avec David, et reconnaît en lui-même combien ses égarements ont retardé, en effet, l’instant béni de recueillir le fruit. Dieu veillait sur lui. C’est tout cet inutile, toute cette agitation, que le jardinier divin élague de notre arbre. Le Psautier de David est son recueil d’émondage. (note 16)

Le père invisible

Le Psaume 1 que nous venons de lire n’est pas toute l’introduction du Psautier. Elle comprend deux psaumes, le Psaume 1 et le Psaume 2. Cette bipartition n’est pas artificielle, elle est porteuse de sens pour un hébreu. Un sens qui se précise en observant que le Psaume 1 comporte six versets quand le Psaume 2 en compte douze. L’Écriture nous dit là quelque chose entre les lignes, un mouvement de un à deux, autour du chiffre six. Or le six nous renvoie au sixième jour de la création, quand Dieu crée l’homme à son image ; et le passage de 1 à 2, chiffres qu’un hébreu écrit avec les lettres aleph et beit, énonce le mot ab qui signifie père. Le jardinier invisible des psaumes, qui émonde son arbre, est aussi un père, qui élève son enfant. Dieu est ce père invisible qui crée l’homme à son image pour faire de lui son fils.

Si les Psaumes 1 et 2 suggèrent ensemble, entre les lignes, que Dieu appelle l’homme à devenir son fils, le Psaume 2 le dit explicitement. Nasheqou-bar, embrassez la filiation, “ Devenez fils ” nous dira le verset 12, juste avant de conclure de manière abrupte : si vous refusez de devenir son fils, vous périrez dans sa colère au jour du jugement. Alors, voyez que vous serez heureux d’avoir mis votre confiance en lui, vous serez sur la bonne voie. Et l’on reconnaît, dans cette dernière formule du verset 12 qui ferme le Psaume 2, la formule titre qui ouvre le Psaume 1. Procédé littéraire habituel de la langue biblique : pour envelopper l’unité du message, en inclusion comme une amande dans sa coque dure ; pour arrêter le regard et circonscrire le fruit.

Avant même d’avoir lu le second psaume, nous percevons déjà le thème principal de cette introduction, visible à travers les formes. On trouvera plus loin le texte du Psaume 2, regroupé avec ceux qui forment ensemble ce que nous pourrons considérer comme le centre vital du Psautier ; mais déjà le thème principal s’en dégage, qui va nous conduire au cœur de la Bible. Dans l’invitation qui nous presse à épouser la filiation divine, nous reconnaissons la maxime du Lion de Juda : Demeure vers le Lion, mon fils, sois comme ce lionceau qui demande tout à son père et reçoit tout de lui. C’est l’héritage d’Israël, qui a guidé David et l’a conduit, au terme des Montées, jusqu’au chant de louange de la fraternité (Ps 133) dans la cité céleste.

Le thème du fils est développé dans le Psaume 2. Doublement pourrait-on dire, car il met en scène deux sortes de fils. Il y a d’abord celui qui rejette la filiation divine, l’homme en révolte contre Dieu. Il murmure contre la torah, jugée inutile ; il proteste contre les devoirs de la communauté. Il prend ce qu’il estime lui revenir du don de Dieu, et abandonne la famille. Il refuse d’être fils obéissant. C’est l’attitude que nous avons déjà rencontrée chez les prêtres judéens. Et plus profondément, depuis Salomon jusqu’à l’exil à Babylone, pendant plus de quatre siècles c’est l’attitude de l’élite d’Israël, cœur sec et relâchement d’un esprit qui renâcle en écartant Dieu, jusqu’à provoquer la sanction du Juge.

Et puis il y a le fils qui “ embrasse la filiation ”, suivant l’appel conclusif du Psaume 2 : nasheqou-bar. C’est le messie, oint du Seigneur, le serviteur de Dieu. Fils à l’écoute de la volonté du père invisible, il ne se révolte pas dans l’adversité. Dieu lui donne tous les pouvoirs, et l’envoie dans le monde pour parler en son nom. C’est la grande nouveauté du Psaume 2. L’homme était seul avec Dieu au Psaume 1, seul avec sa torah ; au Psaume 2, le messie devient pour lui ce roi spirituel dont il va suivre la parole divine, traduite en langage d’homme pécheur. Mais aussi, sa venue annonce le jugement. Il exhorte à se convertir dès maintenant : « Embrassez la filiation ». Car il reçoit aussi pouvoir de réduire en miettes ceux qui s’obstinent contre Dieu. Ainsi fut réduite la nation judéenne, par un roi de Perse précurseur du messie de la fin des temps.

Dans la Bible comme en dehors d’elle, l’homme est tout à la fois ce fils rétif, dominé par un corps lourd qui renâcle en le tirant vers le bas, et ce fils apaisé, qui écoute son père et se laisse habiter par l’esprit qui le tire vers le haut. C’est vrai pour tous les groupes humains, que menacent les corporatismes du monde — nationalisme judéen, sionisme de l’élite d’Israël — quand ils refusent de s’élever avec leurs pères spirituels — Abraham, Israël, Moïse. Mais c’est encore plus vrai pour chacun d’entre nous, corps et esprit, qui sommes tour à tour le fils qui s’abaisse et demeure vers le Lion son père, ou le léopard qui se lève pour rugir. Les frontières du bien et du mal ne passent pas entre nos frères et nous, mais en chacun de nous. À chacun de mener son combat, contre ses propres insuffisances. Avec David, nous avons sous les yeux l’exemple d’un si grand pécheur, que sa belle relation mystique avec le père invisible nous assure du succès ; sa prière sera notre meilleur guide.

À la suite du Psaume 2, trois autres psaumes vont nous permettre d’approfondir notre méditation sur la filiation à laquelle nous sommes appelés. Ce sont les Psaumes 40, 63, et 75 (cf. note 17).

Nous avons déjà rencontré le Psaume 63 à plusieurs reprises. Psaume de David “ en désert de Juda ”, il décrit la prière du messie naissant, du juste persécuté qui découvre la providence divine et chante la louange de Yhwh. Après une brève évocation du jugement encouru par les persécuteurs du juste (Ps 63, 10-11), le verset 63, 12 nous révèle comment Dieu couronne son messie, comment il en fait son témoin, pour l’homme qui s’engage en lui (Ps 63, 12b), pour l’homme qui met sa confiance en lui disait le Psaume 2 (12b). Ce parallélisme entre Ps 63 et Ps 2 est renforcé ici par une ambiguïté commune sur le pronom lui, qui peut tout aussi bien désigner Dieu que son messie. Ce recouvrement exprime le sens profond de cette conclusion, dans les deux cas : le messie a reçu tous les pouvoirs divins, y compris le pouvoir de pardonner. Dieu fait grâce au pécheur qui met sa confiance en son messie, en sa parole ; il en sera glorifié.

Le Psaume 40 nous révèle les modalités de la relation mystique entre David et Dieu. Sans jamais rien livrer du contenu de l’échange, ce psaume expose d’abord que tout repose sur la foi du messie et sur son espérance en son seigneur Dieu. « Il me met sur la bonne voie et m’y ramène quand je sombre » (versets 2 et 3). Si le messie glorifie Dieu pour son action, c’est d’abord parce qu’il en exulte de joie. Et sa louange plaît à Dieu. Non que Dieu se plaise à être loué, mais parce que le chant du messie témoigne de l’action divine devant les hommes ; il célèbre cette action entièrement ordonnée au bonheur de l’homme, et ce dernier se doit alors de rechercher Dieu au lieu de le fuir, afin d’écouter et de suivre sa parole. Avec le témoignage de David, les hommes découvrent que Dieu, par sa parole, par son action dans le monde, fait de chacun de nous un homme juste (versets 10 à 12) en marche vers le bonheur de la sainteté.

Les versets 7 à 9 nous disent pourquoi Dieu nous demande des sacrifices. Ce n’est pas pour lui mais pour nous, qui en avons besoin pour affiner notre écoute, pour apprendre à nous détacher de nos peurs de manquer ou de souffrir, car elles nous rendent sourds. Le modèle de ce mouvement spirituel, douloureux mais nécessaire comme le sécateur du jardinier, est donné par Abraham partant sacrifier son fils Isaac (Genèse, ch. 22, cf. note 18). Les mêmes versets 7 à 9 du Psaume 40 nous apprennent encore que la parole divine va bien au-delà de la Bible. Si Dieu lit dans notre esprit comme en un livre ouvert, il y écrit pareillement. Avec les évènements qui nous touchent et sont pour nous invitation, annonce prophétique. Seul notre péché nous aveugle et nous empêche de lire ces signes des temps. Aux versets 13 et 14, David nous enseigne que Dieu nous délivrera du péché. Si nous en faisons la demande.

Rien ne nous y contraint. Dieu nous appelle sans cesse, mais nous sommes libres de répondre ou de fuir. Dieu ne veut pas de prosternements d’esclaves contraints. Il cherche des hommes capables de risquer leur vie pour suivre sa parole. Il n’est pas écouté, car sa parole annonce l’amertume ; elle conduit pourtant au bonheur. Au terme de sa montée, pauvre et démuni (Ps 40, 18) mais affranchi de la crainte (Isaïe 54, 14), certain que son seigneur ne décevra pas son espérance — tu ne tarderas pas —, l’homme devient juste, parce qu’il attend tout et reçoit tout de la providence divine. Comme le petit du Lion de Juda. Comblé par Dieu, qui l’exalte en le grandissant, il devient alors un homme qui aime (Ps 40, 17). C’est la victoire de Dieu : des hommes qui aiment ce qu’ils reçoivent de leur père du ciel. Victoire sur les forces du mal, qui nous retiennent prisonniers dans la peur de souffrir, ou de manquer.

L’amande douce-amère

L’amertume est inévitable. Pour atteindre le fruit de l’amande, il faut traverser la peau sèche et la coque ligneuse. Pour atteindre les jardins secrets de la rencontre divine, il faut traverser les épreuves du dépouillement qui ouvre les portes de la liberté féconde. C’est ce que nous dit le livre des Psaumes, dès les premiers mots du Psaume 1 — le sécateur du jardinier divin —, et que confirme le Psaume 75 dans sa conclusion : Je vais émonder pour le Dieu de Jacob, dit le messie des derniers jours, et je briserai tous les pouvoirs des malveillances (Ps 75, 10b-11a).

L’amertume de l’émondage, quand elle est acceptée avant, n’est rien à côté de l’amertume du jugement subie après le temps de grâce pour se convertir. C’est ce que nous disent les Psaumes 2 et 75, dont le texte évoque les affres du jour de colère. Au Psaume 2, le messie envoyé par le Seigneur demeurant dans les cieux — Dieu, pour tous les peuples —, confirme qu’il a reçu tous les pouvoirs, y compris celui d’anéantir les irréductibles du corporatisme. Au Psaume 75, on voit s’approcher le terme (versets 3 et 4) et l’on entend le messie multiplier les avertissements aux orgueilleux et aux malfaisants. Les insensés ! Comprennent-ils bien que ces jours sont vraiment les derniers ? Bientôt il sera trop tard !

Cependant le Psaume 75 présente une différence considérable avec le Psaume 2. Alors que le thème dominant, dans l’introduction, est la destruction des ennemis de Dieu par le messie qui les brisera comme vase de potier, dans ce psaume des derniers temps, nous voyons au contraire le messie demander à Dieu la grâce de ceux qui ne sont pas encore convertis. Tu ne détruiras pas ! Et cette prière vient même avant le titre du psaume. Au moment où vont se rassembler les justes pour chanter Dieu, le messie nous apparaît comme le médiateur qui intercède en notre faveur. Il implore la miséricorde divine sur le peuple, faisant valoir que nombreux, déjà, sont ceux qui louent le nom du Très-Haut en témoignant des merveilles qu’ils lui doivent. Rien ne presse. Au temps que je fixerai, je jugerai moi-même avec droiture. D’ici là, laissant encore une chance aux pécheurs, le messie va briser leurs pouvoirs de malveillance — comme on le pressentait en Ps 1, 6 —, et le juste va prospérer sous sa protection. En voyant ainsi surseoir à l’exécution de la sentence, on s’interroge : le messie des derniers temps est-il encore ce bras justicier que Yhwh a oint au Psaume 2 ?

Pour comprendre, il faut se reporter aux évènements qui ont fait naître la royauté spirituelle de David et sa messianité. Nous l’avions observé au Psaume 63, Dieu montre au roi Saül la puissance de son pardon par la main de David. David a épargné le pécheur livré à sa merci, en résistant jusqu’au bout à la tentation d’éliminer son persécuteur. Cette épreuve, traversée avec succès, le rend digne de recevoir tous les pouvoirs divins ; désormais, tout homme qui s’engage sur la parole du roi messie en est glorifié, et ne peut pas se tromper (Ps 63, 12 : la bouche de mensonge est close). David messie a reçu le pouvoir d’accorder la grâce divine.

Au Psaume 75 (qui n’a pas le titre de Psaume de David), nous voyons le messie des derniers jours invoquer ce pouvoir. Agir ainsi fait de lui le fils spirituel de David. Car il a reçu le pouvoir de détruire, il est dans la même situation que David devant son persécuteur endormi et livré entre ses mains ; pourtant, il fait grâce à son ennemi. Il accorde un sursis. En même temps, il invoque le pouvoir divin de protéger le juste en détournant le cours des malveillances, comme en Ps 1, 6. Alors tous les hommes pourront suivre le chemin des justes, connu de Dieu seul, et chanter le cantique du rassemblement (Ps 75, 11). Je briserai tous les pouvoirs des malveillances. Les forces du juste vont s’élever.

Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il ne pèche plus. Une fois encore, alors que déjà le Juge est à nos portes, le messie de Dieu accomplit la volonté divine ; son attitude le révèle fils de David. Sa filiation se voit encore d’une autre manière. L’incipit du Psaume 75, Pour l’accomplissement, tu ne détruiras rien, n’est pas unique au Psautier ; on le rencontre à trois reprises, aux Psaumes 57, 58 et 59. Or ces trois psaumes, tous les trois de David, se rapportent à la persécution dont le roi mystique eut à souffrir de Saül avant d’être couronné. C’est parce que David fait grâce à son ennemi livré en son pouvoir, que Dieu remporte la victoire sur les forces du mal. À son tour, pour le rassemblement cantique, le messie des derniers temps donne à Dieu la victoire totale sur tous les pouvoirs du mal. Non plus pour un seul homme pécheur qui devient juste, mais pour l’humanité entière. Pour les justes du peuple de Dieu qui entrent en éternité.

*

Ps 2 - Ps 40 - ( ) - Ps 63 - Ps 75

Les Psaumes 2, 40, 63 et 75 peuvent être regardés comme le centre vital du Psautier, au cœur de la Bible. Ils se présentent à nous sous des formes qui déjà nous parlent, levant ainsi sur le mystère de Dieu et de son messie une partie du voile qui le recouvre. Les symétries qui les structurent font apparaître les enveloppes successives qu’il faut d’abord pénétrer, avant de pouvoir goûter au fruit invisible qu’elles protègent. Ce sont d’abord les psaumes de l’enveloppe externe, que découvrent les peuples étrangers ne connaissant pas David : les Psaumes 2 et 75, où ne figure nulle part le nom de David, et dans lesquels Dieu est nommé Élohim (Dieu), Adonaï (Seigneur), ou bien est désigné d’une périphrase compréhensible de tous. Au contraire, David appelle Dieu « YHWH » dans sa relation intime, le nom que seuls connaissent les fils d’Israël. C’est ce qu’on observe dans les psaumes de l’enveloppe interne, à découvrir ensuite lorsque l’enveloppe externe est maîtrisée. Là, les Psaumes 40 et 63 sont tous les deux de David. Ils ne seront parfaitement compris que si l’on connaît bien la vie du roi ; à lire dans les autres livres de la Bible. Notamment les circonstances dans lesquelles est née sa royauté messianique, en désert de Juda, avec le Psaume 63, mais aussi d’autres moments forts de son expérience mystique, quand il est sur le point de parvenir à l’accomplissement, comme à l’enseigne du Psaume 40.

La connaissance de Dieu progresse ainsi vers le plus secret, jusqu’au cœur du mystère. Elle suit très exactement l’oracle d’Isaïe. Venus de loin, les peuples étrangers à Israël rencontrent d’abord le visage universel déjà remarqué dans l’oracle, ce visage de la fin des temps qui enveloppe et voile le mystère : “ Il arrivera dans les derniers jours, que la montagne… ”. Les nations afflueront, et des peuples nombreux voudront suivre les voies du Dieu de Jacob, car ils ont appris que de Sion sortira un enseignement, et de Jérusalem la parole de YHWH. C’est pourquoi, en ces jours-là dit encore le prophète Zacharie, dix mortels, de toutes langues des nations, saisiront un homme juif par le pan de son manteau, et ils iront avec lui, qu’il leur enseigne la connaissance de Dieu par le nom de Yhwh.

La Bible des Juifs conduira jusqu’au cœur du mystère divin l’homme nourri par ces deux Psaumes de David qui témoignent du messie prophète et roi. Comme autrefois Juda fut couronné dans le testament de Jacob (Gen 49, 9), David est ici couronné de la royauté spirituelle, et sa parole prophétique nous fait entrer dans le mystère intime du cœur de Dieu, jusqu’au sommet de l’échelle de Jacob. Le prophète qui nous y invite a pour nom Zacharie, zachar-YaH, Dieu se souvient. Et nous nous souviendrons que cette parole divine fut celle qui accueillit autrefois le premier homme juste sauvé des eaux, lorsqu’à l’issue du déluge de la Genèse l’Écriture nous dit : Dieu se souvint de Noé.

*

Au fracas que font entendre les rebelles, brisés comme vase de potier par le bras du messie, succède le silence habité de la contemplation. Contemplation qui s’appuie sur cette prière en deux temps de la relation mystique : le temps de l’amertume et le temps de la douceur. Amertume et désolation de la nuit, quand mon seigneur m’appelle à sacrifier quelque lien de confort ou de complaisance qui m’entrave à mon insu. Des maux innombrables m’ont débordé. Mes péchés m’ont submergé, et je ne peux plus voir. Délivre-moi, Seigneur ! Mon âme a soif de toi ! De toi se languit ma chair, en terre de sécheresse, épuisée de manquer d’eau. Douceur et consolation du jour divin, quand je découvre que ma rupture avec ces liens libère en moi une écoute nouvelle, et clarifie mon regard. Tu me creusais des oreilles ! Et ton visage s’illumine pour moi. Ma bouche rend grâce sur des lèvres d’allégresse. À faire ta volonté, mon Dieu, je prends plaisir. Je crie de joie à l’ombre de tes ailes !

Les Psaumes 40 et 63 sont les ailes divines que David a décrites pour nous. Elles abritent le cœur de Dieu, elles abritent le cœur à cœur avec Dieu. Mystère d’amour, silence habité de la miséricorde infinie. Entre ces deux ailes un cœur bat, qui veut parler au cœur de chacun d’entre nous. Il parle avec cette voix du silence ténu dont le prophète Élie fut le témoin, alors qu’il se tenait à la montagne de l’Horeb où jadis Moïse avait rencontré Dieu dans le Buisson de feu.

*


Psaume 2

  1. Pourquoi des « nations » protestent
    que des communautés ruminent en vain.
  2. Ils se soulèvent (régisseurs de domaines, et hauts personnages ont conspiré ensemble)
    contre YHWH. Et contre son messie :
  3. “ Nous allons rompre avec leurs contraintes disciplinaires,
    “ et nous ferons bien tomber leurs liens avec nous ”.

  4. Demeurant dans les cieux, il s’amuse
    le Seigneur, il se moque d’eux.
  5. Alors, à leur intention, il va parler de sa colère
    dont l’ardeur les intimidera :
  6. « C’est moi qui ai sacré mon roi
    sur Sion, montagne de ma sainteté ».

  7. “ Je vais rapporter le décret de YHWH :
    Il m’a dit : « Tu es mon fils.
    « Moi, aujourd’hui, je t’ai engendré.
  8. « Demande-moi, et je mettrai des nations dans ton héritage,
    «  en ta possession, des limites de domaines ;
  9. « tu les briseras d’un sceptre de fer,
    « comme un vase de potier, tu les mettras en miettes ». ”

  10. “ Alors maintenant, régnants, montrez-vous avisés !
    Laissez-vous corriger, vous qui gouvernez des mondes !
  11. Servez YHWH avec crainte,
    exultez, frémissez de joie !
  12. Devenez fils. Sinon gare à sa colère
    (et vous feriez fausse route, car il s’enflamme comme un rien). ”

    “ Sur la bonne voie : tous ceux qui se confient en lui ”.

*

Psaume 40

  1. Pour l’accomplissement. Psaume de David.
  2. Espérer ! j’ai mis mon espérance en YHWH,
    et il se porte vers moi : il entend mon appel.
  3. Il me fait remonter de la fosse de tumulte, du bouillonnement de la fange,
    et rétablit mes pieds sur le roc. Il m’a remis sur la bonne voie.

  4. Puis il met dans ma bouche un chant nouveau, une louange à notre Dieu.
    Nombreux sont ceux qui verront, qui craindront,
    et ils mettront leur confiance en YHWH.
  5. Heureux l’homme fort, qui fait de YHWH son confident ;
    il ne s’est pas tourné vers les prétentieux, et se tient à l’écart du mensonge.
  6. Toi, YHWH mon Dieu, tu fais d’innombrables choses !
    Tes merveilles et tes pensées à notre intention ! Nul n’est comparable à toi.
    Pourrais-je les présenter ? ou les décrire ?
    Leur nombre… défie l’inventaire !

  7. Tu ne désirais ni sacrifice ni offrande,
    tu me creusais des oreilles !
    Tu n’exiges ni consomption ni expiation.
  8. Alors j’ai dit : vois, je suis entré,
    dans le déroulement du livre, inscrit en moi.
  9. À faire ta volonté, mon Dieu, je prends plaisir,
    à ta parole, au cœur de mes entrailles.

  10. J’ai porté la bonne nouvelle de Justice dans la grande assemblée.
    Daigne voir mes lèvres, je ne les retiens pas,
    YHWH ! Toi, tu le sais.
  11. Ta justice, je ne l’ai pas occultée au fond de mon cœur ;
    ta fidélité et ta victoire, je l’ai dit,
    je n’ai pas dissimulé ta bonté ni ta vérité, à la grande assemblée.
  12. Toi, YHWH, tu ne retiendras pas ta tendresse pour moi ;
    ta bonté et ta vérité, constamment me préserveront.

  13. Car des maux innombrables m’ont débordé ;
    mes péchés m’ont submergé et je ne peux plus voir,
    — ils sont plus nombreux que les cheveux de ma tête —, et mon courage m’a abandonné.
  14. Prends du plaisir, YHWH, à me délivrer ;
    YHWH ! daigne te hâter à mon aide.

  15. Ceux qui recherchent mon âme pour la détruire seront confondus et honteux, tout simplement ;
    renvoyés et bannis, les désireux de mon malheur ;
  16. eux qui ricanent de moi — « eheh ! » —
    seront stupéfaits de leur fin honteuse.

  17. Tous ceux qui te cherchent exulteront et se réjouiront en toi.
    Ils diront sans cesse : « YHWH grandit
    ceux qui aiment
     ». Ta victoire !
  18. Quant à moi, pauvre et démuni, mon Seigneur prendra soin de moi.
    Mon aide, ma délivrance, c’est toi.
    Mon Dieu… Tu ne tarderas pas.

*
*         *
*


Psaume 63

  1. Psaume de David
    quand il est « en désert de Juda ».
  2. O Dieu! mon tout-puissant c’est toi! Je te cherche dès l’aurore.
    Mon âme a soif de toi! De toi se languit ma chair
    en terre de sécheresse, épuisée de manquer d’eau.
  3. C’est ainsi, dans la sainteté, que je t’ai contemplé
    en une vision de ta puissance et de ta gloire.
  4. Parce que ta bonté est meilleure que la vie
    mes lèvres veulent te louer.
  5. C’est ainsi que je te bénis dans ma vie :
    en ton nom, je tends les mains!
  6. Comme de crème et d’opulence mon âme se rassasie,
    et ma bouche rend grâce sur des lèvres d’allégresse.
  7. Dès que j’ai fait mémoire de toi sur ma couche,
    aux veilles de nuit, je médite en toi.
  8. Toi, qui es devenu un allié pour moi ;
    aussi je crie de joie à l’ombre de tes ailes!
  9. Mon âme s’est serrée derrière toi :
    en moi, elle a saisi ta main droite.

  10. Mais ceux-là ! pour détruire, ils recherchent mon âme!
    Ils aboutiront aux profondeurs de la terre,
  11. ils dévaleront ça sous la férule du glaive,
    ils seront la part des renards!
  12. Le roi, lui, se réjouira en Dieu.
    Qui s’engage totalement en lui en sera glorifié,
    car la bouche des diseurs de mensonge sera close.

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Psaume 75

  1. « Pour l’accomplissement, tu ne laisseras pas se corrompre ! »
    Psaume pour le rassemblement cantique.
  2. Nous te louons, ô Dieu, nous louons ton nom, si proche.
    On raconte tes merveilles.
  3. Quand je fixerai le moment
    c’est moi qui jugerai, avec droiture.
  4. La terre et tous ses habitants sont en train de se dissoudre ;
    j’ai moi-même sondé ses bases. Attention !
  5. J’ai dit aux orgueilleux, vous vous glorifiez de rien !
    et aux malfaisants, vous ne faites croître aucune force spirituelle !
  6. Vous ne faites rien pour élever votre propre force :
    vous parlez avec la raideur du prétentieux !
  7. Car ce n’est ni du levant, ni du couchant,
    ni des montagnes du désert
  8. que Dieu juge,
    abaisse celui-ci, élève celui-là ;
  9. mais une coupe, en la main de YHWH, est remplie d’une mixture de vin qui fermente,
    et il en verse à plein bord ! Rien que de la lie ! Ils sucent, ils boivent,
    tous ! les malfaisants de la terre.

  10. Quant à moi, j’annonce l’éternité.
    Je vais émonder, pour le Dieu de Jacob,
  11. et tout le pouvoir des malfaisants, je le briserai.
    Les forces du juste vont s’élever.

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Notes
Note 15
Vous serez saints parce que Je suis Saint, moi, YHWH (Lv 19, 2).
Observons un détail d’écriture qui a son importance. Dans l’expression « nation sainte » (Exode 19, 6), l’adjectif qadosh, dont c’est la première occurrence dans la Bible, est en écriture pleine, c’est-à-dire avec la lettre waw qui marque le son « o ». Cette même écriture pleine est employée pour qualifier la sainteté de Dieu, ci-dessus en Lévitique 19, 2, comme en Isaïe 6, 3 qui décrit la vision du prophète devant le Dieu trois fois saint. En revanche, pour annoncer aux fils d’Israël “ vous serez saints ”, le même adjectif est en écriture défective, sans la lettre waw.
L’observation est générale : la sainteté de Dieu est qualifiée par un adjectif en écriture pleine. C’est vrai ici, lorsque Yhwh parle de lui-même (Lv 19 2), comme pour les séraphins qui chantent la sainteté du Dieu des Armées (YHWH Çebaot en Is 6, 3) — Dieu n’est pas moins saint quand il punit que quand il délivre, car c’est toujours en vue de conduire son peuple jusqu’à la félicité. Mais la sainteté des hommes ne saurait égaler celle de Dieu ; ils seront « saints » imparfaitement, en écriture défective.
Cependant, la nation d’Israël sera sainte comme Dieu (écriture pleine), quelles que soient les insuffisances des hommes qui la composent. Car Dieu demeurera au milieu d’eux (Ex 25, 8), plus tard, quand ils auront fait pour moi un sanctuaire, dit Yhwh. Alors, ils auront formé une nation sainte. C’est ainsi que la fraternité des hébreux vivant en frères (Ps 133), dans la demeure divine, est sainte.
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Note 16
Le lecteur hébraïsant a déjà remarqué que le mot « psaume » (hébreu mizemor) vient du verbe zamar, « émonder ».
Cette observation illustre à nouveau le caractère fondamental de la langue biblique, intrinsèquement porteuse de spiritualité. Le psaume y apparaît comme l’instrument de l’émondage spirituel.
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Note 17
Les Psaumes 1 et 2, 40, 63 et 75 font l’objet d’une présentation complète, avec notes et commentaires, sur le site Hebrascriptur. Ils figurent au catalogue des textes disponibles sur ce site, accessible par internet à l’adresse :
www.hebrascriptur.com/catalogue/Fcatalog.html
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Note 18
Le chapitre 22 de la Genèse, texte, notes et commentaires, est accessible par internet à l’adresse :
www.hebrascriptur.com/Genese/Fabr.html
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