Les lecteurs de lhistoire dAbraham, et notamment les premiers fils dIsraël, ont toujours été persuadés que lhéritage des Hébreux revenait automatiquement au fils premier né. Cest pourquoi la généalogie des patriarches a été notée dans la Genèse avec tant de soin, depuis Adam jusquà Abraham, de fils aîné en fils aîné, et toujours avec la même forme verbale active indirecte (Hiphil) qui exprime la volonté consciente du père de faire enfanter une femme une femme dont lidentité importait peu dans cette succession patriarcale. Cest à peine si lhistoire a remarqué le hiatus qui fait passer de Noé à Sem, troisième de ses fils, alors que Japhet, le premier né, est toujours cité en dernier (cf. 1ère partie, Les Hébreux). Avec Abraham, pourtant, les difficultés commencent. Car son fils aîné est Ismaël, et non Isaac. Lidentité de la mère prend soudain de limportance et permet décarter Ismaël, fils de la servante. À la génération suivante, laîné, Ésaü, perd son héritage au profit de son frère Jacob, mais par sa faute, pour avoir méprisé la bénédiction paternelle. Et comme, après tout, les deux frères étaient jumeaux, le droit daînesse semble encore valide. Pourtant, avec Jacob il va perdre tout son sens. On pourra, un temps encore, estimer que lhéritier légitime est Joseph, son onzième fils, oui, mais laîné de Rachel, la femme choisie par Jacob. Jacob devenu Israël brisera durablement cette idole du premier héritier mâle en désignant dans son testament son quatrième fils, Juda. Oublié pour quelques siècles, le droit daînesse va malgré tout resurgir avec David paradoxalement huitième fils de Jessé qui viendra succéder au premier roi dIsraël, Saül, un mauvais roi, descendant du douzième fils de Jacob ! Aussi, pour justifier lenracinement du lignage de David en Juda que désignait le testament dIsraël, on ajoutera, au livre de Ruth, cinq versets généalogiques essentiels, qui reposent sur sept siècles dhistoire incertaine mais qui emploient la forme verbale forte réservée aux patriarches laquelle navait plus servi depuis Isaac. Cest dix générations de fils (presque tous) aînés, ancêtres de David, qui seront ainsi raccordées à ce fils, Pérèç, que Juda avait eu involontairement de sa belle-fille Tamar quand celle-ci sétait fait passer pour une prostituée auprès de son beau-père. On appréciera encore quil sagissait bien dun fils aîné (pas pour Juda, pour Tamar) quoique né le second, puisquil avait brûlé la politesse à son jumeau dès sa naissance, abolissant ainsi avec brio et sans attendre lâge mûr, léviction dÉsaü par Jacob.
Une telle obstination dans lattachement au droit du sang aurait de quoi faire sourire si elle ne traduisait pas cet aveuglement humain, trop humain, devant un héritage convoité qui empêche de voir où se situe laction divine. Pourtant, sil ny a pas eu action divine, à qui fera-t-on croire quil y a eu action humaine, volontaire et consciente dengendrer, lorsque Juda se découvre le géniteur de Pérèç ? On ne le dira jamais assez, ce nest pas lhomme qui engendre des fils, cest Dieu, par qui des fils sont engendrés (cf. en Première Partie note 1 sur laction dengendrer), Dieu qui engendre lhomme à la vie éternelle en faisant de lui un hébreu (cf. note 5), un passeur en éternité. À cet égard, lhistoire dÉsaü et de Jacob est assez instructive ; elle illustre cette opposition des hommes au projet divin quils ne comprennent pas. Jacob sera le premier, lorsquil deviendra Israël, à faire lexpérience et à devenir conscient de laction divine sur lhomme ; il en livrera le secret avant de mourir, dans le testament quil laisse à ses fils.
Si Jacob porte ce nom de talonneur, supplanteur ou usurpateur, cest en raison du signe, visible à sa naissance, de sa main saisissant le talon de son frère. Ce signe dune mainmise sur le chemin de fils aîné tracé pour Ésaü est une annonce prophétique, mais il ne faut pas la lire comme une condamnation de la conduite future de Jacob. On se souvient, en effet, comment Jacob na jamais recherché lhéritage promis à son frère. Aucune ruse nest venue de lui, contrairement à ce que croit Isaac trompé en réalité par sa femme, car cest bien Rébecca qui organise la supercherie. Mais surtout, en amont, lévénement déclencheur est le mépris initial dÉsaü pour la bénédiction patriarcale, attitude qui ne pouvait que déplaire à Dieu et conduire au choix de Jacob. Par la suite, Isaac comme Ésaü ont sans aucun doute été manipulés, voire aussi Jacob, puisque ce nétait pas lui le manipulateur. Ce nétait même pas Rébecca, cétait le souffle dÉlohim.
Lhistoire dÉsaü et de Jacob ne sarrête pas là. Rebecca, à qui lon rapporte les intentions meurtrières dÉsaü contre son frère « usurpateur », envoie son fils se réfugier chez son propre frère, le temps quÉsaü calme sa colère . Jacob y restera vingt ans (Gn 31, 38), au service de son oncle Laban. Il repartira avec ses deux femmes, leurs servantes, ses onze enfants, et tous les biens quil a acquis. Et cest au cours de ces deux voyages, que Dieu se manifestera à lui dans les deux événements qui vont déterminer toute lhistoire du peuple de Yhwh : à laller, dans sa vision de léchelle qui relie la terre et le ciel ; au retour, dans son combat nocturne au gué du Yabboq. Entre ces deux événements, Jacob subira les humiliations de son oncle, pendant vingt ans, sans cesser de le servir. Et puis, alors quil avait fui sans revoir son frère quon lui disait prêt à le tuer, alors quil a passé ces vingt années dans la crainte de le retrouver, lorsquenfin Yhwh lui demande de revenir à la maison de son père et quil prépare quantité de cadeaux pour séduire un Ésaü quil croit toujours courroucé, grande est sa surprise de retrouver ce frère accueillant qui lembrasse en refusant ses cadeaux. Un grand pas vient dêtre franchi dans lhistoire des hommes, un immense progrès spirituel que nous allons maintenant scruter attentivement.
Jacob a quitté Béer-Sheba, cette terre de Canaan où son grand-père Abraham sétait établi. Il fuit son frère Ésaü. Il se rend à Charan, chez le frère de sa mère. Cest de Charan quétait parti Abram, quand Dieu lui avait dit : Va ! Je ferai de toi une grande nation. Cette fuite doit avoir pour Jacob le goût dun retour en arrière, comme une régression. Certes, il nest pas resté sur cette impression davoir trompé son père Isaac, puisque sa mère a poursuivi la manœuvre, jusquau bout, faisant endosser à Isaac la décision quelle avait elle-même prise de faire fuir Jacob, au motif de le marier à une fille de son frère Laban ; et Isaac a répété sa bénédiction, sachant bien cette fois quil sadressait à Jacob et non à Ésaü. Tout cela était-il suffisant pour que Jacob se sente vraiment lélu de Dieu ? À lui, Dieu na encore jamais parlé. Il se voit plutôt lélu de sa mère, qui a tout arrangé, qui a manipulé la bénédiction. Elle lui a dit quelle le préviendrait, dès quil pourrait revenir. Mais quand ? Angoisse de partir, seul, sans savoir, dans linsécurité. Commence alors la descente en Égypte de Jacob. Or, voici quaussitôt son départ, Dieu se révèle à lui, dans un songe qui va éclairer sa nuit. Voici quune échelle se dressait en terre, dont le sommet touchait aux cieux. Et voici que les envoyés de Dieu y montaient et en descendaient. Voici encore que Yhwh se tient au-dessus de léchelle, se fait reconnaître comme le Dieu de ses pères, lui fait don de cette terre de Canaan sur laquelle il est couché, et lui renouvelle la promesse faite à Abraham quand il sétait établi, là : Toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta descendance. Et pour achever de le rassurer, Yhwh ajoute : Je suis avec toi. Je te garderai partout où tu iras, et te ferai revenir sur cette terre. Je ne tabandonnerai pas que jaie réalisé ma promesse.
Tout saccomplit en cet instant, même si tout reste à faire quimporte ! puisque cest Dieu qui « fait », il suffit dacquiescer, de croire. Tout saccomplit en effet, et lorsque Jacob séveille pour dire : « Cest certain, YHWH est en ce lieu et moi je lignorais ! », il réalise que bien avant sa vision nocturne, Dieu, déjà, était avec lui, présent en tout ce qui était arrivé. Tout cela nétait rien dautre que la réponse divine à son invocation muette lorsque, devant Ésaü, il répliquait aux exigences gourmandes de son frère affamé : « Vends-moi donc ton aînesse ! ». Provocation ? taquinerie de la part de Jacob ? Non. Épreuve, tentation pour Ésaü, où Jacob nest que linstrument de Dieu. Car Jacob ne veut rien prendre à son frère, mais pourquoi pas, il se sent prêt à assumer cette aînesse qui aurait tout aussi bien pu lui échoir, il la désire. Dieu a entendu. Et puisque Ésaü sest engagé par serment à tout lui céder, cela suffit pour conclure : en donnant à son frère la nourriture quil réclamait, Jacob a obtenu de Dieu laînesse quÉsaü avait méprisée. Mais il ne le savait pas encore. Cest maintenant, après son rêve, quil peut accueillir avec foi la promesse divine. Il comprend quil est vraiment devenu lélu de Dieu, et que tout ce qui va suivre, jusquà son retour à la maison de son père, sera son épreuve, pour lui comme autrefois pour son « père » Abraham. Épreuve où Dieu se retire mais nest absent quen apparence, Jacob vient de lentendre : Je suis avec toi. Cest pourquoi il sengage, maintenant, avec solennité, versant de lhuile sur la pierre où reposait sa tête pendant sa vision. Il accepte la proposition quil scelle de son vœu : Si Élohim est avec moi et me garde pendant tout ce voyage, si je retourne en paix à la maison de mon père, alors YHWH sera mon élohim.
Vingt ans plus tard, lorsque Yhwh lui demande de revenir à la maison de son père, Jacob part. Il est encore poursuivi par Laban, insatiable, auprès duquel Yhwh devra intervenir afin quil laisse aller son élu vers la conclusion de son épreuve. On annonce à Jacob quÉsaü marche à sa rencontre avec quatre cents hommes. Effrayé, Jacob se dépouille alors de tout ce quil a acquis chez son oncle ; il envoie son équipage en ambassade, faire présenter ses troupeaux comme cadeaux pour son frère. À quoi lui servent tous ces biens, sil doit périr de la main dÉsaü ? Et il reste seul. Il implore miséricorde auprès de Dieu, il invoque Yhwh qui a promis vingt ans plus tôt de le garder sain et sauf jusquà son retour. Délivre-moi de la main de mon frère !
Jacob est resté seul, dit lÉcriture, et un homme lutte avec lui. Jusquà la montée de laurore.
Il lui dit : « Quel est ton nom ? » ;
il dit : « Jacob ».
Il dit : « Ton nom désormais ne se dira plus ' Jacob ', mais plutôt ' Israël ',
« car tu as ' lutté ' avec Dieu et avec les hommes, et tu tes montré capable ».
(Genèse 32, 28-29)
La plupart des traditions, sappuyant sur le dernier de ces deux versets, justifient le nom donné à Jacob, Israël, en rattachant la première partie du mot (isra-) au verbe sarah, auquel on donne le sens de « combattre, lutter ». La fin du mot, -el, étant une forme brève du nom divin élohim, lensemble est lu comme « Combattant de Dieu » ou « Lutteur avec Dieu ». Ces formules ou leurs variantes ne sont pas satisfaisantes, pour plusieurs raisons. En premier lieu, si lon conserve le sens de lutter au verbe sarah, il faudrait lire « Dieu combat » ou « Dieu lutte », comme on lit « Dieu entend » en Ishm'aël. On comprend que la lecture fautive nest quun moindre mal pour écarter cette idée malencontreuse dun Dieu combattant (contre qui ?), mais il faut respecter la grammaire et lire ce qui est écrit. Dautre part, le verbe sarah étant construit sur le nom radical sar (un prince) na jamais reçu le sens de lutter que dans ce verset, ici, exclusivement. Cest pourquoi certains exégètes (nous les suivrons) proposent de conserver à ce verbe la notion de primauté contenue dans son radical, pour lui garder son sens de « agir en prince », agir en seigneur, en premier, en chef, en fils de roi. Et le mot Israël signifie alors Dieu agit en prince, Dieu agit en seigneur. Il reste à retrouver en quoi consiste le combat de Jacob, car la notion de lutte ou de combat est loin dêtre évacuée par cette attribution de sens, mais elle ne réside dans aucun des mots de ce passage et ne se découvrira quau terme dune analyse densemble de lexpérience vécue par Jacob.
Le second mot qui fait problème dans cette page essentielle, cest le verbe abeq, verbe détat que lon trouve ici à deux reprises, mais nulle part ailleurs. Que signifie-t-il ? Puisque seule une lutte physique pouvait avoir brisé ou luxé la hanche de Jacob, on a attribué (encore !) le sens de lutter à ce verbe (Gn 32, 25 & 26). Or le nom abaq, plus fréquent, a partout le sens de poussière, et lon trouve, dans la littérature, des commentaires qui justifient le sens donné à ce verbe par la poussière que soulève la lutte. Une telle lecture est choquante, parce que les deux occurrences du verbe abeq sont toutes les deux à la forme passive (Niphal) et quon voit mal comment une action de lutte, aussi physique, serait convenablement décrite par un verbe passif, « être empoussiéré », loin dexprimer lessentiel de ce qui se passe dans une lutte. Pourquoi aurait-on choisi une enseigne aussi boiteuse pour créer un verbe lutter qui ne manque pourtant pas de synonymes en hébreu ? On comprend quun mot de sens aussi abstrus nait jamais été utilisé par la suite. Il faut donc chercher ailleurs quels sont les éléments bibliques susceptibles de nous guider vers le sens, à reconstituer, de ce verbe abeq.
La première source de connaissance vient des six occurrences du nom abaq. On remarque, à les parcourir, quil sagit moins de poussière dont le nom ordinaire est 'aphar et non abaq que de poudre ténue, de fumée, ou dun impalpable produit de combustion. On se rapproche même de la vapeur, lorsque le prophète Nahum (1, 3) écrit que les nuages sont le abaq des pieds de Yhwh , et le mot abaqah, dérivé du précédent, confirme cette idée, en désignant, au Cantique (3, 6), des aromates qui voisinent avec les effluves de la myrrhe et de lencens. Par ailleurs, le radical bilittère BQ sexprime aussi dans le verbe BaQaQ, par laction de couler jusquà se vider complètement, dans une idée de profusion que rien ne retient (le mot baqbouq, une outre ou une bouteille, vient de cette racine). Et nous voici de retour avec Jacob au gué du Yabboq, mot de même racine encore, signifiant « il sécoule à flots abondants » (voire il se vide), ce qui, en retour, invite à lire le verbe abeq ici sous forme passive comme « je suis vidé », « je suis pulvérisé », « je suis liquéfié », ou encore « je me répands comme les eaux », expression que nous retrouverons dans la bouche de David, avec le verbe synonyme shaphakh, lorsque le roi mystique ressent que tous ses os se disloquent, lorsque son cœur fond comme cire, sous laction divine, alors quil va très vite se trouver en présence de Yhwh (Ps 22, 15).
Ce que Jacob expérimente en cette dernière nuit de son épreuve, ce qui précède la montée de laurore (verset 25), cest lhomme qui renonce à lui-même pour sabandonner entre les mains de son Dieu, son Seigneur, son Prince, son Roi de Justice. Dans cette épreuve, Dieu anéantit toute résistance à la grâce, « pulvérisant », « liquéfiant » son bien-aimé, le vidant de tout ce quil croit être sa substance os disloqués, cœur brisé , pour ne plus laisser en lui quun feu dévorant. Feu qui consume nos réticences, qui révèle et fait monter le parfum des aromates, abaqah, feu qui seul permet la rencontre entre le ciel et la terre. Cest ce que dira Jacob lui-même après cette rencontre, en nommant ce lieu Peniel (Face-de-Dieu), car, dit-il, jai vu Dieu face à face. Or ce miracle ne peut arriver quau terme dune longue nuit. La nuit de Jacob a duré vingt ans. Un long tunnel où il senfonce en fuyant son frère, pour une première nuit dinquiétude que vient éclairer la promesse divine, jusquà cette dernière nuit angoissante du Yabboq qui sachève, ici, dans laurore désirée. Qui donc est cet homme rencontré au milieu du gué ?
Il vit quil ne pouvait rien avec lui, aussi le frappa-t-il à la hanche.
La hanche de Jacob se démit, tandis quil était atomisé avec lui.
(Genèse 32, 26)
Cet homme est-ce bien lui qui brise la hanche de Jacob ? , cest dabord Dieu, qui brise nos résistances, nos « os », pour quil soit clair que toute force daccomplissement est force divine, exclusivement, que rien ne vient de nous, ni de nos propres forces dont la hanche brisée marque limpuissance à marcher seul , ni de nos mérites. Mais cet homme, cest aussi loncle Laban faisant obstacle, sa réticence et ses brimades qui réalisent laction divine, qui en sont linstrument. Et le combat de Jacob, cest sa résistance au désespoir ou à labandon, sa foi en la promesse de lumière en dépit des déconvenues, sa persévérance dans la prière et dans le service, même exigé par abus. Son combat se nourrit de sa foi. Il tiendra bon et servira, jusquau bout de la nuit.
Pourquoi Dieu, qui veut le bonheur de lhomme, le réduit-il ainsi à limpuissance ? Pourquoi faut-il souffrir pour aller à Dieu ? Dieu, cependant, conduit son bien-aimé sans se tromper. Si celui-ci souffre, cest toujours pour avoir résisté à laction divine quil discerne si mal. Lhomme fort est celui qui renonce à agir par lui-même pour sen remettre entièrement à son Seigneur. Sa force vient de Dieu. Et cette force spirituelle porte un nom, en hébreu, cest le mot qèren, mot qui désigne, dans le Temple, les cornes de lautel du sacrifice offert à Yhwh. Cest en effet quand lhomme sacrifie ce quil croit tenir comme sa propriété, que Dieu peut le rendre fort. La première occurrence du mot qèren illustre parfaitement cela. Elle est en Gn 22, 13, au moment où Abraham vient de renoncer au bien qui concrétise la promesse divine et quil croit tenir en son fils Isaac. Tandis quil lève le couteau pour sacrifier ce fils tant désiré, lange de Dieu arrête sa main, et il lève les yeux, cest-à-dire : il voit, il comprend, au-delà des apparences. Abraham se voit alors lui-même comme un bélier (ayil, un chef de file : le premier des Hébreux) arrêté (ahar, immobilisé, retenu), pris par ses cornes dans un fourré (sa force spirituelle, qèren, entravée dans sa marche fourvoyée). Alors, à la place de son fils, il sacrifie ce « bélier », renonçant ainsi à sa conduite passée, à son attitude possessive à légard dIsaac.
On lit dans lÉcriture que Dieu ne demande ni offrande ni sacrifice (Ps 40, 7), que Dieu ne consomme pas la chair des taureaux ni ne boit le sang des béliers (Ps 50, 13), à plus forte raison la chair et le sang dIsaac. Cest pour affiner notre écoute de sa parole que Dieu nous fait renoncer aux attitudes possessives, parce quelles rendent sourd à ce quil nous dit pour que nous devenions fort. Cest ainsi que sest accrue la force spirituelle dAbraham, quand il a sacrifié la possession de son fils. Cest ainsi que saccroît la force spirituelle de Jacob au passage du Yabboq, quand il sacrifie, dans une ultime épreuve, les biens quil a acquis chez son oncle Laban, quand il se prépare à en faire cadeau à son frère Ésaü.
En Jacob, un homme vient dêtre engendré à la vie divine, un homme nouveau, un homme hébreu, un passeur, qui vient de franchir le passage vers lau-delà. Son expérience fait de lui le témoin qui nous dit : Dieu seul est prince, isra-ël, Dieu seul est seigneur à qui sabandonner, en renonçant à toute volonté propre pour se laisser guider par lui. Quelles que soient les difficultés, les apparences déchec, les rebuffades. Mais quelle récompense ! Comment ne pas suivre Jacob ? Notre combat est un combat de lesprit, une longue nuit qui veut notre persévérance dans la prière et le service, pour faire de nous un passeur. Après Abraham, Jacob ouvre encore la voie. Et en nous contant son histoire, la Bible ne manque pas de souligner ce qui nous oriente vers lessentiel. Ces signes nous disent que chacun verra la face de Dieu, pourvu quil se laisse guider par lui jusquà son gué du Yabboq, jusquau passage où « il est atomisé » avec lui.
Premier signe, la forme passive du verbe abeq. Ce nest pas moi qui me réduis à rien, mais moi qui suis réduit, pulvérisé, liquéfié par laction divine. Jaccueille le sort que Dieu maccorde, je sers qui mappelle au service, mais je nentreprends rien de moi-même. Deuxième signe, le verbe passer, qui se concentre autour du mot Yabboq en une présence anormalement forte : double présence du radical 'eber dans le verset (23) qui introduit ce mot, le dernier du verset (il passe le passage du Yabboq) ; et double présence aussi dans le verset suivant (24) où Jacob fait passer dabord ses familiers, puis fait passer tout ce qui lui appartient. De plus, ce tir groupé sur la cible Yabboq est annoncé par une triple ouverture (versets 32, 11, 17 et 22) et suivi par une triple fermeture (versets 32, 32 ; 33, 3 et 33, 14), les dix occurrences de cet ensemble étant réparties sur 24 versets, au centre des 50 qui composent lépisode (32, 4 à 33, 20). Le tout premier de ces verbes se trouve dans la prière de Jacob au Dieu dAbraham, quand il demande à être sauvé de la main de son frère qui marche vers lui avec quatre cents hommes, car il na que le bâton avec quoi il a passé le Jourdain ; le tout dernier quand Jacob, réconcilié avec Ésaü, le prie de passer devant et il suivra. Cest bien le verbe passer qui structure toute cette action, depuis la situation initiale, où revient langoisse suscitée par une marche « hostile » dÉsaü vers Jacob, jusquau dénouement favorable, jusquà lamitié retrouvée dans la marche commune des deux frères. Entre ces deux extrêmes, Jacob a dabord invoqué le Dieu de ses pères, se reconnaissant impuissant avant dentrer dans la nasse où la divinité le pousse ; il sest ensuite dépouillé de ses biens, prêt à tout donner à son frère ; enfin, il reste seul et démuni pour le dernier combat, ultime veille doù jaillira la lumière à lissue du passage. Dans cette lutte de lesprit contre la tentation de fuir en jetant léponge, ou dagir par soi-même, lhomme souffre. Sa résistance à la grâce rend douloureuse létreinte de son Dieu agissant pour le faire passer à la vie den haut. Cest son combat pour ce passage qui lui procure le salut. À Dieu en revient la victoire.
Ce que Jacob vient de vivre, nous pouvons le retrouver dans le testament quil laisse à son fils Juda, au cœur dune maxime en forme dénigme qui exprime ce que lon peut appeler lattitude spirituelle du « Lion de Juda » :
Lionceau de lion, Juda ! la proie, mon fils, ta exalté.
Il sabaisse, il se couche comme un lion ; et comme un léopard, qui le fera lever ?
(Genèse 49, 9)
En bénissant ses douze fils, Jacob compare Juda au roi des animaux (cf. note 6). Mais la référence, loin dêtre la domination dun fauve exterminateur, est celle de lautorité naturelle, reconnue de tous (cf. verset précédent [8] : tes frères te rendront hommage), et qui se manifeste dans une paix si forte et si confiante quelle ne craint rien ni personne qui puisse la troubler. Le roi, loin davoir à se dresser pour menacer (qui le fera lever ?), peut sabaisser et se coucher dans la confiance, car sa royauté est assurée, le sceptre ne lui échappera pas (verset suivant [10]).
Cette maxime est celle dun roi. Ou plus exactement, la maxime dun prince, dun seigneur, dun fils de roi, car Juda est comparé au petit du lion, lionceau de lion, en hébreu gour arieh. Or, cette expression peut tout aussi bien sentendre comme « demeure vers le lion », cest-à-dire conseil donné par un père à son fils : comporte-toi toujours comme le lionceau qui va devenir lion, agis dans la vie comme le prince qui va devenir roi, tout en demeurant ce fils qui dépend de son père. Pour cela, prends conscience que la proie, mon fils, ta exalté. Tu as reçu du lion ton père la nourriture qui apaise ta faim et te remplit de contentement. Alors agis maintenant comme ce lionceau, qui entre en contemplation dans la plénitude et la sérénité : il sabaisse, il se couche comme un lion.
En comparant ce conseil avec le sens du mot israel, « Dieu agit en prince », en seigneur, on comprend que Jacob invite son héritier à imiter Dieu comme un fils imite son père, tout en demeurant fils auprès de lui, sans chercher à se substituer à lui comme le fera, plus tard, Absalom avec son père David. Car Dieu est tout à la fois ce père de sagesse qui agit en éducateur, gouvernant les âmes qui se confient à lui, leur donnant nourriture et les conduisant à la paix, et il est ce roi qui agit en seigneur, ne recherchant jamais rien pour soi puisque tout lui appartient. Imite donc ce roi en son dénuement, il na pas dautre ambition que de te rendre heureux. Il veille à tous tes besoins, il agit sans que tu aies à te lever pour revendiquer comme le léopard qui rugit. Écoutons David chanter sur la cithare cette exaltation de tout recevoir de Yhwh et dentrer dans la paix ; cest au Psaume 16 : Seigneur, cest toi mon bonheur Yhwh, ma part dhéritage et ma coupe Ma chair repose dans la confiance joie devant ta face, délices en ta droite . Cest cela qua vécu Jacob dans son aurore du Yabboq : la révélation de cette présence invisible de Dieu, promise avant lépreuve Je suis avec toi, Je te garderai , garantie de bonne fin qui lavait accompagné depuis vingt ans. Jacob entre alors dans le repos et la contemplation : il est revenu sain et sauf à la maison de son père. Désormais, selon son vœu, Yhwh sera son élohim, Dieu sera son roi, son prince, son père à qui il confie toute sa vie.
Ce que Jacob a inscrit dans son testament vient sans aucun doute de son passage du Yabboq, mais pourquoi sadresse-t-il à Juda ? Lorsquil revient à la maison de son père, Jacob ne pense certainement pas à Juda, mais à Joseph. Nous lavons vu, Joseph est le fils préféré dIsraël. Doù son désespoir quand on lui annonce la disparition de ce fils bien-aimé. Il ne vivait plus, dira-t-il au roi dÉgypte qui le reçoit après les retrouvailles (47, 8-9), car aucun de ses fils ne lui paraissait apte désormais à recevoir la bénédiction. Quand ces derniers viennent lui annoncer que Joseph est vivant en Égypte, il ne les croit pas (45, 26). Il part, mais sarrête pour consulter le Dieu de son père Isaac (Dieu avait demandé à Isaac de ne pas aller en Égypte, de rester en Canaan), et Dieu lui dit : Ne crains pas de descendre en Égypte, car je ferai de toi, là-bas, une grande nation. Je descendrai moi-même avec toi en Égypte, et cest moi aussi qui ten ferai remonter (46, 3-4). En cet instant, la promesse faite à lhomme Israël se confond avec la promesse faite à la communauté dIsraël. Alors les fils dIsraël ne sont plus seulement les douze fils de Jacob, mais la communauté de ceux qui accueilleront son héritage, le testament dIsraël. Dieu confirme à Jacob lissue heureuse de sa promesse, mais lui rappelle aussi quelle ne saccomplira pas sans lépreuve de la descente en Égypte. Enfin et surtout, le Puissant de Jacob souligne que cet accomplissement est action divine guidant la main de son serviteur : Je descends moi-même avec toi.
Pour Jacob, retrouver Joseph a sans doute été un bouleversement aussi grand que de le perdre. On imagine tout ce qui a pu se dire après les retrouvailles, à relire les événements passés. Les discussions laborieuses entre Joseph, qui se cache encore derrière lintendant de Pharaon, et ses frères ambassadeurs dun père lointain, désespéré, démuni et qui saccroche à son plus jeune fils Benjamin, tous ces atermoiements sont comme une nouvelle épreuve pour Jacob. La dernière pour Israël, mais en réalité lépreuve décisive pour les fils dIsraël. Une épreuve dont Joseph est linstrument que Dieu inspire, afin de révéler à Jacob qui, de ses douze fils, sera lélu et recevra sa bénédiction. La manœuvre de Joseph, avant de se découvrir, vise à obtenir que Benjamin vienne et reste en Égypte, afin de le garder pour obliger Jacob à venir le rejoindre avec tous ses frères. Et lorsque ceux-ci reviennent avec lenfant, il feint alors de le retenir comme esclave convaincu davoir volé, et de renvoyer tous les autres chez leur père resté seul. Tous alors savent que Jacob mourra davoir perdu Benjamin. Un seul refuse de tuer ainsi son père, et demande à rester comme esclave à la place de lenfant. Cest Juda.
Retrouvant son fils quil croyait perdu, Jacob va apprendre ce qui sest passé ; car Joseph, qui rapportait autrefois à son père les faits et gestes de ses frères, ne pouvait pas laisser Israël ignorer le geste de Juda. En offrant ainsi sa propre vie pour honorer lengagement quil avait pris devant Jacob de lui ramener lenfant, Juda se comporte en authentique hébreu, Juda rejoint Noé, homme juste, intègre, marchant avec la divinité. Juda agit comme cet homme intègre, artisan de justice, qui sest engagé à son détriment mais ne se reprend pas (Ps 15, 2a & 4b) ; Juda agit en fils dAbraham, qui reste intègre même au péril de sa vie, sans rien craindre, car il a entendu Dieu dire à Abraham : cest moi ton protecteur (Gn 15, 1) ; Juda agit en prince à qui rien ne peut survenir de fâcheux puisquil vit dans la confiance en son roi. Par son geste, Juda sest engagé à la suite de son père Israël, comme le lionceau qui demeure vers le Lion son père ; comme Jacob il a choisi de marcher avec Yhwh (si je retourne en paix à la maison de mon père, alors YHWH sera mon élohim), et Israël pourrait maintenant lui dire, tel Noé sadressant à son fils Sem : « Béni soit YHWH, le Dieu de Juda ! ».
Mais la partie nest pas facile à jouer pour Jacob. Joseph nest-il pas un exemple à suivre, lui aussi, le premier homme hébreu ? Na-t-il pas déjà occupé lui-même cette place de lesclave, sans protester, sans rugir ? Na-t-il pas toujours marché avec Dieu, en toute amitié confiante ? Il est certain que Joseph se considère comme lhéritier légitime de la promesse : on vient le prévenir quand Israël est sur le point de mourir, et il vient recevoir la bénédiction paternelle, pour lui et pour ses fils, Manassé et Éphraïm. Mais alors, précisément, Israël contrarie Joseph, en ne respectant pas lordre daînesse qui fait droit à Manassé. Sil soppose ainsi sciemment au désir de son fils, nest-ce pas pour lui signifier quil ny a point de droit daînesse, que ce nest pas comme voient les hommes, car les hommes voient selon les yeux, mais YHWH voit selon le cœur ? Cependant, il le rassure en même temps sur le sort de son aîné, Manassé, lui disant : Je sais mais il deviendra un peuple lui aussi, et lui aussi sera grand. On reconnaît, en cette circonstance, ce que Dieu disait à Abraham, soucieux de son aîné Ismaël lorsque lui fut promise la naissance dIsaac : Pour Ismaël je tai exaucé car je lui donne dêtre un grande nation. Pour Abraham comme pour Joseph, et jusquà Samuel allant oindre David, même les plus prophètes des hébreux ne parviendront pas à se libérer de la contrainte quils se sont eux-mêmes imposée du droit daînesse.
Jacob peut-être, le seul, a compris que le droit de lesprit passe le droit du sang. Son attitude ferme devant Joseph nous le montre. Mais il sait aussi, pour lavoir vécu, que les choix de Dieu déplaisent aux hommes, car la recherche de soi les aveugle et les prive de voir laction divine. Cest pourquoi, bien que Jacob soit maintenant certain du choix que Yhwh a fait de Juda, il ne faut pas que sa détermination apparaisse comme une condamnation de Joseph, qui na pas démérité. Toutefois, le mérite nest pas un critère en cette affaire, puisquil nappartient quà Dieu, et la fermeté de Jacob refusant ce que Joseph lui demande, nous éclaire sur ce quil a perçu dans lattitude de son fils : le léopard qui se lève pour revendiquer, et non le lionceau qui sabaisse et se couche comme un lion. Ce nétait pas suffisant pour retirer la bénédiction patriarcale à Joseph, apparu comme le héros sauveur dIsraël, et il fallait donc que Jacob la lui donne, officiellement ; mais sans laisser planer le moindre doute, pour qui sait lire ce qui est écrit, sur la réalité du choix que Yhwh lui a révélé : Juda.
Cest ainsi que le testament dIsraël accorde à Joseph une bénédiction des plus laudatives. Si la règle suivie est celle que donne le dernier verset tous, leur père les bénit ; chacun selon sa bénédiction, il les bénit (Gn 49, 28) on est tenté de prendre la forte présence du radical BaRaKh (bénir) comme guide de lecture, et lon trouve très vite les six occurrences de ce radical dans les cinq versets consacrés à Joseph, descendance fructifiante (49, 22), tandis que ce même radical napparaît nulle part ailleurs, pour aucun des onze autres fils. La lecture facile est sans équivoque : cest Joseph qui est béni, dune manière spéciale, distingué de ses frères (49, 26). Mais si lon examine attentivement le contenu de chacun selon sa bénédiction (et certaines sont plutôt des condamnations), on découvre que Juda est le seul auquel Israël sadresse en disant mon fils , expression qui traduit toujours lélection du fils choisi, considéré comme unique. Par le passé, Joseph a toujours bénéficié de cette élection, sauf quand Jacob refusa de laisser partir Benjamin en Égypte, Benjamin alors devenu « mon fils », parce que son frère est mort. Par la suite, il désignera encore Joseph de cette façon, une première fois en décidant de partir lui-même en Égypte où il sait le retrouver vivant, et la dernière fois, quand il sadresse à lui pour lui refuser le droit daînesse de Manassé. Si cette succession jalonne bien les états dâme de Jacob, le testament, ultime expression de celui qui va mourir, en arrête la décision de manière définitive. Décision corroborée par la présence significative de cet aveu, mon fils, au cœur de la maxime du lionceau de lion quintessence de lesprit dIsraël , maxime encore couronnée de manière étonnante par les deux versets qui lenserrent, et qui prophétisent le règne de Juda. En désignant ainsi la royauté de Juda, le testament dIsraël révèle la vocation de lhébreu prophète prêtre et roi. Le roi, prince passeur qui conduit le peuple dIsraël jusquà son passage où il sera atomisé avec Dieu, le roi est celui qui prend la place de lesclave.