Le patriarche Héber est descendant de Noé à la quatrième génération. Son nom est le premier mot de même racine que lon rencontre après le verbe 'abar, apparu à lissue du déluge. Plus tard, la Bible, assez souvent, indiquera les raisons particulières pour lesquelles un homme porte le nom qui lui est donné à sa naissance, signe de sa vocation. Rien de tel pour Héber, qui pourtant entre dans la Bible sur un mode exceptionnel, unique. Alors que les patriarches voient en général leur nom cité pour la première fois dans le verset qui relate leur naissance ou les engendrements de leur père, le nom de Héber est cité avant celui de son père, avant même celui du père de son père. Héber apparaît comme descendant de son arrière-grand-père, Sem :
Et Sem a eu descendance, lui aussi,
le père de tous les fils de Héber,
le frère de Japhet, laîné.
(Genèse 10, 21)
Sem, fils de Noé, nous est donc présenté ici comme le « père » de tous les « fils » de Héber, son arrière-petit-fils. Observons comment ce verset confirme le rattachement de Héber à son arrière-grand-père, en citant ce dernier avant lui, par son nom Sem, et de nouveau après lui, comme frère de Japhet. On ne peut pas échapper à ce verrouillage du sens qui marque la filiation directe de ce descendant à son ancêtre, sans passer par les intermédiaires. Mais il y a plus. Japhet y est présenté comme frère aîné de Sem, alors que depuis leur naissance, Sem, Cham et Japhet sont cités dans cet ordre, habituellement lordre daînesse dans la Bible. On note aussi, au début du chapitre 10, quaprès avoir cité, pour la quatrième fois, Sem, Cham et Japhet dans cet ordre, le texte donne la succession de leurs descendants en suivant lordre inverse, qui tient Japhet pour laîné. Et le livre des Chroniques reprend scrupuleusement ces contradictions de la Genèse, sa source. De telles divergences pourraient nous faire penser que la Genèse a eu deux sources, contradictoires. Elles doivent plutôt attirer notre attention sur le sens que la Bible entend donner à la relation de père à fils. Car le livre des Chroniques, qui sintéresse surtout à la généalogie, ne dit rien du verset 10, 21 où Héber apparaît comme « fils » de Sem, son arrière-grand-père. Les Chroniques ne rapportent que les apparences de lhistoire ; elles ignorent linvisible, le spirituel. Il nous faut rechercher dans la Genèse elle-même, les raisons et le sens de ces bouleversements.
Livre dhistoire du seul visible, les Chroniques ont en particulier ignoré la bénédiction de Noé :
Béni soit Adonaï, le dieu de Sem !
(Gn 9, 26)
Or ce verset est capital. Cest en prononçant cette bénédiction pour son fils Sem, seul à la recevoir, que Noé le désigne comme son héritier spirituel. Lexpression « dieu de Sem » vaut reconnaissance par le père de la justesse daction du fils, action quil juge conforme aux enseignements divins quil a reçus, et quil suit. Et de fait, en prenant linitiative dignorer la faute de Cham avec Cana'an devant la nudité de Noé enivré par le vin (9, 20-23), et en agissant de manière juste à légard de son père, Sem se comporte en héritier spirituel de Noé. Sem a marché avec le dieu de Noé, comme un juste au milieu de sa génération dont le comportement pervers est ici représenté par les agissements de Cham et Cana'an. Ce nest pas une condamnation pour Japhet, qui a suivi Sem et non Cham, mais cétait suffisant pour que lhéritage spirituel passe à Sem au lieu de revenir à laîné, Japhet, qui sétait montré suiveur plutôt que chef de file ; et cétait assez grave aux yeux de Noé pour quil rétrograde le coupable, Cham, à la dernière place (9, 23) alors que toutes les chronologies le situent comme le second de ses fils et non comme le troisième. Dès la première génération suivant Noé, les règles généalogiques de lhéritage sont bousculées, le fils spirituel prenant le pas sur le fils aîné, le droit de lesprit sur le droit du sang.
Cette étrange introduction du patriarche Héber est le moyen que la Bible a choisi pour nous enseigner cette vérité invisible : la relation entre père et fils, évoquée ici pour la première fois, nest pas une paternité génétique nécessaire comme le voient les hommes, mais une filiation spirituelle librement choisie, comme est la qualité de « fils de Héber », toute de nature spirituelle. Pour Dieu, lhomme nhérite pas de ce que donne le père mais de ce que le fils accueille. Le père ne donne rien, cest Dieu qui donne, et ce nest pas lhomme qui engendre un fils, mais Dieu, par qui un fils est engendré (cf. note 1 sur laction dengendrer). Ainsi les Hébreux ne sont-ils pas les descendants de Héber mais les « fils » de Héber. Ils sont bien des Sémites, qui ont Sem pour père génétique, mais tous les Sémites ne sont pas des Hébreux ; de même, les descendants génétiques de Héber, eux non plus ne sont pas tous des Hébreux, nous allons très vite le constater avec Abraham. Premier Hébreu nommé, Abraham, né Abram, nest pas le seul descendant de Héber pour sa génération, et il aura lui-même dautres descendants non Hébreux, par Ismaël, le plus connu dentre eux, mais aussi par ceux quil eut de Ketura après la mort de Sarah (1 Ch 1, 32). On le voit, ce ne sont pas les lois du sang qui font un Hébreu.
Lexpression « fils de Héber » désigne donc tout héritier spirituel de Sem imitant son père Noé. Nous apprenons ainsi que le premier critère de qualification dun Hébreu, cest de « marcher avec » son Dieu, cest-à-dire de suivre la divinité révélée, en vivant intègre au milieu dun monde corrompu. En vivant ainsi, Noé, homme juste, avait permis le salut de la création et ouvert la route du ciel. Nous allons bientôt retrouver cet héritage transmis à un descendant de Sem nommé Abram et appelé à devenir Abraham.
Le troisième mot issu de la racine 'abar, rencontré après le verbe passer et après le nom du patriarche Héber, est le mot Hébreu lui-même, 'iberi. Il apparaît pour la première fois en Gn 14, 13, lorsquon vient prévenir Abram lHébreu de lenlèvement de son neveu Lot. Rien nindique alors pourquoi ce nom lui convient, ni pourquoi la Bible le nomme ainsi, dune manière si inattendue. Au moment où Abram est qualifié dHébreu, son nom a déjà été cité trente fois sans cette précision, et celui de Lot treize fois. Cette façon de décrire lenlèvement de Lot, au verset 12, en précisant à nouveau quil est le fils du frère dAbram, puis de désigner ce même Abram, au verset suivant, par lexpression Abram lHébreu, suffit à nous faire comprendre que si Abram est considéré comme Hébreu par son entourage, Lot ne lest certainement pas. Bien quil soit lui aussi son descendant génétique, Lot nest pas « fils de Héber ». À nouveau, le critère génétique sefface devant le critère spirituel. Il nous faut donc rechercher ce qui fait dAbram ce « passeur » et ce guide, que Dieu a choisi pour ouvrir la route du ciel.
On sait déjà que la divinité se manifeste à Abram. Dieu lui apparaît et lui parle, premiers pas dune liaison entre le ciel et la terre. Dieu lui a demandé de quitter son pays, sa parenté, la maison de son père, lui disant : Va ! Je ferai de toi une grande nation (Gn 12, 2). Abram est parti, suivant les instructions divines, et nous le voyons à plusieurs reprises invoquer le Dieu qui se révèle à sa génération (le nom divin est alors El Shaddaï), élever pour lui des autels. Abram est déjà cet homme qui marche avec la divinité, comme Noé. Il porte ce nom Ab-ram qui signifie « père élevé », et qui indique sa vocation à devenir lélu de Dieu qui nous fera faire nos premiers pas de fils spirituels sur le chemin du ciel. Mais il faudra encore attendre quil traverse dautres épreuves, que sa foi en Dieu qui le guide devienne plus forte, et quil apprenne à vivre intègre, sans rien craindre de la corruption du monde ; alors Dieu le fera renaître, comme lhomme renaît en Noé, pour une création nouvelle et dans une vocation nouvelle. Appelé par Dieu Ab-raham, père dune multitude de nations (et non plus dune seule), il deviendra le modèle à suivre pour le monde, le chef de file des passeurs déternité.
Ses épreuves ont déjà commencé quand on vient faire appel à Abram lHébreu. Première épreuve, la famine. Comme tous les peuples qui vivent loin de la riche abondance des rives du Nil, Abram est contraint de partir chercher nourriture en Égypte. La Bible dit quil descendit en Égypte (Gn 12, 10). Or le mot « Égypte », miçraïm, mot qui porte la sève de trois racines voisines (çarar, presser, serrer, ligoter ; çour, ligoter, assiéger ; maçar, enfermer, limiter), a pour les Hébreux dont la Torah raconte ici la genèse le sens de « enfermement, prison, détresse », sens quil na pas pour les Égyptiens, lesquels appellent leur pays Terres noires parce quils en voient, au contraire, la très grande fertilité. Et si lÉcriture emploie le verbe descendre comme elle emploie dans lautre sens le verbe monter ou sortir dÉgypte , cest pour nous dire que la « descente en Égypte » est une sévère épreuve de privation. Contrairement aux apparences de profusion que donne le pays, la descente en Égypte est le lieu du retrait de Dieu, dont labsence est la plus terrible des privations. Cest le lieu de la détresse spirituelle. En le faisant descendre en Égypte, Dieu éprouve son bien-aimé qui le cherche. Lépreuve lui donnera la force spirituelle qui le rendra apte à la rencontre divine ; elle augmente sa foi en son Dieu, son appui en lunique source de sa vie : Au jour de détresse, dit le Seigneur, invoque-moi : Je te délivrerai, et tu me rendras gloire (Ps 50, 15).
Dans cette épreuve cependant, grande est limpression dêtre abandonné par Dieu qui se retire, et forte la tentation de chercher à se prémunir contre ce vide apparent. Cest la tentation dAbram. Craignant que les Égyptiens ne le tuent pour semparer de sa femme, qui est belle, il demande à celle-ci de se présenter comme étant sa sur (Gn 12, 12-13). Car il na pas encore de postérité, et il croit nécessaire de se protéger pour que la promesse divine dune nombreuse descendance puisse se réaliser ; sa foi nétait pas encore assez forte pour estimer que Dieu le garderait du malheur, comme est préservé le juste. Mais cette tromperie, en vue de se protéger, nétait pas digne dun homme juste et intègre. Trompé, en effet, Pharaon prendra la « sur » dAbram pour femme, couvrant Abram de cadeaux qui ne seront même pas refusés, et il faudra lintervention divine pour sortir limprudent de ce mauvais pas. En le faisant « sortir dÉgypte » Dieu le fait revenir à Béthel, doù il était parti ; il retrouve alors la maison de Dieu (beith-él) où il avait planté sa tente avant sa mésaventure (12, 8 & 13, 3). Comprenons quil retrouve alors sa demeure spirituelle de « père élevé » en laquelle il vivait avant sa descente en Égypte, il retrouve son « camp de base » avant une nouvelle épreuve. Dieu formulera pour lui, un peu plus tard, la leçon de son erreur : Naie pas peur, cest moi ton protecteur (15, 1) et encore : Marche devant ma face et sois intègre (17, 1).
Cette « descente en Égypte », rapportée de manière différente au chapitre 20 pour Abraham et Sarah (nouvelle vocation pour Abram et Saraï), apparaît alors comme lépreuve spirituelle type que vivront les héritiers dAbram, épreuve par laquelle Dieu enseigne à lhomme à vivre de manière intègre sans rien craindre pour sa vie, sans chercher à se prémunir contre la corruption du monde car cela ne conduit quà y tomber soi-même. Isaac, lui aussi, vivra cette épreuve (en 26, 1-10). Sa « descente en Égypte » naura pas le caractère physique du voyage effectué par Abram, car Dieu lui demande de demeurer au pays, de ne pas descendre en Égypte, mais elle aura le même caractère humiliant dune chute, dont Dieu le relèvera comme il a relevé son père Abraham. Pour ce relèvement de lesprit, la parole divine emprunte alors la voix dun roi de justice , dabord Pharaon, pour Abram au chapitre 12, ensuite Abimélek (Mon-père-est-roi), pour Abraham au chapitre 20 et pour Isaac au chapitre 26. La descente en Égypte ne cessera dêtre une occasion de chute pour le bien-aimé de Dieu quà la fin de la Genèse. Joseph alors sera le premier héritier dAbraham à vivre de manière intègre sa longue et éprouvante descente en Égypte, devant accepter jusquà un emprisonnement des plus injustes plutôt que de céder à la tentation de corruption. Après Abram lHébreu, chef unique et solitaire nommé par lÉcriture, cest son arrière-petit-fils Joseph qui sera, le premier, et par des Égyptiens, reconnu comme un homme hébreu, issu de ce groupe dhommes encore mal défini que nous allons retrouver un peu plus loin.
Une seconde épreuve touche Abram, à travers son neveu Lot. Abram avait pris en charge ce fils de son frère défunt, dès la mort de leur père, Térah, qui lavait initialement recueilli. Abram vit avec lui de manière très communautaire, lappelant son frère. Lot profite plutôt de la générosité de son oncle. Lorsquune dispute éclate entre leurs bergers, Abram propose une séparation des territoires, et fait choisir Lot en premier ; celui-ci, clairvoyant, choisit la riche plaine du Jourdain, près des villes de Sodome et Gomorrhe (13, 10-12). Abram sera réconforté par Dieu, qui lui renouvelle sa promesse dune nombreuse descendance et le remet en marche sur limmense territoire quil est appelé à posséder (13, 17) ; il établira sa demeure en pays de Canaan mot dont le nom signifie humiliation, abaissement. Plus tard, une guerre éclate sur les territoires où Lot réside, et Lot est fait prisonnier. Cest alors quest prévenu Abram lHébreu, qui aussitôt lève des troupes et part délivrer son neveu (14, 14). Nouvelle épreuve mieux vécue que la précédente : Abram ne craint plus dexposer sa vie désormais, et se porte sans hésiter au secours du « frère » confié à sa garde. Dieu le protège ; il lui donne la victoire et lui fait rencontrer Melki-çédeq, prêtre du Très-Haut, qui lui révèle la réalité invisible de laction divine : « Béni soit le Dieu Très-Haut qui a logé tes oppresseurs en ta main ». Abram comprend que la victoire est un don de Dieu, comme le pain, comme le vin ; ce pour quoi le grand-prêtre rend grâce, et invite Abram à rendre gloire à Dieu.
Une troisième épreuve, enfin, touche Abram à travers sa femme, Saraï. Certes, Abram ne craint plus pour sa vie, ayant maintenant foi en Dieu qui le protège (15, 1 et 6) et qui renouvelle avec solennité sa promesse dune descendance innombrable (15, 7-20). Mais comment Dieu pourrait-il assurer une postérité à celui dont la femme reste stérile (16, 1) ? Alors Saraï elle-même propose que sa servante, Agar, obtienne à Abram cette descendance désirée. Et Abram écouta la voix de Saraï, nous dit lÉcriture, comme Adam avait écouté la voix dÈve, accordant foi davantage aux apparences quà la parole divine. Abram accueille alors Ismaël, son fils né de la femme esclave, qui restera pour lui lenfant de la promesse pendant treize ans, jusquà ce quune nouvelle intervention divine lui fasse comprendre que Dieu seul agit pour accomplir sa promesse : cest par sa femme et par la volonté de Dieu, non par un stratagème desclave, quAbram recevra la descendance promise.
Cependant, nous ne sommes pas encore au terme du chemin. Dautres épreuves attendent le premier Hébreu nommé par lÉcriture ; elles affermiront sa foi et lui enseigneront à se détacher, à se déposséder du don reçu. Mais déjà, puisquil marche avec son Dieu, comme Noé, comme Sem, puisquil a mis sa foi en ce Dieu qui le protège, puisque désormais sans crainte pour son intégrité il na pas hésité à exposer sa vie pour porter secours à son prochain, à son « frère » en danger, Dieu a estimé quil devenait juste (15, 6) et renouvelle avec lui son alliance, en lélargissant : Je te multiplie immensément, [ ] moi, cest mon alliance avec toi, que tu sois père pour une multitude de nations (17, 2.4). Sans cesser dêtre vécue dans la chair dAbraham, cette paternité est toute spirituelle. Elle est acquise à jamais pour tous ceux qui la reçoivent en fils, de toutes nations, sachant écouter et reconnaître, à travers lexemple vécu par ce « père dune multitude », la voix du père invisible qui dispense sa parole, son enseignement, sa Torah, à tout homme de bonne volonté. Cependant, ayant accueilli lhéritage dAbraham, lélu de Dieu doit sattendre à traverser encore bien des épreuves, et à découvrir laction divine là où il ne lattend pas, avant de pouvoir passer en éternité.
Le pluriel du mot Hébreux apparaît pour la première fois vers la fin de la Genèse, lorsque Joseph expose à léchanson de Pharaon, en prison avec lui, les raisons qui lont fait jeter là, bien quil nait rien fait de mal : Jai été enlevé du pays des Hébreux (Gn 40, 15). Nous apprenons ainsi que les Hébreux se sont multipliés depuis Abraham, ou plus exactement respectons lÉcriture , que Dieu a multiplié les Hébreux dans la descendance dAbraham, selon sa promesse au premier dentre eux (17, 2.4, cf. note 2 ). Or Joseph a lui-même été qualifié dHébreu (ish 'iberi, un homme hébreu - 39, 14) par la femme de Potiphar, cet Égyptien chef des gardes de Pharaon qui avait acheté Joseph comme esclave. Les Hébreux, bien que peu nombreux (à peine soixante-dix fils dIsraël - 46, 26) et vivant assez éloignés de lÉgypte, sont donc déjà connus des Égyptiens, qui dailleurs ne les apprécient guère puisque cest une abomination pour eux de manger avec les Hébreux (43, 32). On peut donc dire que les Hébreux, au début de leur genèse, vivent comme un groupe à part, dans un monde différent qui les rejette.
Le rejet de lhomme intègre par le monde qui lenvironne est illustré par lhistoire de Joseph, jeté en prison pour avoir refusé de se laisser corrompre. Mais le Pharaon qui fit de lui son gouverneur, avait su voir en ce prisonnier capable de lire la parole divine dans les rêves de son roi, mieux quun gouverneur avisé pour régner sur les affaires du pays : un véritable ami de Dieu, quil prendra comme père spirituel. Cette décision du roi reproduit la décision de Dieu au temps de Noé, homme intègre dans sa génération corrompue, que Dieu avait choisi comme père spirituel pour les Hébreux. Et Joseph, en se faisant reconnaître de ses frères, leur dira en quoi son histoire est un accomplissement du plan divin :
Ne soyez pas contristés [...] de mavoir vendu ici, car cest pour préserver la vie que Dieu ma envoyé devant vous.
[ ]
Ce nest pas vous qui mavez envoyés ici mais la divinité, qui a disposé de moi comme père pour Pharaon et comme seigneur pour toute sa maison, gouvernant tout le pays dÉgypte.
(Genèse 45, 5 & 8)
Joseph a une vision juste, parfaite, de laction de Dieu. Il voit, il comprend que les épreuves par lesquelles Dieu nous fait passer sont nécessaires pour nous conduire jusquà la vie divine. Bientôt, Dieu va « faire passer » les Hébreux par une grande épreuve qui fera croître la force spirituelle de la communauté naissante, comme cela fut donné au premier dentre eux, Abram. Et parce que Joseph, serviteur de Dieu, homme de foi et découte docile, a franchi avec succès ce premier passage, il a été choisi comme instrument du plan divin. Il sera le nouveau chef de file, le précurseur qui déchiffre la Parole pour les hommes, et entraîne les siens avec lui dans cette nouvelle descente en Égypte. Soixante-dix Hébreux, restés avec leur père Israël désespéré, sous leur tente, en terre de Canaan, vont ainsi revenir à la vie, en Égypte, par lintermédiaire de Joseph. Pendant plus de quatre siècles, ces Hébreux vont croître en nombre et devenir un grand peuple. Alors le Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob, fera « sortir » ce peuple de son « enfermement » dans le confort des rives du Nil, pour en faire une communauté qui sache vivre du seul don de son Dieu, dès son retour en terre de Canaan.
Nous avons vu que depuis Sem, fils de Noé, Dieu ne choisit pas le premier né comme chef de file pour les Hébreux, mais le plus juste. Jacob a-t-il fait le même choix?
- Voici les engendrements de Jacob. Joseph, âgé de dix-sept ans, était berger au petit troupeau, avec ses frères,
lui adolescent, avec les fils de Bilha et les fils de Zilpa, les femmes de son père.
Joseph rapportait leurs mauvais propos à leur père.- Israël aimait Joseph plus que tous ses fils, car il était pour lui le fils de sa maturité. [ ]
(Genèse 37, 2-3)
Ces deux versets sont surprenants. Au lieu des engendrements de Jacob annoncés, débute lhistoire de son onzième fils. On croit comprendre, au verset suivant, pourquoi les règles génétiques sont ainsi bousculées, en lisant que ce père aimait Joseph plus que tous ses fils parce quil était le fils de « sa vieillesse », en hébreu zeqounim, parfois compris comme les années de la sénilité. Joseph chou-chou dun vieillard ? Sûrement pas. Le fils des vieux jours de Jacob serait plutôt Benjamin, le jeune frère de Joseph. Mais surtout, les zeqounim, dans la vie dun homme, ne sont pas les années du déclin et de la sénescence, mais au contraire les années où se développe et sacquiert lexpérience spirituelle. De la même racine, les zeqanim sont les anciens, que nous allons trouver avec Moïse, ziqené israel, les anciens dIsraël . Ce nom donné aux anciens, littéralement les « mentons barbus », vient du symbole de sagesse représenté par cet attribut vestimentaire, porté par tous les Pharaons pour les désigner aux yeux du peuple comme la plus haute autorité spirituelle. Cette lecture est corroborée par le changement de nom spectaculaire entre le verset 2 et le verset 3 : cest par Jacob que Joseph a été engendré, mais cest Israël qui aime ce fils plus que tout. Et le motif de cette élection est évident : cest à Joseph que Dieu parle dans ses rêves (ce qui déplaît tant à ses frères, auxquels Dieu ne parle pas), et cest à lui que Jacob destine la bénédiction de lhéritage.
Ces deux versets nous disent encore que les engendrements (toledot) dont parle la Bible sont les engendrements à la vie de lau-delà, engendrements que Dieu fait faire aux hommes, à chaque homme et à ses descendants, au moyen de la parole divine quil est invité à accueillir et à transmettre à ses fils. Il est visible, ici encore, que le droit du sang nest pas le critère de transmission : on ne naît pas Hébreu, on le devient. Et nous pouvons mesurer ce qua dû être le désespoir de Jacob à la disparition de Joseph, quand aucun de ses fils ne lui paraissait plus apte à recevoir la bénédiction que Dieu lui demanderait de transmettre aux générations suivantes. Cest pourquoi la lecture de son testament, à la fin de la Genèse (chapitre 49), sera pour nous du plus haut intérêt pour comprendre lhistoire dIsraël et le sens de sa vocation.
Les soixante-dix Hébreux venus rejoindre Joseph en Égypte ne seront plus appelés Hébreux que très rarement, et lÉcriture, dès leur arrivée en Égypte, les désignera toujours comme fils dIsraël. On observe en effet que le mot « hébreu » napparaît que trente-quatre fois dans toute la Bible il est notamment absent des deux livres des Chroniques , contre plus de six cents fois lexpression « fils dIsraël ». Encore ces trente-quatre occurrences du mot « hébreu » sont-elles distribuées de manière très inégale : pour près des deux-tiers entre Genèse et Exode, où nous pouvons en circonscrire le sens, et pour un troisième petit tiers au Premier livre de Samuel, exception devant être faite pour quatre occurrences au masculin et deux au féminin, soit six emplois en quatre versets situés hors de ces trois livres, sur lesquels nous aurons à revenir en raison de leur poids dans la compréhension de lhistoire dIsraël.
Si Abram en son temps fut un cas unique, il nen est plus de même au temps de Moïse, qui voit un Égyptien frapper lun de ses frères Hébreux (Ex 2, 11). En quatre siècles, « ils » sont même devenus si nombreux quun Pharaon nayant pas connu Joseph déplore que les fils dIsraël soient devenus un peuple plus puissant que les Égyptiens (Ex 1, 9), et quil cherchera à limiter lexpansion de ce peuple en agissant auprès des deux sages-femmes des Hébreux (Ex 1, 15-19). Remarquons comme lÉcriture ne confond pas Hébreux et fils dIsraël, comment elle évite demployer lexpression et même de suggérer quil y ait un « peuple hébreu ». Pour la Bible, il ny a pas de peuple hébreu. Et Yhwh, sadressant à Moïse, dira : Je tenvoie auprès de Pharaon, et tu feras sortir dÉgypte mon peuple, les fils dIsraël (Ex 3, 10).
Cependant, lorsque Yhwh envoie Moïse auprès de Pharaon ( Tu iras, toi et les anciens dIsraël ), il lui demande de parler au nom de YHWH, Dieu des Hébreux (Ex 3, 18). À la première audience Moïse commet lerreur de dire YHWH, Dieu dIsraël (Ex 5, 1), erreur qui ne se reproduira pas aux audiences suivantes (5, 3) mais qui aura suffi à servir les desseins de Pharaon. Refusant de laisser partir tout le peuple quil a asservi à la production des briques, Pharaon, entendant à nouveau parler du Dieu des Hébreux (10, 3), donne accord sous réserve : Qui va partir ? (10, 8). Et quand Moïse précise que tout le peuple partira, avec petit et gros bétail, il restreint ironiquement son accord aux puissants , qui seuls pourront aller servir Yhwh, comme il a été demandé (10, 11). Qui sont ces puissants , sinon lélite du peuple dIsraël ? Ce sont les membres de la délégation venue parler à Pharaon de YHWH, Dieu des Hébreux , cest-à-dire Moïse et les anciens dIsraël (Ex 3, 16.18. etc.), expression qui reviendra une trentaine de fois dans la Bible. Les Anciens, les zeqanim, les « mentons barbus », voilà les Hébreux ; avec Moïse et Aaron, ils sont lautorité spirituelle dIsraël aux yeux de tout le peuple.
Guidés par Moïse, que la Bible considère comme le plus grand des prophètes (Dt 34, 10), les fils dIsraël sont devenus un peuple qui marche avec Yhwh, comme Noé, homme juste, marchait avec la divinité révélée à sa génération. Et Moïse nest pas seul à les guider, il marche avec Aaron et les Anciens, les zeqanim, qui vont recevoir, plus tard, une part de lesprit que Yhwh avait mis sur Moïse et qui prophétiseront, eux aussi (Nb 11, 25). Peut-être lont-ils oublié, mais longtemps avant eux, leur père Abraham était déjà prophète. Il est temps maintenant de le remarquer et den tenir compte : le tout premier prophète cité par la Bible est Abraham.
Le mot prophète entre dans la Bible lorsque Dieu demande à Abimélek de faire revenir Sarah vers Abraham, qui la lui avait présentée comme sa sœur : Fais revenir la femme de cet homme, car il est prophète : il priera pour toi et tu vivras. Mais si tu ne fais rien, sache que tu mourras, toi et les tiens. (Gn 20, 7). Nous apprenons ici que le prophète est dabord celui qui intercède auprès de Dieu par sa prière en faveur de son prochain. Déjà, au moment où Dieu envisageait la destruction de Sodome et Gomorrhe, Abraham, soucieux de son neveu Lot qui demeurait à Sodome, avait intercédé auprès de son Seigneur afin que le juste ne périsse pas avec le coupable (18, 20-33). Et nous le voyons ici, plus tard, prophète désigné, intercéder en faveur dAbimélek : Abraham intercéda auprès de la divinité, et Dieu guérit Abimélek (20, 17). On appréciera la pédagogie divine enseignant à Abraham comment intercéder par la prière en faveur dautrui. Car ce nest pas la prière dAbraham qui fait agir Dieu pour guérir Abimélek, mais bien laction divine, telle quelle fut annoncée à Abimélek, qui inspire et fait prier Abraham, instrument consentant de cette action de guérison. Le prophète est linstrument de Dieu construisant lunité de la communauté humaine.
Si le prophète est le « voyant Dieu » (cf. 1 Sam 9, 9), celui qui parle à Dieu pour les hommes, il est aussi celui qui parle pour Dieu aux mêmes hommes. Ce qui nous est confirmé avec la seconde occurrence du mot, quand Moïse se dit incapable de parler à Pharaon : YHWH dit à Moïse : « Vois ! Je te fais Dieu pour Pharaon, et Aaron ton frère sera ton prophète » (Ex 7, 1). Or Aaron va devenir le premier des prêtres dIsraël, et ce verset prépare le plan que Dieu demandera plus tard à Moïse de présenter à Israël :
Moïse est monté vers la divinité.
YHWH lappelle, depuis la montagne, disant :
Cest ainsi que tu parleras à la maison de Jacob, que tu montreras aux enfants dIsraël :
« Vous avez vu ce que jai fait à lÉgypte ;
« que je vous ai portés sur les ailes des aigles ; que je vous ai fait entrer vers moi ;
« Eh bien maintenant, si à lentendre vous écoutez ma voix ; si vous gardez mon alliance ;
« Alors vous êtes pour moi un trésor, entre tous les peuples ; car toute la terre mappartient,
« et vous, vous deviendrez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte. »
Voilà les paroles que tu diras aux enfants dIsraël.
(Exode 19, 3-6)
Quand le prophète est celui qui parle au monde au nom de la divinité qui se révèle à lui, le prêtre (kohen) apparaît ici comme lhomme choisi pour être le relais du prophète auprès de ceux qui ne sont pas Hébreux. Dieu avait demandé à Moïse de parler aux enfants dIsraël (Ex 3, 15), de rassembler pour cela les Anciens et de leur dire : YHWH, Dieu de vos pères, mest apparu (Ex 3, 16), puis daller avec eux voir Pharaon, prince du monde étranger où ils vivent, pour lui dire : YHWH, Dieu des Hébreux, nous a appelés (Ex 3, 18). Parallélisme éclairant de ces deux derniers versets ! Par quoi nous comprenons que les Anciens sont bien Hébreux à qui Dieu parle, ne serait-ce, pour le moment, que par la voix de Moïse ; et que ces Hébreux, anciens dIsraël, sont bien relais du prophète auprès de ce monde étranger, ne serait-ce que par la voix, en anticipation, du prêtre Aaron. Ainsi, au chapitre 3 de lExode, Dieu agit sur lÉgypte au moyen de Moïse, dAaron et des Anciens, préparant alors son action future sur tous les peuples de la terre au moyen du peuple dIsraël devenu communauté de prophètes et de prêtres ; et au chapitre 19, ce projet est exposé, proposé à tout le peuple : « Soyez pour Yhwh un peuple de prêtres, régnant sur le monde en tant que nation sainte ». En cet instant solennel, tous les fils dIsraël sont appelés à devenir une communauté dHébreux, un peuple uni devant Yhwh, un corps saint, un corps prophétique et sacerdotal pour le salut du monde (cf. note 3).
On se souvient de la réponse enthousiaste des fils dIsraël : Tout le peuple unanime répondit : « Tout ce que YHWH a dit, nous le ferons ! » (Ex 19, 8a). Mais on se souvient aussi de ce que ces promesses, pourtant renouvelées (Ex 24, 3 & 7), ne furent jamais tenues, ni pendant, ni après les quarante années de leur exode au désert, et combien les fils dIsraël, en nécoutant pas la voix divine, ont irrité Yhwh, de plus en plus au cours de leur longue histoire, allant jusquà lapider les prophètes qui leur étaient envoyés. Cest pourquoi Israël nest jamais devenu ce peuple dHébreux, de Passeurs, par lequel Dieu voulait faire monter la terre jusquau ciel. Ce retard dans le plan divin apparaît à plusieurs reprises dans la Bible (notamment Ps 95, 10-11), nous le verrons dans la suite de lhistoire, mais déjà, au cours de cette même théophanie sur la montagne, il est annoncé quoique de manière assez sibylline. Aux versets 12a et 13b, Yhwh dit à Moïse : Tu fixeras des limites autour du peuple, leur disant « Gardez-vous de monter à la montagne » [ ] ; cest dans le prolongement du jubilé, eux, quils monteront à la montagne. Bien que Moïse eût fait part à Yhwh de laccord enthousiaste du peuple pour se préparer à monter selon les instructions divines (versets 10 et 11), Yhwh ne donne pas suite, et seuls en ce jour, Moïse, Aaron et les prêtres, sont montés à la montagne.
Les Hébreux ont cependant occupé une place de plus en plus grande au sein du peuple dIsraël. On trouve au Deutéronome un verset révélateur à cet égard :
Quand lun de tes frères hébreux, homme ou femme, te sera vendu, il te servira six années,
mais la septième année, tu le renverras libre de chez toi.
(Deutéronome 15, 12)
On le voit, la qualité dHébreu nest plus réservée aux seuls Anciens, aux seuls « mentons barbus », aux zeqanim israel. Tous les fils dIsraël peuvent être Hébreux désormais, hommes ou femmes, et ce progrès peut se comprendre comme acquis des quarante années de lExode avec Moïse, nous souvenant que cest au livre des Nombres que nous avons vu pour la première fois les Anciens prophétiser (11, 25), et Moïse prier que tout le peuple puisse prophétiser avec eux (11, 29) ce qui scandalisait certains. La période des Juges, notamment, puis des Rois, par la suite, verra largement encore se développer cette relation mystique que les membres du peuple, hommes et femmes, sont devenus capables dentretenir avec leur Seigneur Yhwh, dans lexercice dun culte suivi, office liturgique des kohanim, les prêtres. Pourtant, le peuple entier ne deviendra jamais royaume de prêtres et nation sainte selon lappel de Yhwh. On trouve chez Jérémie, en contrepoint du verset qui vient dêtre cité, ce reproche qui prépare la sanction divine sur laquelle nous reviendrons :
Ainsi parle YHWH, le Dieu dIsraël :
Cest moi qui ai fait alliance avec vos pères, au jour où je les ai fait sortir du pays dÉgypte, de la maison des esclaves, leur disant :
« Au bout de sept ans, vous renverrez chacun son frère hébreu, celui qui ta été vendu ; il te servira six années, et tu le renverras libre de chez toi. »
Mais vos pères ne mont pas écouté, ils nont pas tendu loreille.
(Jérémie 34, 13-14)
Avant quéclate la sanction divine, les Hébreux ont cependant longtemps survécu, au milieu du peuple, prêtres, prophètes ou simples voyants, tous dans la fidélité à lalliance divine qui conduira Israël jusquà son unité, sous le règne de David. À la faveur de cet apogée spirituel se développe la Bible, œuvre de Dieu dont ces Hébreux furent linstrument, et cest avec le roi Salomon, fils de David, quen seront fixés les principaux textes tels que nous les connaissons encore aujourdhui, pour lessentiel. Mais aussitôt, dans la sénescence de Salomon, commence le long déclin dIsraël. À sa mort, lunité du royaume éclate en une scission entre Nord et Sud. Et pendant près de trois siècles, dans une succession de rois qui font ce qui est mal aux yeux de Yhwh, la vie spirituelle sestompe, la société saffaiblit et devient une proie facile pour les peuples voisins. Israël disparaît avec le temps, dabord sous occupation militaire, puis dans une première déportation (royaume du Nord) et finalement dans la déportation totale, à Babylone, des restes du royaume de Juda. Cest au cours de la phase ultime de ce désastre que le prophète Jérémie nous parle des Hébreux pour la dernière fois. Cest aussi au cours de la même période que paraîtront les Juifs, initialement les habitants du territoire de Juda. Désormais, on ne parlera plus dHébreux que par habitude culturelle (cf. note 4), en désignant ainsi des kohanim, prêtres successeurs dAaron, qui reproduisent la Parole héritée avec une louable application mais auxquels, depuis bien longtemps, Dieu ne parle plus parce quils sont devenus sourds, comme nous le dira Isaïe. La Bible est désormais semence close, source scellée que nul ne sait ouvrir. Et la vocation des Juifs sera de la transmettre au monde, sans déformation, sans altération, protégée des affronts du temps par une carapace impénétrable. Jusquà ce quun nouveau Moïse, sur ordre divin, frappe ce rocher de son bâton, et que jaillissent à flots inépuisables les eaux de la nouvelle source vive.
Je me souviens de la fière Égypte et de Babel, pour qui me connaît.Aucun lieu de formation spirituelle ne vaut Sion, car cest là que Dieu lui-même engendre lhomme.
Voyez Phelèshèt et Çor avec Koush :
Untel, il a été engendré là.
Mais de Sion, il est dit : un homme, un vrai homme, est engendré en elle !
Et celui qui laffermit, cest le Très-Haut.
Cest YHWH, qui inscrit au registre des peuples :
Untel a été engendré là.