Les Juifs et la Bible


Première Partie

Les Hébreux

Héber

Le patriarche Héber est descendant de Noé à la quatrième génération. Son nom est le premier mot de même racine que l’on rencontre après le verbe 'abar, apparu à l’issue du déluge. Plus tard, la Bible, assez souvent, indiquera les raisons particulières pour lesquelles un homme porte le nom qui lui est donné à sa naissance, signe de sa vocation. Rien de tel pour Héber, qui pourtant entre dans la Bible sur un mode exceptionnel, unique. Alors que les patriarches voient en général leur nom cité pour la première fois dans le verset qui relate leur naissance ou les engendrements de leur père, le nom de Héber est cité avant celui de son père, avant même celui du père de son père. Héber apparaît comme descendant de son arrière-grand-père, Sem :

Et Sem a eu descendance, lui aussi,
le père de tous les fils de Héber,
le frère de Japhet, l’aîné.

(Genèse 10, 21)

Sem, fils de Noé, nous est donc présenté ici comme le « père » de tous les « fils » de Héber, son arrière-petit-fils. Observons comment ce verset confirme le rattachement de Héber à son arrière-grand-père, en citant ce dernier avant lui, par son nom Sem, et de nouveau après lui, comme frère de Japhet. On ne peut pas échapper à ce verrouillage du sens qui marque la filiation directe de ce descendant à son ancêtre, sans passer par les intermédiaires. Mais il y a plus. Japhet y est présenté comme frère aîné de Sem, alors que depuis leur naissance, Sem, Cham et Japhet sont cités dans cet ordre, habituellement l’ordre d’aînesse dans la Bible. On note aussi, au début du chapitre 10, qu’après avoir cité, pour la quatrième fois, Sem, Cham et Japhet dans cet ordre, le texte donne la succession de leurs descendants en suivant l’ordre inverse, qui tient Japhet pour l’aîné. Et le livre des Chroniques reprend scrupuleusement ces contradictions de la Genèse, sa source. De telles divergences pourraient nous faire penser que la Genèse a eu deux sources, contradictoires. Elles doivent plutôt attirer notre attention sur le sens que la Bible entend donner à la relation de père à fils. Car le livre des Chroniques, qui s’intéresse surtout à la généalogie, ne dit rien du verset 10, 21 où Héber apparaît comme « fils » de Sem, son arrière-grand-père. Les Chroniques ne rapportent que les apparences de l’histoire ; elles ignorent l’invisible, le spirituel. Il nous faut rechercher dans la Genèse elle-même, les raisons et le sens de ces bouleversements.

Livre d’histoire du seul visible, les Chroniques ont en particulier ignoré la bénédiction de Noé :

“ Béni soit Adonaï, le dieu de Sem ! ”
(Gn 9, 26)

Or ce verset est capital. C’est en prononçant cette bénédiction pour son fils Sem, seul à la recevoir, que Noé le désigne comme son héritier spirituel. L’expression « dieu de Sem » vaut reconnaissance par le père de la justesse d’action du fils, action qu’il juge conforme aux enseignements divins qu’il a reçus, et qu’il suit. Et de fait, en prenant l’initiative d’ignorer la faute de Cham avec Cana'an devant la nudité de Noé enivré par le vin (9, 20-23), et en agissant de manière juste à l’égard de son père, Sem se comporte en héritier spirituel de Noé. Sem a marché avec le dieu de Noé, comme un juste au milieu de sa génération dont le comportement pervers est ici représenté par les agissements de Cham et Cana'an. Ce n’est pas une condamnation pour Japhet, qui a suivi Sem et non Cham, mais c’était suffisant pour que l’héritage spirituel passe à Sem au lieu de revenir à l’aîné, Japhet, qui s’était montré suiveur plutôt que chef de file ; et c’était assez grave aux yeux de Noé pour qu’il rétrograde le coupable, Cham, à la dernière place (9, 23) alors que toutes les chronologies le situent comme le second de ses fils et non comme le troisième. Dès la première génération suivant Noé, les règles généalogiques de l’héritage sont bousculées, le fils spirituel prenant le pas sur le fils aîné, le droit de l’esprit sur le droit du sang.

Cette étrange introduction du patriarche Héber est le moyen que la Bible a choisi pour nous enseigner cette vérité invisible : la relation entre père et fils, évoquée ici pour la première fois, n’est pas une paternité génétique nécessaire comme le voient les hommes, mais une filiation spirituelle librement choisie, comme est la qualité de « fils de Héber », toute de nature spirituelle. Pour Dieu, l’homme n’hérite pas de ce que donne le père mais de ce que le fils accueille. Le père ne donne rien, c’est Dieu qui donne, et ce n’est pas l’homme qui engendre un fils, mais Dieu, par qui un fils est engendré (cf. note 1 sur l’action d’engendrer). Ainsi les Hébreux ne sont-ils pas les descendants de Héber mais les « fils » de Héber. Ils sont bien des Sémites, qui ont Sem pour père génétique, mais tous les Sémites ne sont pas des Hébreux ; de même, les descendants génétiques de Héber, eux non plus ne sont pas tous des Hébreux, nous allons très vite le constater avec Abraham. Premier Hébreu nommé, Abraham, né Abram, n’est pas le seul descendant de Héber pour sa génération, et il aura lui-même d’autres descendants non Hébreux, par Ismaël, le plus connu d’entre eux, mais aussi par ceux qu’il eut de Ketura après la mort de Sarah (1 Ch 1, 32). On le voit, ce ne sont pas les lois du sang qui font un Hébreu.

L’expression « fils de Héber » désigne donc tout héritier spirituel de Sem imitant son père Noé. Nous apprenons ainsi que le premier critère de qualification d’un Hébreu, c’est de « marcher avec » son Dieu, c’est-à-dire de suivre la divinité révélée, en vivant intègre au milieu d’un monde corrompu. En vivant ainsi, Noé, homme juste, avait permis le salut de la création et ouvert la route du ciel. Nous allons bientôt retrouver cet héritage transmis à un descendant de Sem nommé Abram et appelé à devenir Abraham.

Abraham, né Abram

Le troisième mot issu de la racine 'abar, rencontré après le verbe passer et après le nom du patriarche Héber, est le mot Hébreu lui-même, 'iberi. Il apparaît pour la première fois en Gn 14, 13, lorsqu’on vient prévenir “ Abram l’Hébreu ” de l’enlèvement de son neveu Lot. Rien n’indique alors pourquoi ce nom lui convient, ni pourquoi la Bible le nomme ainsi, d’une manière si inattendue. Au moment où Abram est qualifié d’Hébreu, son nom a déjà été cité trente fois sans cette précision, et celui de Lot treize fois. Cette façon de décrire l’enlèvement de Lot, au verset 12, en précisant à nouveau qu’il est le fils du frère d’Abram, puis de désigner ce même Abram, au verset suivant, par l’expression Abram l’Hébreu, suffit à nous faire comprendre que si Abram est considéré comme Hébreu par son entourage, Lot ne l’est certainement pas. Bien qu’il soit lui aussi son descendant génétique, Lot n’est pas « fils de Héber ». À nouveau, le critère génétique s’efface devant le critère spirituel. Il nous faut donc rechercher ce qui fait d’Abram ce « passeur » et ce guide, que Dieu a choisi pour ouvrir la route du ciel.

On sait déjà que la divinité se manifeste à Abram. Dieu lui apparaît et lui parle, premiers pas d’une liaison entre le ciel et la terre. Dieu lui a demandé de quitter son pays, sa parenté, la maison de son père, lui disant : Va ! Je ferai de toi une grande nation (Gn 12, 2). Abram est parti, suivant les instructions divines, et nous le voyons à plusieurs reprises invoquer le Dieu qui se révèle à sa génération (le nom divin est alors El Shaddaï), élever pour lui des autels. Abram est déjà cet homme qui marche avec la divinité, comme Noé. Il porte ce nom Ab-ram qui signifie « père élevé », et qui indique sa vocation à devenir l’élu de Dieu qui nous fera faire nos premiers pas de fils spirituels sur le chemin du ciel. Mais il faudra encore attendre qu’il traverse d’autres épreuves, que sa foi en Dieu qui le guide devienne plus forte, et qu’il apprenne à vivre intègre, sans rien craindre de la corruption du monde ; alors Dieu le fera renaître, comme l’homme renaît en Noé, pour une création nouvelle et dans une vocation nouvelle. Appelé par Dieu Ab-raham, père d’une multitude de nations (et non plus d’une seule), il deviendra le modèle à suivre pour le monde, le chef de file des passeurs d’éternité.

La descente en Égypte

Ses épreuves ont déjà commencé quand on vient faire appel à Abram l’Hébreu. Première épreuve, la famine. Comme tous les peuples qui vivent loin de la riche abondance des rives du Nil, Abram est contraint de partir chercher nourriture en Égypte. La Bible dit qu’il descendit en Égypte (Gn 12, 10). Or le mot « Égypte », miçraïm, mot qui porte la sève de trois racines voisines (çarar, presser, serrer, ligoter ; çour, ligoter, assiéger ; maçar, enfermer, limiter), a pour les Hébreux — dont la Torah raconte ici la genèse — le sens de « enfermement, prison, détresse », sens qu’il n’a pas pour les Égyptiens, lesquels appellent leur pays Terres noires parce qu’ils en voient, au contraire, la très grande fertilité. Et si l’Écriture emploie le verbe descendre — comme elle emploie dans l’autre sens le verbe monter ou sortir d’Égypte —, c’est pour nous dire que la « descente en Égypte » est une sévère épreuve de privation. Contrairement aux apparences de profusion que donne le pays, la descente en Égypte est le lieu du retrait de Dieu, dont l’absence est la plus terrible des privations. C’est le lieu de la détresse spirituelle. En le faisant descendre en Égypte, Dieu éprouve son bien-aimé qui le cherche. L’épreuve lui donnera la force spirituelle qui le rendra apte à la rencontre divine ; elle augmente sa foi en son Dieu, son appui en l’unique source de sa vie : Au jour de détresse, dit le Seigneur, invoque-moi : Je te délivrerai, et tu me rendras gloire (Ps 50, 15).

Dans cette épreuve cependant, grande est l’impression d’être abandonné par Dieu qui se retire, et forte la tentation de chercher à se prémunir contre ce vide apparent. C’est la tentation d’Abram. Craignant que les Égyptiens ne le tuent pour s’emparer de sa femme, qui est belle, il demande à celle-ci de se présenter comme étant sa sœur (Gn 12, 12-13). Car il n’a pas encore de postérité, et il croit nécessaire de se protéger pour que la promesse divine d’une nombreuse descendance puisse se réaliser ; sa foi n’était pas encore assez forte pour estimer que Dieu le garderait du malheur, comme est préservé le juste. Mais cette tromperie, en vue de se protéger, n’était pas digne d’un homme juste et intègre. Trompé, en effet, Pharaon prendra la « sœur » d’Abram pour femme, couvrant Abram de cadeaux qui ne seront même pas refusés, et il faudra l’intervention divine pour sortir l’imprudent de ce mauvais pas. En le faisant « sortir d’Égypte » Dieu le fait revenir à Béthel, d’où il était parti ; il retrouve alors la maison de Dieu (beith-él) où il avait planté sa tente avant sa mésaventure (12, 8 & 13, 3). Comprenons qu’il retrouve alors sa demeure spirituelle de « père élevé » en laquelle il vivait avant sa descente en Égypte, il retrouve son « camp de base » — avant une nouvelle épreuve. Dieu formulera pour lui, un peu plus tard, la leçon de son erreur : “ N’aie pas peur, c’est moi ton protecteur ” (15, 1) et encore : Marche devant ma face et sois intègre (17, 1).

Cette « descente en Égypte », rapportée de manière différente au chapitre 20 pour Abraham et Sarah (nouvelle vocation pour Abram et Saraï), apparaît alors comme l’épreuve spirituelle type que vivront les héritiers d’Abram, épreuve par laquelle Dieu enseigne à l’homme à vivre de manière intègre sans rien craindre pour sa vie, sans chercher à se prémunir contre la corruption du monde car cela ne conduit qu’à y tomber soi-même. Isaac, lui aussi, vivra cette épreuve (en 26, 1-10). Sa « descente en Égypte » n’aura pas le caractère physique du voyage effectué par Abram, car Dieu lui demande de demeurer au pays, de ne pas descendre en Égypte, mais elle aura le même caractère humiliant d’une chute, dont Dieu le relèvera comme il a relevé son père Abraham. Pour ce relèvement de l’esprit, la parole divine emprunte alors la voix d’un “ roi de justice ”, d’abord Pharaon, pour Abram au chapitre 12, ensuite Abimélek (Mon-père-est-roi), pour Abraham au chapitre 20 et pour Isaac au chapitre 26. La descente en Égypte ne cessera d’être une occasion de chute pour le bien-aimé de Dieu qu’à la fin de la Genèse. Joseph alors sera le premier héritier d’Abraham à vivre de manière intègre sa longue et éprouvante descente en Égypte, devant accepter jusqu’à un emprisonnement des plus injustes plutôt que de céder à la tentation de corruption. Après Abram l’Hébreu, chef unique et solitaire nommé par l’Écriture, c’est son arrière-petit-fils Joseph qui sera, le premier, et par des Égyptiens, reconnu comme un homme hébreu, issu de ce groupe d’hommes encore mal défini que nous allons retrouver un peu plus loin.

Dieu seul agit

Une seconde épreuve touche Abram, à travers son neveu Lot. Abram avait pris en charge ce fils de son frère défunt, dès la mort de leur père, Térah, qui l’avait initialement recueilli. Abram vit avec lui de manière très communautaire, l’appelant son frère. Lot profite plutôt de la générosité de son oncle. Lorsqu’une dispute éclate entre leurs bergers, Abram propose une séparation des territoires, et fait choisir Lot en premier ; celui-ci, clairvoyant, choisit la riche plaine du Jourdain, près des villes de Sodome et Gomorrhe (13, 10-12). Abram sera réconforté par Dieu, qui lui renouvelle sa promesse d’une nombreuse descendance et le remet en marche sur l’immense territoire qu’il est appelé à posséder (13, 17) ; il établira sa demeure en pays de Canaan — mot dont le nom signifie humiliation, abaissement. Plus tard, une guerre éclate sur les territoires où Lot réside, et Lot est fait prisonnier. C’est alors qu’est prévenu Abram l’Hébreu, qui aussitôt lève des troupes et part délivrer son neveu (14, 14). Nouvelle épreuve mieux vécue que la précédente : Abram ne craint plus d’exposer sa vie désormais, et se porte sans hésiter au secours du « frère » confié à sa garde. Dieu le protège ; il lui donne la victoire et lui fait rencontrer Melki-çédeq, prêtre du Très-Haut, qui lui révèle la réalité invisible de l’action divine : « Béni soit le Dieu Très-Haut qui a logé tes oppresseurs en ta main ». Abram comprend que la victoire est un don de Dieu, comme le pain, comme le vin ; ce pour quoi le grand-prêtre rend grâce, et invite Abram à rendre gloire à Dieu.

Une troisième épreuve, enfin, touche Abram à travers sa femme, Saraï. Certes, Abram ne craint plus pour sa vie, ayant maintenant foi en Dieu qui le protège (15, 1 et 6) et qui renouvelle avec solennité sa promesse d’une descendance innombrable (15, 7-20). Mais comment Dieu pourrait-il assurer une postérité à celui dont la femme reste stérile (16, 1) ? Alors Saraï elle-même propose que sa servante, Agar, obtienne à Abram cette descendance désirée. Et Abram écouta la voix de Saraï, nous dit l’Écriture, comme Adam avait écouté la voix d’Ève, accordant foi davantage aux apparences qu’à la parole divine. Abram accueille alors Ismaël, son fils né de la femme esclave, qui restera pour lui l’enfant de la promesse pendant treize ans, jusqu’à ce qu’une nouvelle intervention divine lui fasse comprendre que Dieu seul agit pour accomplir sa promesse : c’est par sa femme et par la volonté de Dieu, non par un stratagème d’esclave, qu’Abram recevra la descendance promise.

Cependant, nous ne sommes pas encore au terme du chemin. D’autres épreuves attendent le premier Hébreu nommé par l’Écriture ; elles affermiront sa foi et lui enseigneront à se détacher, à se déposséder du don reçu. Mais déjà, puisqu’il marche avec son Dieu, comme Noé, comme Sem, puisqu’il a mis sa foi en ce Dieu qui le protège, puisque désormais sans crainte pour son intégrité il n’a pas hésité à exposer sa vie pour porter secours à son prochain, à son « frère » en danger, Dieu a estimé qu’il devenait juste (15, 6) et renouvelle avec lui son alliance, en l’élargissant : Je te multiplie immensément, […] moi, c’est mon alliance avec toi, que tu sois père pour une multitude de nations (17, 2.4). Sans cesser d’être vécue dans la chair d’Abraham, cette paternité est toute spirituelle. Elle est acquise à jamais pour tous ceux qui la reçoivent en fils, de toutes nations, sachant écouter et reconnaître, à travers l’exemple vécu par ce « père d’une multitude », la voix du père invisible qui dispense sa parole, son enseignement, sa Torah, à tout homme de bonne volonté. Cependant, ayant accueilli l’héritage d’Abraham, l’élu de Dieu doit s’attendre à traverser encore bien des épreuves, et à découvrir l’action divine là où il ne l’attend pas, avant de pouvoir passer en éternité.

D’Abraham à Joseph

Le pluriel du mot Hébreux apparaît pour la première fois vers la fin de la Genèse, lorsque Joseph expose à l’échanson de Pharaon, en prison avec lui, les raisons qui l’ont fait jeter là, bien qu’il n’ait rien fait de mal : J’ai été enlevé du pays des Hébreux (Gn 40, 15). Nous apprenons ainsi que les Hébreux se sont multipliés depuis Abraham, ou plus exactement — respectons l’Écriture —, que Dieu a multiplié les Hébreux dans la descendance d’Abraham, selon sa promesse au premier d’entre eux (17, 2.4, cf. note 2 ). Or Joseph a lui-même été qualifié d’Hébreu (ish 'iberi, un homme hébreu - 39, 14) par la femme de Potiphar, cet Égyptien chef des gardes de Pharaon qui avait acheté Joseph comme esclave. Les Hébreux, bien que peu nombreux (à peine soixante-dix fils d’Israël - 46, 26) et vivant assez éloignés de l’Égypte, sont donc déjà connus des Égyptiens, qui d’ailleurs ne les apprécient guère puisque c’est une abomination pour eux de manger avec les Hébreux (43, 32). On peut donc dire que les Hébreux, au début de leur genèse, vivent comme un groupe à part, dans un monde différent qui les rejette.

Le rejet de l’homme intègre par le monde qui l’environne est illustré par l’histoire de Joseph, jeté en prison pour avoir refusé de se laisser corrompre. Mais le Pharaon qui fit de lui son gouverneur, avait su voir en ce prisonnier capable de lire la parole divine dans les rêves de son roi, mieux qu’un gouverneur avisé pour régner sur les affaires du pays : un véritable ami de Dieu, qu’il prendra comme père spirituel. Cette décision du roi reproduit la décision de Dieu au temps de Noé, homme intègre dans sa génération corrompue, que Dieu avait choisi comme père spirituel pour les Hébreux. Et Joseph, en se faisant reconnaître de ses frères, leur dira en quoi son histoire est un accomplissement du plan divin :

Ne soyez pas contristés [...] de m’avoir vendu ici, car c’est pour préserver la vie que Dieu m’a envoyé devant vous.
[…]
Ce n’est pas vous qui m’avez envoyés ici mais la divinité, qui a disposé de moi comme père pour Pharaon et comme seigneur pour toute sa maison, gouvernant tout le pays d’Égypte.
(Genèse 45, 5 & 8)

Joseph a une vision juste, parfaite, de l’action de Dieu. Il voit, il comprend que les épreuves par lesquelles Dieu nous fait passer sont nécessaires pour nous conduire jusqu’à la vie divine. Bientôt, Dieu va « faire passer » les Hébreux par une grande épreuve qui fera croître la force spirituelle de la communauté naissante, comme cela fut donné au premier d’entre eux, Abram. Et parce que Joseph, serviteur de Dieu, homme de foi et d’écoute docile, a franchi avec succès ce premier passage, il a été choisi comme instrument du plan divin. Il sera le nouveau chef de file, le précurseur qui déchiffre la Parole pour les hommes, et entraîne les siens avec lui dans cette nouvelle descente en Égypte. Soixante-dix Hébreux, restés avec leur père Israël désespéré, sous leur tente, en terre de Canaan, vont ainsi revenir à la vie, en Égypte, par l’intermédiaire de Joseph. Pendant plus de quatre siècles, ces Hébreux vont croître en nombre et devenir un grand peuple. Alors le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, fera « sortir » ce peuple de son « enfermement » dans le confort des rives du Nil, pour en faire une communauté qui sache vivre du seul don de son Dieu, dès son retour en terre de Canaan.

Joseph fils d’Israël

Nous avons vu que depuis Sem, fils de Noé, Dieu ne choisit pas le premier né comme chef de file pour les Hébreux, mais le plus juste. Jacob a-t-il fait le même choix?

  1. Voici les engendrements de Jacob. Joseph, âgé de dix-sept ans, était berger au petit troupeau, avec ses frères,
    lui adolescent, avec les fils de Bilha et les fils de Zilpa, les femmes de son père.
    Joseph rapportait leurs mauvais propos à leur père.
  2. Israël aimait Joseph plus que tous ses fils, car il était pour lui le fils de sa maturité. […]
    (Genèse 37, 2-3)

Ces deux versets sont surprenants. Au lieu des engendrements de Jacob annoncés, débute l’histoire de son onzième fils. On croit comprendre, au verset suivant, pourquoi les règles génétiques sont ainsi bousculées, en lisant que ce père aimait Joseph plus que tous ses fils parce qu’il était le fils de « sa vieillesse », en hébreu zeqounim, parfois compris comme les années de la sénilité. Joseph chou-chou d’un vieillard ? Sûrement pas. Le fils des vieux jours de Jacob serait plutôt Benjamin, le jeune frère de Joseph. Mais surtout, les zeqounim, dans la vie d’un homme, ne sont pas les années du déclin et de la sénescence, mais au contraire les années où se développe et s’acquiert l’expérience spirituelle. De la même racine, les zeqanim sont les anciens, que nous allons trouver avec Moïse, ziqené israel, les “ anciens d’Israël ”. Ce nom donné aux anciens, littéralement les « mentons barbus », vient du symbole de sagesse représenté par cet attribut vestimentaire, porté par tous les Pharaons pour les désigner aux yeux du peuple comme la plus haute autorité spirituelle. Cette lecture est corroborée par le changement de nom spectaculaire entre le verset 2 et le verset 3 : c’est par Jacob que Joseph a été engendré, mais c’est Israël qui aime ce fils plus que tout. Et le motif de cette élection est évident : c’est à Joseph que Dieu parle dans ses rêves (ce qui déplaît tant à ses frères, auxquels Dieu ne parle pas), et c’est à lui que Jacob destine la bénédiction de l’héritage.

Ces deux versets nous disent encore que les engendrements (toledot) dont parle la Bible sont les engendrements à la vie de l’au-delà, engendrements que Dieu fait faire aux hommes, à chaque homme et à ses descendants, au moyen de la parole divine qu’il est invité à accueillir et à transmettre à ses fils. Il est visible, ici encore, que le droit du sang n’est pas le critère de transmission : on ne naît pas Hébreu, on le devient. Et nous pouvons mesurer ce qu’a dû être le désespoir de Jacob à la disparition de Joseph, quand aucun de ses fils ne lui paraissait plus apte à recevoir la bénédiction que Dieu lui demanderait de transmettre aux générations suivantes. C’est pourquoi la lecture de son testament, à la fin de la Genèse (chapitre 49), sera pour nous du plus haut intérêt pour comprendre l’histoire d’Israël et le sens de sa vocation.

Les soixante-dix Hébreux venus rejoindre Joseph en Égypte ne seront plus appelés Hébreux que très rarement, et l’Écriture, dès leur arrivée en Égypte, les désignera toujours comme fils d’Israël. On observe en effet que le mot « hébreu » n’apparaît que trente-quatre fois dans toute la Bible — il est notamment absent des deux livres des Chroniques —, contre plus de six cents fois l’expression « fils d’Israël ». Encore ces trente-quatre occurrences du mot « hébreu » sont-elles distribuées de manière très inégale : pour près des deux-tiers entre Genèse et Exode, où nous pouvons en circonscrire le sens, et pour un troisième petit tiers au Premier livre de Samuel, exception devant être faite pour quatre occurrences au masculin et deux au féminin, soit six emplois en quatre versets situés hors de ces trois livres, sur lesquels nous aurons à revenir en raison de leur poids dans la compréhension de l’histoire d’Israël.

Hébreux et fils d’Israël

Si Abram en son temps fut un cas unique, il n’en est plus de même au temps de Moïse, qui voit un Égyptien frapper l’un de ses frères Hébreux (Ex 2, 11). En quatre siècles, « ils » sont même devenus si nombreux qu’un “ Pharaon n’ayant pas connu Joseph ” déplore que les fils d’Israël soient devenus un peuple plus puissant que les Égyptiens (Ex 1, 9), et qu’il cherchera à limiter l’expansion de ce peuple en agissant auprès des deux sages-femmes des Hébreux (Ex 1, 15-19). Remarquons comme l’Écriture ne confond pas Hébreux et fils d’Israël, comment elle évite d’employer l’expression et même de suggérer qu’il y ait un « peuple hébreu ». Pour la Bible, il n’y a pas de peuple hébreu. Et Yhwh, s’adressant à Moïse, dira : “ Je t’envoie auprès de Pharaon, et tu feras sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël ” (Ex 3, 10).

Cependant, lorsque Yhwh envoie Moïse auprès de Pharaon (“ Tu iras, toi et les anciens d’Israël ”), il lui demande de parler au nom de YHWH, Dieu des Hébreux (Ex 3, 18). À la première audience Moïse commet l’erreur de dire “ YHWH, Dieu d’Israël ” (Ex 5, 1), erreur qui ne se reproduira pas aux audiences suivantes (5, 3) mais qui aura suffi à servir les desseins de Pharaon. Refusant de laisser partir tout le peuple qu’il a asservi à la production des briques, Pharaon, entendant à nouveau parler du Dieu des Hébreux (10, 3), donne accord sous réserve : Qui va partir ? (10, 8). Et quand Moïse précise que tout le peuple partira, avec petit et gros bétail, il restreint ironiquement son accord aux “ puissants ”, qui seuls pourront aller servir Yhwh, comme il a été demandé (10, 11). Qui sont ces “ puissants ”, sinon l’élite du peuple d’Israël ? Ce sont les membres de la délégation venue parler à Pharaon de “ YHWH, Dieu des Hébreux ”, c’est-à-dire Moïse et les anciens d’Israël (Ex 3, 16.18. etc.), expression qui reviendra une trentaine de fois dans la Bible. Les Anciens, les zeqanim, les « mentons barbus », voilà les Hébreux ; avec Moïse et Aaron, ils sont l’autorité spirituelle d’Israël aux yeux de tout le peuple.

Guidés par Moïse, que la Bible considère comme le plus grand des prophètes (Dt 34, 10), les fils d’Israël sont devenus un peuple qui marche avec Yhwh, comme Noé, homme juste, marchait avec la divinité révélée à sa génération. Et Moïse n’est pas seul à les guider, il marche avec Aaron et les Anciens, les zeqanim, qui vont recevoir, plus tard, une part de l’esprit que Yhwh avait mis sur Moïse et qui prophétiseront, eux aussi (Nb 11, 25). Peut-être l’ont-ils oublié, mais longtemps avant eux, leur père Abraham était déjà prophète. Il est temps maintenant de le remarquer et d’en tenir compte : le tout premier prophète cité par la Bible est Abraham.

Le prophète et le prêtre

Le mot prophète entre dans la Bible lorsque Dieu demande à Abimélek de faire revenir Sarah vers Abraham, qui la lui avait présentée comme sa sœur : Fais revenir la femme de cet homme, car il est prophète : il priera pour toi et tu vivras. Mais si tu ne fais rien, sache que tu mourras, toi et les tiens. (Gn 20, 7). Nous apprenons ici que le prophète est d’abord celui qui intercède auprès de Dieu par sa prière en faveur de son prochain. Déjà, au moment où Dieu envisageait la destruction de Sodome et Gomorrhe, Abraham, soucieux de son neveu Lot qui demeurait à Sodome, avait intercédé auprès de son Seigneur afin que le juste ne périsse pas avec le coupable (18, 20-33). Et nous le voyons ici, plus tard, prophète désigné, intercéder en faveur d’Abimélek : Abraham intercéda auprès de la divinité, et Dieu guérit Abimélek (20, 17). On appréciera la pédagogie divine enseignant à Abraham comment intercéder par la prière en faveur d’autrui. Car ce n’est pas la prière d’Abraham qui fait agir Dieu pour guérir Abimélek, mais bien l’action divine, telle qu’elle fut annoncée à Abimélek, qui inspire et fait prier Abraham, instrument consentant de cette action de guérison. Le prophète est l’instrument de Dieu construisant l’unité de la communauté humaine.

Si le prophète est le « voyant Dieu » (cf. 1 Sam 9, 9), celui qui parle à Dieu pour les hommes, il est aussi celui qui parle pour Dieu aux mêmes hommes. Ce qui nous est confirmé avec la seconde occurrence du mot, quand Moïse se dit incapable de parler à Pharaon : YHWH dit à Moïse : « Vois ! Je te fais Dieu pour Pharaon, et Aaron ton frère sera ton prophète » (Ex 7, 1). Or Aaron va devenir le premier des prêtres d’Israël, et ce verset prépare le plan que Dieu demandera plus tard à Moïse de présenter à Israël :

Moïse est monté vers la divinité.
YHWH l’appelle, depuis la montagne, disant :
“ C’est ainsi que tu parleras à la maison de Jacob, que tu montreras aux enfants d’Israël :
« Vous avez vu ce que j’ai fait à l’Égypte ;
« que je vous ai portés sur les ailes des aigles ; que je vous ai fait entrer vers moi ;
« Eh bien maintenant, si à l’entendre vous écoutez ma voix ; si vous gardez mon alliance ;
« Alors vous êtes pour moi un trésor, entre tous les peuples ; car toute la terre m’appartient,
« et vous, vous deviendrez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte. »
Voilà les paroles que tu diras aux enfants d’Israël. ”

(Exode 19, 3-6)

Quand le prophète est celui qui parle au monde au nom de la divinité qui se révèle à lui, le prêtre (kohen) apparaît ici comme l’homme choisi pour être le relais du prophète auprès de ceux qui ne sont pas Hébreux. Dieu avait demandé à Moïse de parler aux enfants d’Israël (Ex 3, 15), de rassembler pour cela les Anciens et de leur dire : “ YHWH, Dieu de vos pères, m’est apparu ” (Ex 3, 16), puis d’aller avec eux voir Pharaon, prince du monde étranger où ils vivent, pour lui dire : “ YHWH, Dieu des Hébreux, nous a appelés ” (Ex 3, 18). Parallélisme éclairant de ces deux derniers versets ! Par quoi nous comprenons que les Anciens sont bien Hébreux à qui Dieu parle, ne serait-ce, pour le moment, que par la voix de Moïse ; et que ces Hébreux, anciens d’Israël, sont bien relais du prophète auprès de ce monde étranger, ne serait-ce que par la voix, en anticipation, du prêtre Aaron. Ainsi, au chapitre 3 de l’Exode, Dieu agit sur l’Égypte au moyen de Moïse, d’Aaron et des Anciens, préparant alors son action future sur tous les peuples de la terre au moyen du peuple d’Israël devenu communauté de prophètes et de prêtres ; et au chapitre 19, ce projet est exposé, proposé à tout le peuple : « Soyez pour Yhwh un peuple de prêtres, régnant sur le monde en tant que nation sainte ». En cet instant solennel, tous les fils d’Israël sont appelés à devenir une communauté d’Hébreux, un peuple uni devant Yhwh, un corps saint, un corps prophétique et sacerdotal pour le salut du monde (cf. note 3).

La fin des Hébreux

On se souvient de la réponse enthousiaste des fils d’Israël : Tout le peuple unanime répondit : « Tout ce que YHWH a dit, nous le ferons ! » (Ex 19, 8a). Mais on se souvient aussi de ce que ces promesses, pourtant renouvelées (Ex 24, 3 & 7), ne furent jamais tenues, ni pendant, ni après les quarante années de leur exode au désert, et combien les fils d’Israël, en n’écoutant pas la voix divine, ont irrité Yhwh, de plus en plus au cours de leur longue histoire, allant jusqu’à lapider les prophètes qui leur étaient envoyés. C’est pourquoi Israël n’est jamais devenu ce peuple d’Hébreux, de Passeurs, par lequel Dieu voulait faire monter la terre jusqu’au ciel. Ce retard dans le plan divin apparaît à plusieurs reprises dans la Bible (notamment Ps 95, 10-11), nous le verrons dans la suite de l’histoire, mais déjà, au cours de cette même théophanie sur la montagne, il est annoncé — quoique de manière assez sibylline. Aux versets 12a et 13b, Yhwh dit à Moïse : Tu fixeras des limites autour du peuple, leur disant « Gardez-vous de monter à la montagne »  […] ; c’est dans le prolongement du jubilé, eux, qu’ils monteront à la montagne. Bien que Moïse eût fait part à Yhwh de l’accord enthousiaste du peuple pour se préparer à monter selon les instructions divines (versets 10 et 11), Yhwh ne donne pas suite, et seuls en ce jour, Moïse, Aaron et les prêtres, sont montés à la montagne.

Les Hébreux ont cependant occupé une place de plus en plus grande au sein du peuple d’Israël. On trouve au Deutéronome un verset révélateur à cet égard :

Quand l’un de tes frères hébreux, homme ou femme, te sera vendu, il te servira six années,
mais la septième année, tu le renverras libre de chez toi.

(Deutéronome 15, 12)

On le voit, la qualité d’Hébreu n’est plus réservée aux seuls Anciens, aux seuls « mentons barbus », aux zeqanim israel. Tous les fils d’Israël peuvent être Hébreux désormais, hommes ou femmes, et ce progrès peut se comprendre comme acquis des quarante années de l’Exode avec Moïse, nous souvenant que c’est au livre des Nombres que nous avons vu pour la première fois les Anciens prophétiser (11, 25), et Moïse prier que tout le peuple puisse prophétiser avec eux (11, 29) — ce qui scandalisait certains. La période des Juges, notamment, puis des Rois, par la suite, verra largement encore se développer cette relation mystique que les membres du peuple, hommes et femmes, sont devenus capables d’entretenir avec leur Seigneur Yhwh, dans l’exercice d’un culte suivi, office liturgique des kohanim, les prêtres. Pourtant, le peuple entier ne deviendra jamais “ royaume de prêtres et nation sainte ” selon l’appel de Yhwh. On trouve chez Jérémie, en contrepoint du verset qui vient d’être cité, ce reproche qui prépare la sanction divine sur laquelle nous reviendrons :

Ainsi parle YHWH, le Dieu d’Israël :
C’est moi qui ai fait alliance avec vos pères, au jour où je les ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison des esclaves, leur disant :
« Au bout de sept ans, vous renverrez chacun son frère hébreu, celui qui t’a été vendu ; il te servira six années, et tu le renverras libre de chez toi. »
Mais vos pères ne m’ont pas écouté, ils n’ont pas tendu l’oreille.

(Jérémie 34, 13-14)

Avant qu’éclate la sanction divine, les Hébreux ont cependant longtemps survécu, au milieu du peuple, prêtres, prophètes ou simples voyants, tous dans la fidélité à l’alliance divine qui conduira Israël jusqu’à son unité, sous le règne de David. À la faveur de cet apogée spirituel se développe la Bible, œuvre de Dieu dont ces Hébreux furent l’instrument, et c’est avec le roi Salomon, fils de David, qu’en seront fixés les principaux textes tels que nous les connaissons encore aujourd’hui, pour l’essentiel. Mais aussitôt, dans la sénescence de Salomon, commence le long déclin d’Israël. À sa mort, l’unité du royaume éclate en une scission entre Nord et Sud. Et pendant près de trois siècles, dans une succession de rois qui font ce qui est mal aux yeux de Yhwh, la vie spirituelle s’estompe, la société s’affaiblit et devient une proie facile pour les peuples voisins. Israël disparaît avec le temps, d’abord sous occupation militaire, puis dans une première déportation (royaume du Nord) et finalement dans la déportation totale, à Babylone, des restes du royaume de Juda. C’est au cours de la phase ultime de ce désastre que le prophète Jérémie nous parle des Hébreux pour la dernière fois. C’est aussi au cours de la même période que paraîtront les Juifs, initialement les habitants du territoire de Juda. Désormais, on ne parlera plus d’Hébreux que par habitude culturelle (cf. note 4), en désignant ainsi des kohanim, prêtres successeurs d’Aaron, qui reproduisent la Parole héritée avec une louable application mais auxquels, depuis bien longtemps, Dieu ne parle plus parce qu’ils sont devenus sourds, comme nous le dira Isaïe. La Bible est désormais semence close, source scellée que nul ne sait ouvrir. Et la vocation des Juifs sera de la transmettre au monde, sans déformation, sans altération, protégée des affronts du temps par une carapace impénétrable. Jusqu’à ce qu’un nouveau Moïse, sur ordre divin, frappe ce rocher de son bâton, et que jaillissent à flots inépuisables les eaux de la nouvelle source vive.

*



à suivre : Deuxième partie - Israël )    




Notes
Note 1
Dans le verset Gen 10, 21, le verbe engendrer est sous une forme grammaticale qui invite, elle aussi, à comprendre que c’est Dieu qui engendre, et non l’homme. Le verset dit littéralement, de manière impersonnelle : Et pour Sem aussi il a été engendré, pour lui, le père de tous les fils de Héber, etc.
Cette forme passive (intense, le Poual) n’est pas très fréquente avec ce verbe. Observons d’abord que sous la forme active correspondante, le Piel, ce verbe ne se rencontre qu’au participe féminin, employé comme substantif pour désigner une sage-femme (accoucheuse), sauf un emploi à l’infinitif (Ex 1, 16) qui exprime l’action pratiquée par la sage-femme en exercice (accoucher une parturiente). Parallèlement, dans la forme passive, le verbe vise l’homme pour qui un enfant naît — d’une femme dont l’identité n’est pas toujours indiquée.
Employer le mode passif intense pour exprimer qu’un homme engendre ne relève pas d’un banal hébraïsme, car la Bible emploie, en général, le mode simple indirect (Hiphil, i.e. faire enfanter une femme) ou le passif simple (Niphal) : il naquit à Joseph Ephraïm et Manassé (Gn 46, 20). Le mode intensif, beaucoup plus rare, exprime autre chose que la seule passivité masculine. Premier cas rencontré : Et pour Set, lui aussi, a été engendré un fils, qu’il appela du nom de Énosh. Alors a été invoqué pour la première fois le nom de YHWH. (Gn 4, 26). C’est parce que la divinité est invoquée, par un homme qui pour la première fois nomme un autre homme, son fils (avant cela, l’homme n’invoquait Dieu que pour nommer des animaux - Gn 2, 19-20), que s’instaure et se construit la relation spirituelle de père à fils. Dans un tel enfantement l’homme est passif, c’est Dieu qui est acteur principal et véritable auteur de l’engendrement (ce que la femme confirme elle aussi, quand Ève dit après l’enfantement de Caïn, j’ai acquis un homme avec YHWH, en Gen 4, 1), et cette forme du verbe engendrer exprime, en somme, que Dieu est l’accoucheur de l’homme qui engendre. Les animaux se reproduisent, seul l’homme engendre.
Le mode Poual du verbe engendrer traduit donc une action divine invisible qui répond à l’homme ayant invoqué la divinité. La seule (mais indispensable) participation volontaire et consciente de l’homme à cette action divine est son acquiescement, son fiat ; c’est cet agrément qui marque l’action humaine d’engendrer. L’engendrement de l’homme à la vie spirituelle peut emprunter le chemin de l’enfantement physique d’une mère (cas général) mais il s’en distingue, et il peut franchir les générations. C’est le cas de la paternité de Sem. Tous les fils de Héber sont engendrés pour Sem dans son acte unique, conscient et volontaire (et qui se révèlera immensément fécond), d’invoquer la divinité, ce qu’il fait en suivant la parole du Dieu révélé à son père Noé, au lieu de suivre les errements de sa génération (errements de son frère Cham). Le support physique de la reproduction animale ne se confond plus avec l’engendrement, qui se réalise aussi par de tout autres voies. L’engendrement de l’homme est le fruit des entrailles (Ps127, 3), c’est-à-dire le fruit du tréfonds du cœur de l’homme.
Cette formule d’engendrement spirituel n’est pas employée au hasard dans la Genèse. Après l’engendrement d’un fils, pour la première fois, pour Set (4, 26), des filles aussi sont engendrées pour les hommes (6, 1). Puis viennent les « fils de Héber » engendrés pour Sem (10, 21), et l’on passe directement aux deux fils qui furent engendrés pour Héber (10, 25), Péleg et Yoqtan ; on ne trouve rien ensuite jusqu’à Rébecca (24, 15) qui fut engendrée pour Bethuel, neveu d’Abram fils de son frère Nachor ; la sixième occurrence de la formule concerne les douze fils qui furent engendrés pour Jacob (35, 26). Nous souvenant que Péleg est l’ancêtre d’Abram, nous voyons ainsi que l’engendrement spirituel venu de Set, révélé avec Sem, est passé par Héber (sans que rien ne soit dit du contenu transmis), pour aller irriguer les futurs Hébreux jusqu’aux fils d’Israël, par Abraham mais pas à sa naissance, et en sautant quelques générations. Abram, premier Hébreu cité, n’est pas le passage obligé, et le nom de Rébecca rencontré ici nous amène à souligner le rôle essentiel que celle-ci a joué dans l’héritage spirituel reçu par son fils Jacob et transmis par Israël aux Hébreux (voir Deuxième partie).

Le Psaume 87, avec trois emplois du verbe au Poual (versets 4, 5 et 6), offre une magnifique lecture de ce mode d’engendrer. Il chante la gloire de Sion parmi toutes les demeures de Jacob :
Je me souviens de la fière Égypte et de Babel, pour qui me connaît.
Voyez Phelèshèt et Çor avec Koush :
Untel, il a été engendré là.
Mais de Sion, il est dit : un homme, un vrai homme, est engendré en elle !
Et celui qui l’affermit, c’est le Très-Haut.
C’est YHWH, qui inscrit au registre des peuples :
Untel a été engendré là.
Aucun lieu de formation spirituelle ne vaut Sion, car c’est là que Dieu lui-même engendre l’homme.
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Note 2
Le verset Gen 17, 2 dit bien “ Je vais te multiplier  ”. C’est Dieu qui parle et qui sera l’acteur de cette multiplication.
On ne confondra pas cette parole divine avec celle de Gen 1, 28, où Dieu dit aux « adam » mâle et femelle qu’il vient de créer : “ Multipliez-vous ”, le verbe étant alors à l’impératif. Au contraire, ici, le verbe est au futur, avec nuance volitive. Il ne s’agit pas du tout d’une action de l’homme, Abram, mais d’une action divine. C’est pourquoi, après qu’Abram se soit prosterné face contre terre (verset 3), comme un homme qui se soumettrait à un ordre, Dieu apporte une précision au verset suivant (17, 4) dont le premier mot, “ moi-même ”, écarte toute ambiguïté : « C’est moi-même qui vais te multiplier ».
On notera aussi que le verbe multiplier est ici à la forme factitive, ce qui appelle une traduction plus précise, comme « Je vais te rendre multiple » ou bien « Je vais faire que tu te multiplies ». La forme verbale de l’hébreu indique que Dieu agit de manière indirecte, au moyen d’un instrument. Et naturellement, l’instrument de cette action sera le couple Abraham et Sarah, comme le montrera la naissance d’Isaac. Mais l’« instrument » doit être consentant, et la réponse d’Abraham à cette annonce de l’action divine sera essentielle. C’est en accédant à la circoncision, signe de l’alliance, qu’Abraham marquera son adhésion à la parole divine et son accueil du don de Dieu. Dieu peut alors, selon sa promesse (verset 6 : “ Je te ferai porter du fruit à l’infini ”), rendre le couple fécond malgré son grand âge.
Pourtant, la portée de cette fécondité est infiniment plus grande. Car Dieu donne à Abram une vocation nouvelle très au-delà du peuple d’Israël, sa descendance génétique : Mon alliance avec toi, c’est de te faire père d’une multitude de nations. Cette vocation est alors inscrite dans le nom qui lui est donné (Ton nom sera Abraham), afin que les nations sachent qu’en invoquant ce nom, tout homme répond à l’appel divin et devient héritier d’Abram l’Hébreu.
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Note 3
Faute de mieux, nous avons traduit l’hébreu mamlèkhèt kohanim de façon littérale, « royaume de prêtres ». Mais cette expression contient le double piège des notions de royauté et de prêtrise, qu’il faut replacer dans le contexte biblique où elles ont été dites, alors qu’elles ont subi, depuis près de trente siècles, les déformations considérables dues aux refus des fils d’Israël de suivre la parole divine.
La fonction du prêtre, kohen, apparaît en Gn 14, 18 (première occurrence) lorsqu’il nous est dit que Melki-çédeq est prêtre du Dieu Très-Haut. C’est lui qui, devant Abram, met en évidence l’action divine (la victoire d’Abram sur les ravisseurs de son neveu Lot est une action divine) que l’homme est incapable de percevoir seul, aveuglé par la tentation de s’en attribuer les mérites. C’est donc le premier rôle du prêtre (au besoin par le prophète), lui qui est en relation avec Dieu, de comprendre et d’expliquer la parole et donc l’action divine (dabar). Il est impossible à l’homme de monter vers Dieu sans cette préparation du kohen à la vie en éternité, le mot ayant précisément ce sens : le kohen est le « préparant », qui apprête les hommes pour la rencontre avec Dieu.
En même temps, Melki-çédeq est roi de Salem, littéralement roi de l’apaisement, et son nom signifie mon-roi-est-justice. Sa fonction de roi consiste à gouverner les âmes qui attendent de lui qu’il les conduise à l’apaisement de la vie en éternité, en leur enseignant la voie juste, en leur disant où aller, comment se conduire (verbe halakh, d’où est venu le mot mèlèkh, un roi). Melki-çédeq est donc le modèle parfait du peuple de prêtres que Dieu propose aux fils d’Israël de devenir (Ex 19, 6).
La royauté est un service aux hommes qui ont soif de vie et veulent un berger ; mais elle est devenue, hélas ! une porte d’accès aux ambitions personnelles et aux intérêts dominateurs.
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Note 4
Il semble que depuis l’origine les fils d’Israël aient été appelés Hébreux bien que quelques uns seulement parmi eux aient entretenu une relation mystique suivie avec Dieu. C’était probablement déjà le cas au temps de Joseph, où la notoriété d’Abraham, Isaac et Jacob, devait être suffisante pour que l’on parle « des Hébreux », en désignant ainsi les soixante-dix menbres de la famille qui n’étaient certainement pas tous prophètes ou voyants.
Pendant le règne de Saül, au premier livre de Samuel, les Hébreux sont cités à huit reprises. Il s’agit manifestement d’une métonymie qui désigne l’ensemble des fils d’Israël (le camp des Hébreux, 1 Samuel 4, 6), hébreux ou non. Dès le règne de David, cette pratique disparaît, et le mot « hébreux » ne figure plus dans aucun livre historique ; on ne le trouve plus que dans deux versets du livre de Jérémie (34, 9 et 14) et un verset du livre de Jonas (1, 9).
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