Lhistoire de Noé est universelle. Rares sont les cultures ou les religions du monde à ignorer ce héros : quil se nomme Outa-Napishtim dans lépopée de Gilgamesh, ou bien Manu chez les brahmanes hindous, il est celui qui dut affronter un déluge exterminateur auquel rien ne survécut de la création première, et qui en réchappa cependant, grâce à la protection des dieux. Pour Noé, ce salut miraculeux passait par une arche flottante construite sur instruction du Dieu unique, afin déchapper à lextermination, lui et sa famille, avec toutes les semences de vie du règne animal.
La Bible donne une lecture spirituelle de ce terrible jugement. Dieu constate que la terre des humains sest entièrement pervertie en intentions mauvaises, à lexception dun seul de ces humains, Noé, homme juste, [qui] vivait intègre, au milieu de sa génération [corrompue] : avec les dieux marchait Noé (Genèse 6, 9). La foi de ce juste car cest bien de foi quil sagit pour celui qui ne marche pas avec les erreurs de son temps, mais qui sappuie plutôt, à chaque instant, sur les indications de la divinité révélée à sa génération : les dieux, ha-élohim , la foi de ce juste a permis que toute la création soit sauvée de lanéantissement. Une création nouvelle va se lever, dès que sapaiseront les eaux tumultueuses. Alors, nous dit lÉcriture :
Dieu se souvint de Noé,
de tous les vivants et de tout le règne animal,
avec lui dans larche.
Alors, Dieu fit passer un souffle sur la face de la terre,
et les eaux se calmèrent.
(Gn 8, 1)
En cet instant où Dieu se souvient de Noé, est mis en œuvre le projet nouveau qui conduira la création tout entière jusquà la lumière divine. La première humanité défaillante est retournée au désordre des origines, et voici que nous retrouvons ce geste divin en faveur de la création naissante, quand la terre nétait que tumulte bouillonnant, désolation et chaos (tohu-bohu), et que lesprit de Dieu, le souffle dÉlohim caressait la face des eaux (Gn 1, 3). À nouveau, dans ce même et premier mouvement de tendresse, ici encore, Dieu caresse la face des eaux. Dieu fait passer un souffle sur la face de la terre, et le tumulte bouillonnant se calme, les eaux du déluge refluent.
Dieu fait passer un souffle. Le radical du verbe passer , 'abar, apparaît ici pour la première fois. Il est à la forme causative (ou factitive), ce qui signifie que laction est conduite par lintermédiaire dun instrument. Dieu caresse le désordre agité de la face des eaux, au moyen du vent quil fait souffler. Si le texte ne dit plus que ce souffle est celui dÉlohim, comme au début de la Genèse, personne nen doute cependant : Dieu a la totale maîtrise de ce souffle, dont il est le créateur. Et laction divine, ici, à travers ce fait banal dun vent asséchant une terre inondée, annonce les intentions de Dieu sur lhomme quil a créé et dont il maîtrise lévolution : faire passer sa créature bien-aimée, faire passer lhomme renaissant, dun univers de désordre où il est prisonnier des menaces de la corruption, aux apaisements de la béatitude céleste.
Faire passer. Nous voyons bien que Dieu lui-même est le moteur de cette action qui vise à propulser lhomme jusquau ciel, mais quel en est linstrument ? Quel sera le souffle « passeur » qui mènera les hommes au-delà des eaux amères de la mort ? Ce passeur doit être lui-même capable de passer jusquà cet au-delà, grâce à son écoute des instructions divines auxquelles il se livre entièrement, en instrument docile ; et capable aussi de guider, de conduire ses frères humains en déchiffrant pour eux la Parole qui leur enseigne les modalités du voyage. Car il ne sera pas le guide dun voyage sans retour, comme était le Caron des Grecs faisant franchir aux morts les eaux du Styx dont on ne revient pas, mais il leur enseignera comment monter et descendre sur cette échelle quon nommera, plus tard, léchelle de Jacob, qui relie la terre et le ciel.
Il fallait un passeur pour apprendre, et pour enseigner aux hommes, à franchir les passerelles vers lau-delà. Alors Dieu suscita un peuple, les Hébreux. Leur nom est issu du verbe 'abar, « passer ». Ils sont descendants de Noé. Ce sont les Hébreux, les Passeurs.